Journal n°117

Une guerre d’un type nouveau qui écorne le droit international

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Le 26 avril, l’UNIGE et l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains organisaient un colloque sur les questions légales et éthiques liées à l’utilisation des drones

L’usage intensif des drones dans la «guerre contre le terrorisme» restera certainement l’un des faits marquants associés à l’administration Obama. Celle-ci a certes procédé à un désengagement significatif de ses troupes en Irak et en Afghanistan, mais tout en continuant la guerre par d’autres moyens, que certains, comme le très respecté juge britannique Lord Bingham, n’ont pas hésité à qualifier de cruels et déshumanisants. Preuve que l’utilisation militaire des drones suscite des interrogations quant à leur légitimité morale et juridique, voire leur utilité, dans des cercles qui dépassent ceux des pacifistes inconditionnels.

Ces questions ont incité le Global Studies Institute (GSI), la Faculté de droit et l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à organiser, le 26 avril dernier, un débat animé par des collaborateurs de ces différentes institutions et plusieurs experts internationaux. Cet événement a également servi de lancement à la publication d’un ouvrage collectif consacré à ces questions, rédigé sous la direction de Steven Barela, chercheur au GSI*.

Une arme redoutable

D’un point de vue strictement militaire, les drones constituent une arme redoutable et efficace. Dotés d’instruments de surveillance extrêmement sophistiqués et d’une autonomie de vol nettement supérieure à celle des avions de chasse conventionnels (une trentaine d’heures contre quelques heures seulement), ils sont également capables d’identifier leur cible de façon plus précise, de la suivre durant une longue période et ainsi de frapper, potentiellement, au moment le plus opportun pour minimiser les dommages collatéraux. De ce fait, ils seraient davantage en mesure de mener des opérations en respectant les principes de proportionnalité et de précaution dans l’usage de la force édictés par le droit international humanitaire.

Cela étant, les frappes de drones sont loin d’être infaillibles, comme en témoignent les récits sur des civils tués, au Pakistan notamment (950 tués ces dix dernières années, selon le «Bureau of Investigative Journalism» britannique). Ces dérapages sont susceptibles d’attiser la rancœur envers les forces occidentales et de faciliter le recrutement de futurs terroristes, d’autant que les drones, de par leur anonymat et leur aspect déshumanisé, peuvent être perçus, par la population civile dans les pays visés, comme une arme particulièrement lâche et pernicieuse.

L’abondance de renseignements fournis par les drones peut, par ailleurs, se révéler problématique, en raison de la difficulté à analyser une masse considérable de données dans un contexte de prise de décision où le facteur temps joue un rôle primordial. Une information capitale, susceptible d’éviter une erreur fatale, risque d’être noyée.

Contourner les règles

Sur le plan juridique, c’est surtout le type d’opération rendu possible par les drones qui apparaît problématique. La puissance militaire américaine est aujourd’hui capable d’envoyer un drone (demain des meutes de drones, comme l’envisage le Pentagone) n’importe où dans le monde, pour des assassinats ciblés, ou exécutions extrajudiciaires, dans des pays avec lesquels Washington n’est pas officiellement en guerre, au Pakistan et au Yémen, par exemple. Or, souligne Frédéric Bernard, chargé de cours au GSI et expert des questions juridiques liées au terrorisme, «rien dans le droit international n’autorise de tels assassinats en temps de paix. Il faudrait à la rigueur arguer d’un danger massif et imminent à éliminer, ce qui est presque toujours impossible dans la pratique.»

Pour tenter de contourner cet écueil juridique, le gouvernement américain cherche donc à redéfinir la notion d’état de guerre, de manière à légitimer l’usage des drones pour des assassinats ciblés dans le contexte somme toute assez flou de la «guerre contre le terrorisme».

Pour Frédéric Bernard, cette volonté de changer les règles est dangereuse: «Lorsqu’on commence à remettre en question des règles et des interprétations admises de longue date, il faut avoir la sagesse de se demander quels effets cela va entraîner sur le système global et ce qu’il adviendra le jour où d’autres auront la même technologie.» Aujourd’hui, en effet, seuls les Occidentaux maîtrisent la technologie des drones militaires, mais ce monopole pourrait bien ne pas durer.

Une cour des drones?

Plusieurs voix, dont celle d’Amos N. Guiora, professeur de droit à l’Université du Utah et ancien officier de l’armée israélienne qui participait au colloque organisé à l’UNIGE, se sont d’ores et déjà élevées aux Etats-Unis pour préconiser l’instauration d’une «Cour des drones». Celle-ci serait susceptible de donner, de manière indépendante, son avis sur la légalité des frappes. «On peut naturellement douter de l’indépendance proclamée d’une telle cour et sa capacité à être opérationnelle dans des délais extrêmement serrés, observe Frédéric Bernard. Mais elle aurait l’avantage de forcer les autorités à justifier leurs décisions devant un tribunal.»

* Legitimacy and Drones: Investigating the Legality, Morality and Efficacy of UCAVs, sous la direction de Steven J. Barela, Ashgate Publishing Limited, 2016.


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