Journal n°122

«Nous n'avons jamais autant consommé de charbon que maintenant»

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Une conférence de l'historien Jean-Baptiste Fressoz revient sur la genèse de l'Anthropocène, la nouvelle époque géologique dans laquelle nous serions entrés depuis deux siècles

Historien des sciences, des techniques et de l'environnement, Jean-Baptiste Fressoz sera l'invité de la Maison de l'histoire de l'UNIGE le 20 octobre prochain. La conférence qu'il donnera sur l'histoire politique du CO2 et sur l'avènement de l'Anthropocène permettra de décrypter cette révolution qui met en jeu l'avenir de nos sociétés. Entretien.

Que faut-il entendre par le terme «anthropocène»?

Jean-Baptiste Fressoz: Proposé dans les années 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, le terme définit une nouvelle époque – qui suit celle de l'holocène des 11 500 dernières années – durant laquelle l'homme est considéré comme la principale force géologique qui s'exerce sur Terre. Voulue dans un premier temps comme une provocation, la proposition a été prise très au sérieux par la communauté des géologues.

Quand commence donc cette nouvelle époque?

Paul Crutzen a suggéré l'année 1784, date du brevet de James Watt sur la machine à vapeur. Mais, pour définir une nouvelle époque, les géologues ont besoin de la présence de marqueurs stratigraphiques. D'autres dates sont donc envisagées aujourd'hui. La plus précoce se situe aux environs de 4000 ans av. J.-C. Le développement de l'agriculture, en particulier de la riziculture en Chine, provoque en effet une élévation non naturelle du taux de méthane dans l'atmosphère. Parmi les autres propositions, il y a 1830, la révolution industrielle et le moment où la quantité de CO2 présente dans l'atmosphère sort de la fourchette de variabilité holocènique. Toutefois, ces concentrations de méthane et de gaz carbonique se mesurent dans les glaces des Pôles, amenées à disparaître. Or un marqueur stratigraphique doit être net et permanent. C'est pourquoi une troisième date retient aujourd'hui l'attention des scientifiques, celle de l'explosion de la première bombe atomique, le 6 août 1945.

Ne s'agit-il pas là d'une querelle scolastique?

La date d'entrée dans l'Anthropocène a une forte portée symbolique. La fixer sur la date de la bombe atomique focalise l'attention du public sur quelques savants et sur le complexe militaro-industriel américain, alors que la question urgente du changement climatique est beaucoup plus large et implique tout un chacun dans ses modes de consommation. La grande question n’est plus le désarmement nucléaire. Il est un peu plus compliqué d'être contre le transport aérien massif ou l'automobile individuelle.

Dans vos livres, vous expliquez que les débats sur la crise environnementale sont présents dès le début de la révolution industrielle, contrairement à ce qu'on a l'habitude d'entendre…

Bien qu'institutionnalisée dans les années 1970, avec la création de l'Environmental Protection Agency aux Etats-Unis par exemple, la notion d'environnement revêt déjà une importance centrale au XVIIIe siècle. A une époque où les théories microbiennes n'existent pas, la médecine néo-hippocratique cherche à comprendre pourquoi toutes les personnes d'une même région ou d'une même ville sont malades en même temps. Les changements de la qualité de l'air ou de celle des eaux sont alors les meilleurs moyens d'expliquer les épidémies. Ce constat permet de repolitiser la question de la révolution industrielle, et de son cortège inouï de pollutions, puisqu'elle s'est faite en dépit de l'importance qu'on accordait alors à l'environnement.

Pourquoi cette problématique passe-t-elle au second plan?

Prenons l'exemple de la France. Premièrement, le décret de 1810 met en place un système d'autorisations administratives qui protège les industries contre les plaintes de la population. Deuxièmement, la médecine commence à s'intéresser aux causes sociales de la mortalité plutôt qu'à ses causes environnementales. L'étude menée par Louis René Villermé sur la mortalité à Paris montre que l'espérance de vie est plus élevée dans les quartiers aisés. La question de la longévité se décorrèle de la qualité des environnements ou de la présence d'usines. Même si cette théorie sociale de la médecine repose sur de sérieuses bases statistiques, remarquons qu’elle sert bien les industriels et qu’elle émerge au sein du Conseil d'hygiène publique et de salubrité – l'organisme qui autorise ou interdit les usines –, infiltré par les chimistes et les industriels.

Selon vous, certaines erreurs nous auraient conduits sur le chemin de l'abîme climatique. Lesquelles?

Nous avons, par exemple, laissé notre société être complètement contaminée par la technologie militaire. Dans leurs développements, les forces armées ont systématiquement choisi la puissance plutôt que le rendement. Quand l'enjeu est de tuer ou d'être tué, l'efficacité énergétique n'est pas primordiale... L'aviation civile est clairement un héritage de la Seconde Guerre mondiale. Sans conflit, nous aurions sans doute opté pour des modes de transport plus doux. On peut aussi évoquer la mise en place de la société de consommation qui, dans les années 1920-1930, a été un moyen de barrer la route au socialisme ou le développement de la voiture individuelle et celui des banlieues qui sont très liés à des projets politiques conservateurs.

Comment faire face aujourd'hui à l'Anthropocène?

L'impression que nous avons d'avoir pris conscience seulement récemment du problème environnemental suscite un optimisme trompeur. Je doute vraiment de nos capacités à changer dans le temps imparti nos structures productives. Il n'y a encore jamais eu de vraie transition énergétique au niveau global: nous n'avons, par exemple, jamais autant consommé de charbon que maintenant. Les nouveaux systèmes énergétiques s'additionnent aux anciens plutôt que de les remplacer. Il faudrait avoir une histoire solide du bourbier environnemental dans lequel nous nous sommes mis. Une fois établie une vision claire des forces politiques et sociales qui ont produit le système énergétique tel qu'on le connaît, nous pourrons alors réfléchir aux forces qui permettraient de le mettre à bas et de mettre en place un système fondé sur le renouvelable.


| Jeudi 20 octobre 18h30 |

Une histoire politique du CO2. Comment sommes-nous entrés dans l'Anthropocène?