Journal n°132

«L’incitation fonctionne mieux que le contrôle»

Invité par la Cour des comptes, le professeur Alexandre Flückiger (Département de droit public) a orienté son allocution sur les enjeux d’un urbanisme comportemental incitatif. Interview

image_2.jpgLe journal: Est-il légitime qu’un État de droit oriente les comportements des citoyens plutôt que de légiférer?
Alexandre Flückiger: À mon sens, s’ils permettent d’atteindre les desseins des politiques publiques, les nudges sont préférables pour autant qu’ils ne s’attaquent pas aux droits fondamentaux. Ils sont surtout moins intrusifs et sont juridiquement admissibles s’ils sont notamment fondés sur une base légale et s’ils servent un intérêt public. Dans le cadre des politiques de sécurité, les architectures incitatives permettent dans certains cas d’atteindre de biens meilleurs résultats que les architectures de contrôle.

Un exemple?
L’aménagement de la place de la Riponne à Lausanne, fréquentée par de nombreux toxicomanes et sans-abri. Les mesures prises par les autorités pour éloigner cette population – contrôles de police, etc. – n’ont pas rencontré le succès escompté. De plus, déplacer des citoyens indésirables dans l’espace public pose un problème de proportionnalité, les places publiques étant à tout le monde. Les jardiniers de la Ville ont alors proposé de construire, plus loin, une pergola accueillante, agrémentée de bancs. Et la proposition fonctionne, puisque la population indésirable a déserté la place. Le nudge permet d’éviter l’exclusion et la discrimination d’une partie de la population, tout en tenant compte des intérêts des commerçants et des passants. Le but est atteint, de façon civile et démocratique.

Les «nudges» ont-ils des inconvénients?
On peut toujours décider de violer ou non une règle. Alors que le nudge, par son caractère inconscient, court-circuite le libre arbitre. De plus, il peut couper tout débat public autour des problématiques qu’il traite. En faisant par exemple en sorte de gêner les déplacements des mendiants grâce à un mobilier choisi avec soin, on élude le débat politique sur leur présence dans nos villes.

Parmi les expériences tentées dans le domaine, y en a-t-il qui vont trop loin?
Pour éloigner les adolescents de certains lieux, on baigne parfois l’environnement d’une lumière rose. Celle-ci a pour propriété de mettre en évidence les boutons d’acné, ce qui cause un certain malaise chez les jeunes. La mesure n’apparaît pas comme coercitive, puisqu’on n’est pas obligé de quitter l’endroit. Mais elle est problématique au regard de la dignité de la personne. En 2007, Laurent Moutinot avait d’ailleurs interdit la pose de tout appareil à ondes répulsives à l’égard des êtres humains, à la suite de l’installation par la Ville d’appareils à ultrasons au Palais Eynard.

L’urbanisme comportemental devient une pratique courante. Vous le dites impensé. Pourquoi?
Il manque une réflexion en termes de droits fondamentaux sur des choses aussi simples que les bancs publics. En principe, ceux-ci devraient être aménagés de sorte à créer une convivialité. En réalité, ils sont souvent rendus malcommodes pour qu’il soit impossible de dormir dessus. La plupart des gens ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’une mesure d’éloignement d’une certaine catégorie de population. L’effet recherché par les concepteurs ne reflète pas forcément l’intention du citoyen et on ne sait pas exactement qui décide de quoi. Et quand les bancs sont carrément supprimés, ce sont les personnes âgées qui deviennent, dès lors, exclues de l’espace public. —