Journal n°117

Le rouge, une couleur sulfureuse désormais rentrée dans le rang

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Michel Pastoureau a dressé, le 14 avril à Uni Dufour, le parcours étonnant, des flammes de l’enfer aux feux de signalisation, d’une couleur qui fut la première à être maîtrisée par l’humanité

Spécialiste de l’héraldique et de la symbolique, Michel Pastoureau appartient au cénacle fermé des historiens connus du grand public grâce à deux sujets d’étude privilégiés: les animaux et les couleurs. Prix Médicis 2010 avec son ouvrage Les Couleurs de nos souvenirs, il a précédemment tenu le journal chromatique du bleu, du noir et du vert, et s’apprête à livrer le parcours de la couleur rouge dans un prochain ouvrage à paraître cet automne. La conférence qu’il a tenue le 14 avril dernier à Uni Dufour en donne les grandes lignes.

Difficultés épistémologiques

Travailler sur une couleur a priori aussi omniprésente que le rouge, dans nos sociétés actuelles, semble un jeu d’enfant. Il n’en est rien, prévient l’historien: «Les connaissances que nous avons aujourd’hui et celles dont disposaient les contemporains des différentes périodes historiques que nous étudions ne s’emboîtent pas. En ce qui concerne les couleurs, les écarts sont énormes. Dès l’école maternelle, nous avons par exemple appris à mélanger du bleu et du jaune pour faire du vert. Dans l’Antiquité ou au Moyen Age, qu’on soit peintre ou teinturier, jamais on n’aurait l’idée de mélanger les couleurs pour en créer d’autres. La découverte du spectre lumineux par Newton est encore bien loin...»

Pour Michel Pastoureau, les couleurs sont intrinsèquement liées à l’histoire sociale de l’humanité. Le rouge et ses différentes nuances chromatiques l’illustrent bien. Cette couleur est tout d’abord la première que l’homme a maîtrisée.

«En peinture, c’est dans la gamme des rouges que l’homme a été performant le plus tôt, explique l’historien. Dans de nombreuses langues, il y a une synonymie parfaite entre les adjectifs «rouge» et «colorisé», ou encore entre les mots «rouge» et «beau». On retrouve encore des vestiges de cette synonymie dans certaines appellations modernes. Ainsi, la place Rouge moscovite est tout simplement désignée de cette manière pour évoquer sa beauté, et non par le fait qu’elle est liée à l’histoire du régime soviétique.»

Du diable au Chaperon rouge

A l’origine, le rouge n’est donc pas paré des connotations négatives qui sont les siennes aujourd’hui. Il faut dire que cette couleur est liée à de bien tristes personnages de la culture populaire. A commencer par le diable. «Dès l’Antiquité, le rouge est lié à deux éléments ambigus: le feu et le sang. Il y a le «bon rouge», celui du pouvoir, de la force, de la victoire, du luxe, de l’amour. Il a aussi des mauvais aspects. Dans différentes mythologies, certaines divinités sont associées à cette couleur, comme Loki, le dieu du mensonge et de la tromperie, chez les Scandinaves, ou Mars/Arès chez les Romains et les Grecs. Mais c’est surtout avec l’avènement du christianisme que le rouge va acquérir son statut de couleur de référence du mal, en devenant une des couleurs utilisées pour représenter le diable.»

Dans le système de valeurs chrétien, quatre des sept péchés capitaux sont d’ailleurs associés au rouge: l’orgueil, la colère, la luxure et la goula (gourmandise). De la luxure à l’amour, il n’y a qu’un pas... C’est pour cette raison que certaines villes allemandes et italiennes obligeaient les prostituées, au Moyen Age, à porter un vêtement rouge pour les distinguer des gentes dames, ou que le chaperon rouge du conte éponyme est lié, pour le psychanalyste Bruno Bettelheim, à la sexualité naissante du personnage... Le rouge est de toute façon, avant même les temps modernes, lié à l’amour, à la passion et à leur corollaire, la violence.

Réformateurs chromophobes

Comment expliquer alors que cette couleur, à ce point importante au Moyen Age, soit peu à peu mise en marge? Ce sont les Pères de la Réforme, Zwingli et Calvin en tête, qui en sont en partie responsables. Il n’est pas étonnant que les réformateurs ne voient pas d’un bon œil cette pourpre dont se parent les papes...

«A Zurich et à Genève, on chasse les couleurs des temples et de la Cité. Les grands réformateurs moralisent beaucoup les couleurs. Les Pères de la Réforme distinguent les couleurs honnêtes pour un bon chrétien ou un bon citoyen – blanc, gris, noir et bleu – et les couleurs qui ne le sont pas: le jaune, le vert et surtout le rouge, lequel est trop voyant, indécent, immoral mais surtout papiste. Mélanchthon, surtout, se montre en 1527 terriblement virulent contre cette couleur, dans son sermon De vestitu», souligne Michel Pastoureau.

La Réforme marquera pour longtemps le monde des arts. D’où le fossé entre Rubens, un des plus grands coloristes de tous les temps, et un des artistes majeurs de la génération suivante, Rembrandt. Ce dernier, calviniste, se montre ainsi économe de sa palette et préfère les effets de lumière aux effets chromatiques. La chasse au rouge est bel et bien lancée. La Contre-réforme catholique reprendra certaines considérations vis-à-vis des couleurs, en particulier le fait que certaines teintes sont plus morales que d’autres

De nos jours, le rouge conserve certaines connotations sulfureuses. On oublie ainsi volontiers que le drapeau pourpre, avant de devenir symbole de danger ou l’étendard des révolutionnaires et des insurgés, était à l’origine le moyen pour prévenir la foule avant qu’un danger survienne. Un emblème pacifiste est ainsi devenu politique, le symbole d’un contre-pouvoir et de la lutte contre l’ordre établi. Le rouge de la Commune de Paris, de la gauche et de l’extrême-gauche, de la Chine, de l’URSS... et la couleur, aujourd’hui, de la signalétique du danger et de l’interdiction.