Journal n°126

Apprendre des sociétés traditionnelles

couv

Les sociétés traditionnelles font face à des dangers très différents de ceux qui pèsent sur nous: pouvons-nous tirer un enseignement utile de leur gestion des risques? Éléments de réponse avec Jared Diamond à l’occasion d’une conférence donnée lors de la remise des prix Latsis universitaires 2016

Un arbre aussi gigantesque qu’isolé, sur une crête des forêts de Nouvelle-Guinée. Au terme d’une journée de terrain consacrée à l’étude de l’avifaune, Jared Diamond estime avoir trouvé le lieu idéal où installer son campement. Ses accompagnateurs locaux ne l’entendent pas de cette oreille: l’arbre est mort, et les arbres morts ont une fâcheuse tendance à s’écrouler. La probabilité qu’il s’effondre précisément cette nuit paraît bien faible au scientifique occidental. Le débat s’avère stérile et, ce soir, chacun campera véritablement sur ses positions: le chercheur au pied de l’arbre et son équipe à une prudente cinquantaine de mètres. Après une nuit perturbée par le souvenir de cette querelle et le vacarme lointain de branchages qui s’effondrent, Jared Diamond a les idées claires à son réveil: loin d’être pathologiquement craintifs, ces hôtes cultivent ce que le chercheur appelle une «paranoïa constructive». Pour l’Occidental égaré dans ces forêts, le risque de mourir écrasé par un tronc paraît en effet relativement faible, à moins de jouer d’une malchance certaine. Pour un individu amené à vivre au quotidien dans cet environnement, le risque, cumulé au fil des jours, devient, au contraire, énorme et justifie les précautions prises.

Risques aigus

Quelle leçon peut-on tirer de la transposition de cet exemple dans le monde occidental? La réponse de Jared Diamond fuse: «Nous ne nous intéressons pas aux risques les plus aigus. En effet, au niveau individuel, nous avons davantage de risques de mourir ou de voir notre vie péjorée par un accident de voiture, une chute dans les escaliers ou sous la douche que des suites d’une attaque terroriste, d’un accident d’avion ou d’une catastrophe nucléaire. D’un côté, des risques individuels, fréquents mais peu spectaculaires. De l’autre, des dangers collectifs, spectaculaires, mais éminemment rares. La principale différence entre ces deux types de périls réside cependant dans la maîtrise, supposée, dudit risque. À titre personnel, il est ainsi possible de prendre des mesures pour rendre sa baignoire ou ses escaliers plus sûrs. Ce n’est pas le cas pour un réacteur nucléaire.» Lion, y es-tu? Comme le souligne Jared Diamond, l’efficacité des mesures de prévention peut toutefois faire douter l’observateur non averti de l’importance réelle d’un risque. Et le professeur de citer l’exemple d’un peuple d’Afrique australe, très exposé aux lions. Si le nombre d’attaques recensées est faible, ce n’est pas tant que les lions sont peu dangereux, mais bien parce que cette peuplade suit à la lettre une série de règles et comportements permettant de minimiser les attaques. Quiconque y déroge connaîtrait rapidement un funeste destin. Une autre observation a marqué Jared Diamond: alors que la plupart des Occidentaux décèdent de maladies non transmissibles telles que diabète, cancer, Alzheimer ou maladie cardio-vasculaire, leur prévalence est extrêmement faible en Nouvelle-Guinée. Un phénomène qu’il attribue au mode de vie. Pour ce qui est d’Alzheimer, la publication d’une étude canadienne affirmant que l’apparition des symptômes de cette maladie neuro-dégénérative est retardée de cinq ans chez les bilingues lui a mis la puce à l’oreille. En effet, la Nouvelle-Guinée est riche de plusieurs milliers de langues. Du fait des interactions sociales, les habitants de ces sociétés traditionnelles parlent de cinq à 15 langues. Pour le scientifique, les processus cérébraux à l’œuvre dans un contexte multilingue équivaudraient à un renforcement neurologique. En guise de conclusion, Jared Diamond s’est prêté à un renversement de perspective éclairant. À un auditeur lui demandant ce que le monde occidental pouvait apporter aux sociétés traditionnelles, Jared Diamond a ainsi simplement rétorqué: «La médecine, l’éducation, le confort et la sécurité, mais pas les douches!» Quelques minutes plus tôt, il venait en effet de démontrer, par un petit calcul, que sans précautions, il aurait déjà dû mourir cinq fois d’une mauvaise chute dans ce lieu de tous les dangers. —


| Bio Express|

Géographe et biologiste évolutionniste, Jared Diamond est professeur à l’Université de Californie (UCLA). Conférencier de renommée internationale, il est l’auteur de trois best-sellers qui ont bouleversé le récit classique de l’histoire: Le troisième chimpanzé (1991), De l’inégalité parmi les sociétés (1997) et Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005). Il a reçu le prix Pulitzer en 1998.