05 mai 2022 - Melina Tiphticoglou

 

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Protection de l’enfance, entre assistance et coercition

L’exposition virtuelle «Invisibles? Mémoires de jeunes filles (dé)rangées, Genève, 1900-2000» retrace l’histoire des politiques publiques de protection de l’enfance au XXe siècle, croisée avec des récits biographiques puisés dans le contexte romand et genevois.

 

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Noémie a 16 ans lorsqu’elle est placée par le Tuteur général Au Bon Pasteur de Chambéry, une congrégation pénitentiaire pour filles. Illustration: «Au Bon Pasteur» ©Elisabeth Voyame

 

Que faire des enfants et des jeunes en danger ou qui dérangent? À la fin du XIXe siècle, l’ensemble des sociétés occidentales se décide à agir pour sauver les mineur-es des risques qui les menacent: précarité sociale ou familiale, errance, abandon ou délinquance. C’est ainsi qu’émergent, au début du XXe siècle, les premières politiques publiques de protection de l’enfance qui vont s’affirmer tout au long des décennies suivantes. Une exposition virtuelle de l’UNIGE présente un pan de cette histoire méconnue en restituant les principaux tournants de ces politiques, qu’elle croise avec des récits biographiques construits à partir des archives locales.
«Notre intention était de valoriser une partie des résultats d’une recherche sociohistorique, menée par la Haute École de travail social (HETS) Genève et l’UNIGE, qui vise à comprendre dans quelles mesures les autorités ont recours à la force pour protéger les individus, en l’occurrence les jeunes et les enfants», explique Joëlle Droux, co-commissaire de l’exposition et chercheuse dans l’Équipe de recherche en histoire sociale de l’éducation (Erhise) à l’UNIGE.

 

Invisibles? Mémoires de jeunes filles (dé)rangées, Genève, 1900-2000 s’attache tout particulièrement à mettre en lumière les spécificités des trajectoires féminines et donne à voir les mécanismes d’invisibilisation et d’exclusion qui pèsent spécifiquement sur les jeunes filles prises en charge par ces dispositifs de protection de l’enfance. «En nous intéressant à la mise en œuvre de ces normes sur le terrain, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait d’importantes différences de traitement entre les filles et les garçons», commente Olivia Vernay, co-commissaire de l’exposition qui mène une thèse en lien avec le projet de recherche cité plus haut.

Un siècle de politiques publiques
C’est à la fin du XIXe siècle que l’ensemble des sociétés occidentales se décide à agir pour protéger les mineur-es. La grande diversité des dispositifs mis en place poussera les milieux concernés à s’organiser internationalement, ce qui aboutira, en 1923-24, à la Déclaration des droits de l’enfant. Dans les années 1930 à 1950, la Suisse romande se dote de structures adéquates (Tuteur général, foyers pour adolescent-es en difficulté, centre de formation pour éducateurs/trices, etc.). Entre 1960 et 1970, les valeurs traditionnelles vacillent. Des dispositifs plus intégratifs et émancipateurs sont mis en place qui permettent désormais l’instruction et la formation des jeunes suivi-es. Ces transformations sociétales débouchent sur une révision du Code pénal et du Code civil. Dans les années 1980 à 2000, les réformes se poursuivent en même temps que la société voit s’adoucir le contrôle social sur les mœurs et les comportements, laissant plus d’espace aux libertés et aux choix individuels.

L’exposition met en regard ces normes, évoluant au gré des époques, avec les réalités de quatre jeunes filles dont on découvre les portraits, enrichis par les dessins d’Elisabeth Voyame. Leurs histoires, tirées des archives des services de protection des mineur-es, sont à la fois vraies et fictives. En effet, pour en faire le récit sans exposer celles qui les ont vécues, les noms ont été changés, les dates modifiées, les dossiers mélangés, en veillant à ne pas en augmenter ou en diminuer la gravité. «Nous avons été frappées par la similitude des expériences et des phénomènes subis par ces jeunes filles, y compris à travers le temps», commente Joëlle Droux.

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Laurine est l'une des quatre jeunes filles dont on découvre le portrait dans l'exposition. Elle naît à Genève en 1949 d’une mère célibataire qui la place à la pouponnière dès sa naissance. À 8 ans, elle rejoint un foyer d’enfants, puis le Tuteur général la place dans une famille d’accueil fribourgeoise où elle subira un viol. Entre 12 et 15 ans, elle passe par une institution vaudoise, puis genevoise (La Pommière), et enfin fribourgeoise (Au Bon Pasteur). Contre l’avis du corps médical, elle est alors internée à la clinique psychiatrique de Bel-Air et alternera, jusqu’à ses 18 ans, les placements en institutions fermées et les internements en psychiatrie, multipliant les fugues. Plus aucun établissement helvétique ne veut la prendre en charge, lorsqu’un juge de la Chambre pénale ordonne son internement à la Colonie de Rolle, une prison vaudoise pour femmes. Illustration: «La parole annihilée» ©Elisabeth Voyame

Dimension genrée
Au fil du siècle, la société est de plus en plus à l’écoute et accorde de plus en plus de moyens à la protection de l’enfance. Cependant, si les intentions s’adressent aux deux sexes, force est de constater un différentiel genré au niveau de leur mise en application. Les garçons bénéficient d’offres plus diversifiées, de prises en charge éducatives ou de suivis en ambulatoire. Les jeunes filles, quant à elles, en raison d’un manque important de places institutionnelles, subissent très souvent des prises en charge inadaptées, comme l’internement en psychiatrie ou la prison. «On parle beaucoup de réinsertion professionnelle pour les garçons, alors que les filles sont cantonnées aux rôles de ménagères ou de futures mères de famille, note Olivia Vernay. Cela explique qu’on ne développe pas les mêmes moyens institutionnels et éducatifs à leur égard.»

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L’avenir tout tracé des petites filles, article paru dans «L’Écho Illustré», sur le Salon des arts ménagers, 1954. Source: Bibliothèque de Genève

S’ajoutent à cela des représentations genrées. «Pour des jeunes filles, avoir des attitudes provocantes, être soupçonnées d’inconduite sexuelle ou fuguer sont des critères de déviance et donc des motifs d’internement, développe Olivia Vernay. Un garçon qui fugue ne subit pas le même jugement.» C’est ainsi que 90% des jeunes orienté-es vers la psychiatrie sont des filles. Laurine, dont on découvre le parcours dans l’exposition, est internée à l’âge de 15 ans sur la demande du Tuteur général. Un rapport du psychiatre de Bel-Air, tiré des Archives d’État de Genève, confirme que la prise en charge n’est pas adaptée à sa situation: «[Laurine] est saine d’esprit […], en pleine phase d’adolescence. Elle est enfermée dans une chambre la plupart du temps; aucune mesure pédagogique ou professionnelle ne lui est applicable dans le cadre de l’hôpital psychiatrique, et la prolongation de la situation actuelle lui est néfaste.» Jusqu’en 2013, date depuis laquelle les internements psychiatriques de plus de quarante jours doivent systématiquement être validés par l’autorité judiciaire civile, il n’était pas rare que des jeunes filles mineures soient internées durant deux ans, sans pouvoir bénéficier d’aucune forme d’éducation, avec un effet durable sur leur vie d’adulte.

Cette situation est connue des professionnel-es, qui la dénoncent depuis les années 1960 et demandent une amélioration de l’offre, notamment par la création d’institutions éducatives fermées pour les filles et de foyers thérapeutiques pour les adolescent-es. Pourtant, d’après Olivia Vernay, la situation n’a que peu évolué. Depuis 2000, La Clairière, un centre éducatif fermé de détention et d’observation pour mineur-es, accueille des jeunes filles, mais les places sont rares et accordées en priorité pour les situations pénales. Un foyer thérapeutique pour adolescent-es (celui de l’Aubépine) a récemment vu le jour à Genève, mais il n’offre que quatre places. Comment interpréter cette immobilité? «Les jeunes filles dans ces situations sont moins visibles, elles ne commettent pas de délits, ne sont pas un danger pour la société, estime Olivia Vernay. Leur visibilité sociale est moins grande, ce qui en fait un sujet moins porteur pour les politiques.»

«INVISIBLES? MÉMOIRE DE JEUNES FILLES (DÉ)RANGÉES, GENÉVE, 1900-2000»

Exposition virtuelle à découvrir ici.


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