Journal n°119

Un foisonnement d’utopies en mille quatre cents feuilles

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Cinq cents ans après l’ouvrage fondateur de Thomas More, trois humanistes, Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset, publient un «Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières»

Un voyage suivi d’un naufrage sur une île inconnue qui sert de décor à l’édification d’un Etat idéal. Depuis la publication de L’Utopie de Thomas More, il y a 500 ans, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la période moderne est traversée par cette trame littéraire, nourrissant une multitude de récits fabuleux, grâce à ce postulat radical: des hommes condamnés par le naufrage à réinventer une société nouvelle en faisant table rase de l’ordre ancien.

À contre-courant

Depuis un demi-millénaire, l’utopie fascine et dérange parce qu’elle repousse les limites de ce qui est raisonnablement acceptable. A contre-courant des imaginaires sociaux du moment, elle joue un rôle capital dans l’histoire des idées en servant de ferment aux révolutions depuis la fin du XVIIIe siècle. Ce lien entre utopie et pensée révolutionnaire s’avère toutefois complexe. C’est ce que montre notamment le livre datant de 1978, signé Bronisław Baczko, historien des Lumières et professeur honoraire de l’Université de Genève (lire ci-contre): Lumières de l’utopie, qui désigne le XVIIIe siècle comme «une période chaude de l’histoire des utopies».

Entouré de Michel Porret, professeur d’histoire à l’Université de Genève, et de François Rosset, professeur de littérature à l’Université de Lausanne, Bronisław Baczko a choisi de parachever par un nouvel ouvrage ce qui avait été commencé il y a près de 40 ans. Et quel ouvrage! Quelque 1400 pages d’un Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, édité chez Georg, façon beau livre, réunissant les contributions d’une cinquantaine d’auteurs, chercheurs confirmés et débutants.

Dédramatiser l’utopie

A l’origine du projet: le prix Balzan, l’un des plus prestigieux en sciences humaines, attribué en 2011 à Bronisław Baczko, une récompense qui se double d’une obligation: celle d’injecter la moitié du montant du prix dans un travail de recherche lié aux centres d’intérêt du récipiendaire. Face à un objet aussi multiforme que l’utopie, qui excède presque toujours la définition que l’on cherche à en donner, les auteurs ont choisi la forme du dictionnaire critique, sans prétendre à l’exhaustivité, afin de donner une forme polyphonique à l’ouvrage. Une cinquantaine de thématiques ont ainsi été retenues et les contributeurs ont reçu carte blanche pour rédiger sur chacune d’elles des essais d’une quinzaine de pages. La lecture peut donc s’effectuer de manière linéaire, du début à la fin, ou par entrées thématiques, en allant piocher parmi des textes relativement indépendants les uns des autres.

Ces thématiques (de A comme Amour à V comme Voyage, en passant par Droits de l’homme, Economie, Luxe, Nature ou Pirates) ont été retenues en fonction de leur résonance transversale et parce qu’elles nourrissent une forte intertextualité, chez des auteurs d’utopies adorant se citer et se parodier les uns les autres. «Nous avons cherché à dédramatiser l’utopie, explique Michel Porret. Les textes du XVIIIe siècle annoncent certes les grandes réformes socialisantes et industrielles du XIXe, mais ce n’est qu’une lecture possible. A côté des ouvrages réformistes prônant l’égalité, l’abandon de la propriété privée, l’abolition de la peine de mort et le bonheur obligatoire pour tous, bon nombre de textes situent l’utopie dans le registre du jeu littéraire, en répondant par exemple à Thomas More sur le mode ironique.» Les auteurs mettent donc en évidence cette diversité d’approches et la difficulté à classer l’utopie. «Il n’existe pas d’école utopiste, et la trame récurrente du naufrage sur une île inconnue est utilisée à des fins parfois divergentes», souligne Michel Porret.

Pourquoi une telle ambition livresque à l’heure du numérique et des contenus dynamiques – et souvent gratuits – affichés à l’écran? «Notre démarche est délibérément à contre-courant, parce que je suis convaincu qu’il y a une place pour les humanités numériques et une autre pour la culture du livre, estime Michel Porret. Cet ouvrage a aussi été pensé comme un hommage à la Renaissance, berceau de l’Utopie de Thomas More et qui marque l’invention du livre. Grâce à la générosité de la Fondation Balzan et de l’éditeur, le livre est par ailleurs accessible à un prix très raisonnable pour un objet aussi volumineux et richement illustré.»

L’utopie aujourd’hui

Reste que publier un tel ouvrage relève aujourd’hui d’un acte de bravoure, alors que le terme d’utopie a pris résolument une connotation négative et est utilisé comme un jugement rédhibitoire porté sur toute proposition sociale un tant soit peu audacieuse. En ce début de XXIe siècle, les rares modèles de société marquant une rupture radicale – la dictature religieuse du djihad ou celle, écologiste, de la croissance zéro – relèvent davantage de la «contre-utopie». Il n’est donc peut-être pas inutile de rappeler qu’à une autre époque l’utopie a joué un rôle salutaire pour libérer la pensée politique et l’imaginaire littéraire.

Dictionnaire critique de l’Utopie au temps des Lumières, sous la direction de Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset, Georg éd., 2016


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