Journal n°116

Esclavage: quand le vent de la liberté soufflait d’en bas

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Bien avant l’abolition de l’esclavage, des milliers de captifs ont profité des failles du système colonial pour s’émanciper, légalement ou non. Une enquête inédite retrace ce pan méconnu de l’histoire

Raconter l’histoire de l’abolition de l’intérieur, en adoptant le point de vue des esclaves plutôt que de leurs «libérateurs», c’est le propos du dernier ouvrage d’Aline Helg, professeure au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). Une enquête d’une ampleur inédite en langue française qui prend à contre-pied une longue tradition historiographique valorisant le rôle des élites blanches dans le processus d’émancipation. Par la fuite, l’achat de leur émancipation, l’engagement militaire ou la révolte, les victimes de la traite négrière et leurs descendants ont en effet progressivement sapé les bases du système qui les opprimaient, parvenant à renverser un rapport de force qui, a priori, ne leur laissait rien à espérer.

Votre enquête montre que, dès la conquête espagnole et jusqu’à la dernière partie du XIXe siècle, de nombreux esclaves sont parvenus, dans l’ensemble des Amériques, à conquérir leur liberté par eux-mêmes. Peut-on quantifier plus précisément ce phénomène?

Aline Helg: Il est difficile d’articuler un chiffre global. Les esclaves, qui étaient considérés comme des «biens meubles», ont en effet laissé peu de traces écrites, leur destin ayant été transmis par l’Etat, l’Eglise, les propriétaires, des témoins ou des activistes, ce qui interdit toute approche systématique. Toutefois, en dressant la chronologie de tous les événements qui se rapportent au long processus de lutte contre l’esclavage sur l’ensemble du continent américain et des Caraïbes, on s’aperçoit que derrière le modèle dominant de la plantation esclavagiste, il y a une autre Amérique, habitée par des esclaves affranchis, qui se construit dans les zones frontières, les arrière-pays et les villes. Des populations qui vont contribuer à la colonisation de vastes régions, ce dont témoigne encore aujourd’hui la carte ethnique du continent.

La fuite a de tout temps été la stratégie la plus utilisée pour échapper à une condition jugée intolérable. Est-ce également vrai pour les esclaves?

Ce qu’on appelle le «marronnage» est effectivement la principale voie permettant aux esclaves d’échapper à leur condition jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le phénomène n’est cependant pas homogène sur le plan géographique, la fuite étant plus facile dans les territoires dont le relief est accidenté et/ou qui ne sont pas totalement explorés.

Qu’advient-il de ceux qui s’échappent?

Certains sont rattrapés par leurs propriétaires qui mobilisent parfois des moyens importants pour éviter que cette pratique ne se propage à une trop grande ampleur. D’autres parviennent à se fondre dans l’anonymat des villes, à s’engager sur un bateau ou à rejoindre une bande de pillards. Enfin, ces fugitifs ont également créé de nombreuses communautés pouvant compter plusieurs milliers de membres et dont certaines ont finalement été reconnues par les autorités, qui se trouvaient dans l’incapacité de les soumettre. Dans de nombreuses régions d’Amérique centrale et du Sud, la majorité de la population afro-descendante trouve d’ailleurs ses origines dans ces «palenques».

Existe-t-il également une voie légale vers l’émancipation?

Dès l’époque des conquistadors, des esclaves parviennent à se libérer grâce au service des armes. Mais cette option reste longtemps limitée à une minorité, les colons étant réticents à armer des esclaves. Les choses ne commencent à changer qu’avec la Guerre de Sept ans, puis avec le début des guerres d’indépendance.

Dans les colonies espagnoles et portugaises, un esclave peut également racheter sa liberté…

Contrairement aux colonies françaises, néerlandaises ou anglo-saxonnes, l’Espagne et le Portugal possédaient une législation sur l’esclavage avant la conquête du Nouveau Monde. Issus du droit romain, ces textes admettent la possibilité d’acheter sa liberté et d’être émancipé par son maître. Globalement, c’est une possibilité qui est plus souvent saisie par les femmes. Non pas parce qu’elles sont émancipées par leur amant, comme on l’a souvent écrit, mais parce qu’elles sont plus nombreuses à travailler en ville où l’économie est monétarisée.

A vous lire, hormis quelques exceptions significatives comme la révolution haïtienne, qui aboutit en 1804 à la création de la première république noire libre du monde ou les émeutes qui secouent la Jamaïque en 1831, le recours à la révolte semble très marginal…

L’esclave n’est pas cet être hébété n’ayant rien à perdre souvent décrit par l’historiographie. Il peut avoir des amis, une famille, des projets et ne va donc pas prendre de risques inconsidérés en s’engageant dans une entreprise qui a peu de chance d’aboutir et qui, dans tous les cas, entraînera une répression brutale. Dans les faits, c’est donc surtout l’affaiblissement des pouvoirs coloniaux qui a poussé certains groupes de captifs à prendre des risques exceptionnels en s’engageant dans une lutte armée.

| pour en savoir plus |

«Plus jamais esclaves! De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838)»,

par Aline Helg, La Découverte, 419 p.