Journal n°132

Quand la recherche donne un coup de pouce aux politiques publiques

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Escalier incitatif à Melbourne, Australie. Photo: City of Melbourne

«L’État fait face à des intérêts particuliers qui vont parfois à contre-courant de l’intérêt général. Entreprises privées, associations et partis politiques utilisent des stratégies de communication et de marketing qui ont parfaitement intégré les dernières connaissances des sciences comportementales. Pourquoi diable l’Etat ne se saisirait-il pas, à son tour, du même type d’outils pour promouvoir des politiques publiques bénéficiant au plus grand nombre?»

Ce questionnement a conduit Frédéric Varone, professeur au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société), à s’associer à l’organisation de la Journée anniversaire des 10 ans de la Cour des comptes de l’Etat de Genève, qui s’est tenue le 5 mai dernier à Campus Biotech. L’organisme chargé de veiller de manière indépendante à la régularité des dépenses de l’État et de contribuer à améliorer l’efficacité des politiques publiques avait en effet convié l’Université à une très studieuse série de conférences et de discussions sur le thème de l’innovation publique.

Dans le registre de l’innovation, les «nudges» ont tenu le rôle vedette tout au long de la journée. Des chercheurs en sciences sociales, accompagnés de représentants de différents services de l’État, se sont ainsi succédé pour cerner les enjeux éthiques, juridiques, urbanistiques, financiers et environnementaux liés à l’utilisation de ces «coups de pouce» basés sur les sciences comportementales.

L’individu est davantage motivé à obtenir un résultat sous la menace d’une perte que par la promesse d’un avantage

Le concept de «nudge» est apparu à la fin des années 2000 dans le lexique académique. Il part du constat que l’individu théorique prenant des décisions sur la base de calculs plus ou moins rationnels, qui ont longtemps servi de modèle dans les sciences sociales, n’existe pas. Les comportements humains sont biaisés. Une des observations le plus souvent mises en avant est l’aversion à la perte: l’individu est davantage motivé à obtenir un résultat sous la menace d’une perte que par la promesse d’un avantage.

Typiquement, pour motiver des employés à se surpasser, il est plus indiqué de leur offrir un bonus, qui leur sera retiré s’ils ne dépassent pas certains indicateurs de performance, que de leur promettre exactement le même bonus s’ils atteignent la cible. L’être humain est foncièrement économe. Il ne tend pas naturellement à se surpasser sans en ressentir sérieusement la nécessité. Corollaire de cette aversion à la perte: sa tiédeur vis-à-vis du changement.

Afin de synthétiser cette nouvelle approche, les chercheurs américains Richard Thaler et Cass Sunstein ont forgé l’expression de «paternalisme libéral»

Cette tendance à l’inertie peut toutefois être contournée. Car s’il est souvent peu pressé de s’enhardir, l’individu est aussi influençable. Il est donc possible de l’inciter à changer son comportement, sans pour autant le contraindre. La propagande politique puise son inspiration dans ses connaissances depuis la nuit des temps. Les techniques de marketing y ont recours depuis presque aussi longtemps, afin d’orienter les choix des consommateurs. La force des «nudges» est d’avoir introduit cette notion dans le domaine des politiques publiques.

Pour tenter de synthétiser cette nouvelle approche, les chercheurs américains Richard Thaler et Cass Sunstein ont forgé l’expression de «paternalisme libéral» dans un ouvrage à succès publié en 2008*. Le président Obama, qui avait côtoyé Thaler et Sunstein lors de son passage à Harvard, a été si convaincu qu’il a créé en 2015 le White House Social and Behavioural Science Team, sorte d’officine gouvernementale dédiée aux «nudges».

Tiina Likki, senior advisor auprès du Behavioural Insights Team (BIT) – une démarche similaire commencée au Royaume-Uni en 2010 –, en a présenté quelques exemples dans sa conférence au Campus Biotech. Une étude réalisée en 2011 et 2012 sur un échantillon de 200 000 contribuables britanniques a ainsi montré qu’un simple message indiquant que neuf contribuables sur dix paient leurs impôts à temps apposé à la lettre de rappel se traduisait par une augmentation substantielle des paiements dans le mois qui suivait. Gain de l’opération: 210 millions de livres de paiements avancés pour l’autorité fiscale pour un coût marginal zéro.

Il est possible d’inciter des ménages à diminuer leur consommation énergétique en indiquant sur leur facture la consommation moyenne de leur quartier.

Dans le même ordre d’idées, un hôpital londonien est parvenu, avec l’aide du BIT,  à réduire de 23% le nombre de rendez-vous médicaux manqués à des entretiens, source de pertes importantes pour le système de santé, en ajoutant aux sms de rappel aux patients le coût de chaque rendez-vous manqué (160 Livres). Une étude réalisée en Californie a par ailleurs montré qu’il est possible d’inciter des ménages à diminuer leur consommation énergétique en indiquant sur leur facture la consommation moyenne de leur quartier.

Nous sommes des individus sociaux qui vivent la plupart du temps sous le regard des autres. Cela explique en grande partie le succès des «nudges». Mais à partir de quel moment le «coup de pouce» se transforme en «coup de pied», comme l’a observé le professeur Alexandre Fluckiger de la Faculté de droit (lire ci-contre), ou alors relève de la manipulation? Ces questions ont également été débattues.

Pour Frédéric Varone, des initiatives sur le modèle américain ou britannique sont difficilement envisageables dans le contexte de la culture politique suisse. Un office fédéral des nudges n’est pas près de voir le jour. Au niveau cantonal ou communal, toutefois, cette approche devrait légitimement s’ajouter, selon le politologue, aux outils traditionnels  – essentiellement les réglementations contraignantes et les incitations financières – employés pour mener des politiques publiques visant à orienter le comportement des citoyens. À titre d’exemple, les Services industriels genevois (SIG) sont ainsi parvenus depuis début 2017 à fournir une électricité 100% renouvelable, en proposant aux clients l’option «renouvelable» et grâce à des messages explicatifs.

Mettre l’envie d’agir au cœur de l’action publique

De l’avis de plusieurs magistrats de la Cour des comptes et de son président, Stanislas Zuin, le défi des nudges est de «mettre l’envie d’agir au cœur de l’action publique». Dans la conception de ses recommandations, la Cour s’efforcera ainsi non seulement de les rendre réalisables, comme elle le fait déjà, mais également désirables pour les destinataires, individus ou entités. Cela implique qu’elle soit «attentive aux mesures incitatives susceptibles de faciliter l’adoption du comportement souhaité.»  

* Richard Thaler et Cass Sunstein, Improving Decisions About Healt, Wealth, and Happiness, 2008.

Pour en savoir plus sur la recherche en sciences comportementales à l'UNIGE: Behavioral Insights @UNIGE