4 novembre 2021 - UNIGE

 

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«Il n’y a pas de plus bel hommage pour une œuvre de pensée que de la discuter»

Le colloque «Le nouveau siècle de Jean Starobinski» rend hommage à une figure tutélaire de l’UNIGE. Organisé par la Faculté des lettres du 10 au 13 novembre, il vise à interroger la critique littéraire contemporaine et la signification des études humanistes dans ce siècle tourmenté.

 

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Jean Starobinski. Photo: M. Braun

 

Durant quatre jours, du 10 au 13 novembre, la Maison Rousseau et Littérature accueille un colloque international qui rend hommage à Jean Starobinski. Une manière de célébrer non seulement sa mémoire, mais aussi de remettre sa pensée dans le débat contemporain et de replacer son œuvre face aux urgences du présent. Entretien avec Martin Rueff, professeur au Département de langue et littérature françaises modernes et coorganisateur de l’événement.

 

LeJournal: Pourquoi avoir intitulé ce colloque «Le nouveau siècle de Jean Starobinski»?
Martin Rueff:
 Ce titre étrange et paradoxal pourrait suggérer une continuité, une permanence, un renouvellement de siècle en siècle. Il n’en est rien. Une inquiétude l’habite – celle qui donne naissance au colloque et nous anime peut-être. Le siècle de Jean Starobinski n’est pas tant le siècle d’une vie (cette dernière s’inscrit entre deux dates: 17 novembre 1920, 4 mars 2019) que celui, court cette fois (il correspond peu ou prou à la production de Jean Starobinski, entre 1960 et 2000), qui fut comme un siècle d’or et qui a correspondu au moment où les dialogues entre la littérature et les sciences humaines étaient heureux. Ce siècle que Starobinski incarne fut celui où le/la critique littéraire était un-e interlocuteur/trice majeur-e sinon privilégié-e des savoirs de l’homme. Quand on considère la renommée de La Transparence et l’obstacle, la thèse que Jean Starobinski consacra en 1957 à Jean-Jacques Rousseau, on constate que le critique attirait l’attention des philosophes, des historien-nes, des psychanalystes – Michel Foucault, Jacques Derrida, mais aussi Charles Taylor virent dans ce livre un chef-d’œuvre. Ce siècle est celui d’une évidence partielle mais tenace du rôle des études littéraires au sein des cultures. Cette évidence n’est plus et le nouveau siècle de Jean Starobinski est un siècle inquiet où les études littéraires sont toujours interrogées à travers le schème passe-partout de crise. Le nouveau siècle de Jean Starobinski est aussi celui des ouvertures et des arrachements conscients. C’est pourquoi il ne s’agit pas tant, lors de ce colloque, de commémorer que d’interroger et d’aller de l’avant. Il n’y a pas de plus bel hommage pour une œuvre de pensée que de la discuter pour la relancer.

Pourquoi la figure et l’œuvre de Jean Starobinski sont-elles devenues si importantes?
Son œuvre considérable compte une trentaine de livres et plus de 800 articles. Il a renouvelé la connaissance de Rousseau (La Transparence et l’obstacle, 1957, est un classique de la littérature critique du XXe siècle), changé notre regard sur le XVIIIe siècle (avec L’Invention de la liberté, 1964; 1789 – Les Emblèmes de la raison, 1973; Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, 1989). Il a offert nombre d’études décisives sur de grands auteurs: Montaigne, Baudelaire, Diderot. On lui doit des contributions décisives sur l’histoire de la médecine (L’Encre de la mélancolie, 2012, et Le Corps et ses raisons, 2020). Mais il a aussi doté quiconque se voue à la critique d’études précieuses aussi fines que rigoureuses – des bréviaires que chérissent les étudiant-es de sciences humaines (La Relation critique, 1970 et 2000). Ses écrits sur les arts ont été réunis récemment dans La Beauté du monde, la littérature et les arts (2016). La plupart de ses livres sont traduits dans une vingtaine de langues.

Jean Starobinski a renouvelé notre intelligence du XVIIIe siècle. Son XVIIIe siècle est celui de la critique et de la fête, de la raison et de la joie, de l’émancipation par le gai savoir et les plaisirs partagés. Ce n’est pas la dialectique des Lumières que dénoncent Adorno, Horkheimer et Lacan, qui associaient hâtivement Kant et Sade. Son XVIIIe siècle est celui de Rousseau, de Montesquieu, de Diderot, de Tiepolo et de Guardi, des ombrages de Watteau et des instants de Fragonard, du génie de Chardin et des portraits de Greuze. C’est aussi celui du style de la volonté, des rêves urbains et de l’utopie, des cauchemars de la raison peints par Goya, des cérémonies mystérieuses et joyeuses de Mozart. D’un de ses XVIIIes siècles, Jean Starobinski sut écrire qu’il voyait dans la poésie et les arts «l’impérieuse domination de la passion». C’est parce qu’on ne saisit pas combien la passion de la langue anime le XVIIIe siècle qu’on s’étonne qu’un spécialiste des Lumières ait été un critique si attentif à la poésie (admirateur de Baudelaire et de Valéry, il fut proche de Jouve, de Bonnefoy et de Jaccottet mais aussi de Michaux et de Deguy). Il sut dire l’urgence du poème face à l’incendie des événements. Un XVIIIe siècle ouvert sur les passions, la sensibilité et le poème, qui l’eût cru? Il y a plusieurs XVIIIes siècles chez Jean Starobinski et c’est pourquoi il faut revenir à lui qui a connu tant de XXes siècles.

En quoi Jean Starobinski incarne-t-il la tradition humaniste?
Son œuvre immense est devant nous, son goût de la liberté est une leçon constante, ses exigences intellectuelles font de lui un grand modèle. Nous voulons rester sous le charme et l’autorité de son regard. «Il n’est pas facile, écrivait-il dans Le Voile de Poppée, de garder les yeux ouverts pour accueillir le regard qui nous cherche. Sans doute n’est-ce pas seulement pour la critique, mais pour toute entreprise de connaissance qu’il faut affirmer: ‘Regarde afin que tu sois regardé-e’.» Tout ce qu’écrit Jean Starobinski nous regarde.

LE NOUVEAU SIÈCLE DE JEAN STAROBINSKI

Colloque organisé par Martin Rueff et Julien Zanetta

10-13 novembre | Maison Rousseau et Littérature (MRL), 40 Grand-Rue, Genève | Sur inscription et en ligne


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