Journal n°126

La perception du risque peut être biaisée par des «illusions cognitives»

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Une étude suggère que les traders travaillant sur des titres boursiers très volatils ont ensuite tendance à sous-estimer les risques liés à un produit financier dont la valeur varie normalement

La perception du risque chez les individus, et en particulier chez les traders confrontés à des marchés très volatils, peut être biaisée de la même manière que la vision peut être trompée par une illusion d’optique. C’est ce qu’affirme une étude réalisée, avec des collègues australiens, par Tony Berrada, professeur associé à l’Institut universitaire en finance et à la Faculté d’économie et de management. Paru dans la revue Current Biology du 6 juin, leur travail met à mal certains présupposés des modèles économiques qui considèrent que les individus sont des êtres «parfaits» et constants. En extrapolant davantage, ces résultats pourraient même contribuer à expliquer l’aveuglement de certains traders face aux aléas liés à leurs activités. «Les illusions visuelles dynamiques sont des phénomènes connus, explique Tony Berrada. Il en existe de toutes sortes. À chaque fois, la vision subit une déformation temporaire qui s’opère dans le sens inverse du phénomène que l’on a fixé du regard. Cet effet compensatoire est appelé after effect en anglais ou contrecoup en français. Il apparaît par exemple quand on observe une cascade. Lorsque, au bout d’un petit moment, on détourne son regard sur les rochers qui la bordent, on a un instant l’illusion que ces derniers se déplacent vers le haut. Il s’agit de la persistance temporelle d’un phénomène naturel qui permet au cerveau de s’adapter à certaines situations et de mieux percevoir des objets en mouvement.»

Opérateurs de marché

Dans son article, Tony Berrada et ses collègues tentent de montrer que ce genre de persistance n’est pas cantonné au domaine visuel et qu’un phénomène similaire survient aussi lors des activités cognitives, en l’occurrence celles d’opérateurs de marché. Pour y parvenir, les chercheurs ont imaginé une série d’expériences consistant, entre autres, à suivre sur un écran les mouvements d’un curseur en faisant alterner des phases de grande agitation avec d’autres plus calmes. Plusieurs précautions ont été prises pour s’assurer que l’on mesure bien un biais cognitif et non visuel. Résultat: dans 99% des cas, les volontaires ont qualifié des variations «neutres» comme plus risquées après avoir été soumis pendant un certain temps à un curseur particulièrement calme, et moins risquées à la suite d’une séance plus agitée. «Comme les courbes neutres se ressemblent toutes dans leur distribution, la logique voudrait qu’elles reçoivent toujours la même évaluation, commente Tony Berrada. Pourtant, la différence d’appréciation est très significative et elle apparaît chez tout le monde. L’être humain n’est pas une machine et son évaluation est fortement influencée par les stimuli auxquels il a été soumis juste avant.» Selon les auteurs, l’impact principal de ce travail concerne les fondements des modèles économiques actuels, largement exploités par les autorités ou les banques centrales. Certains fonctionnent bien et s’avèrent utiles. D’autres, pas du tout. La principale faiblesse de ces simulations est qu’elles sont basées sur des acteurs économiques idéalisés (l’homo economicus), évaluant toujours de la même manière les risques économiques qu’ils prennent. «Notre travail montre que cette donnée de départ n’est pas exacte, commente Tony Berrada. Nos résultats ne bouleverseront pas l’ensemble de la branche. Mais ils peuvent participer à la réflexion sur les raisons pour lesquelles certains modèles ne fonctionnent pas ou imparfaitement. À mon avis, il faudrait tenter d’intégrer cette distorsion de la perception des risques dans les simulations économiques pour qu’elles reflètent davantage la réalité.»

Grandes fluctuations

En attendant, Élise Paysan-LeNestour, professeure à l’Australian Business School à Sydney et première auteure du papier paru dans Current Biology, s’est lancée dans une étude empirique visant à mesurer les contrecoups d’une volatilité excessive sur un vrai marché, en l’occurrence celui des options, qui sont des titres sujets à de très grandes fluctuations. La chercheuse australienne et son équipe ont analysé le comportement des opérateurs de marché lors de séquences d’échanges caractérisées par des phases de haute incertitude immédiatement suivies par des périodes plus calmes. Les résultats, non encore publiés, confirment ceux de l’article de Current Biology, à savoir qu’une période de haute insécurité provoque une sous-estimation des risques dans la phase calme qui suit. «Il n’est pas sûr que l’on puisse comparer aussi facilement les deux situations, nuance Tony Berrada. Nos mesures ont été effectuées sur des laps de temps de moins d’une minute tandis que celles de mes collègues australiens s’étalent sur une journée entière.» —