Journal n°81

«Les frontières européennes se sont refermées sur les migrants»

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Postdoctorante à l’UNIGE, la géographe Cristina Del Biaggio a été invitée à sensibiliser les policiers neuchâtelois au quotidien des populations migrantes, soumises à l’ostracisme et à la violence ordinaire

Elle se présente volontiers comme une géographe engagée. Engagée, Cristina Del Biaggio l’est, à plus d’un titre. Marquée par une enquête menée en 2012 à la frontière greco-turque sur les populations migrantes, la scientifique est devenue spectatrice de son temps, témoin de la triste réalité quotidienne de ceux qu’elle s’est chargée d’observer. Une expérience qu’elle n’hésite pas à partager lors de conférences, dans les écoles notamment, en s’aidant des images prises par son compagnon de voyage, le photojournaliste Alberto Campi. Cristina Del Biaggio est également membre de l’association Vivre Ensemble, un service d’information et de documentation sur le droit d’asile.

Votre témoignage et les images que vous avez rapportées illustrent une réalité tragique pour les migrants transitant par la Grèce.
Cristina Del Biaggio
: Les parcours migratoires sont longs et dangereux. Les migrants se heurtent à des représentants des forces de l’ordre –gardes-frontière, gardes-côtes, agents de Frontex* –, dont l’uniforme est, pour eux, tout sauf un symbole de protection. En Grèce, j’ai vu la manière inacceptable, inhumaine, avec laquelle les forces de police traitaient les migrants. Certaines images sont fortes, certains récits sont choquants. Souvent, les images prises au vol par Alberto Campi parlent d’elles-mêmes. Elles me suffisent pour servir de support lors des présentations.

Vous aviez dès le départ l’envie de partir avec un photographe...
C’était la première fois que je travaillais ainsi. Sur le terrain, je me suis aperçue que je n’avais pas retenu certaines scènes captées sur l’image. La photographie, c’est une autre façon de retranscrire la réalité, tout à fait complémentaire. Les images sont un vrai soutien pour la compréhension du phénomène que j’étudie.

Pourquoi était-il important pour vous, en tant que scientifique, de vous rendre sur le terrain?
Il fallait que je comprenne quelles étaient les conditions de vie des migrants. Les nouvelles barrières frontalières, en particulier le mur qui a été érigé entre la Grèce et la Turquie, ne sont plus seulement des lignes de démarcation entre des Etats mais de véritables pièges pour les migrants qui les franchissent. En entrant en Grèce, les migrants ont fait le premier pas dans une zone tampon extrêmement dangereuse pour eux. Je dirais même que, désormais, c’est sur leur propre corps que ces nouvelles frontières se dessinent.

Mur anti-Roms en Slovaquie, frontière américano-mexicaine, barbelés entre l’Egypte et Gaza... au-delà du cas grec, n’assiste-t-on pas à un repli identitaire massif où l’ennemi, c’est systématiquement l’Autre?
Les migrants sont affublés de nombreux stéréotypes et deviennent une cible contre laquelle s’acharnent les pays hôtes. Cela ne passe pas seulement par la construction de murs ou de barrières, mais aussi par la mise en place d’un dispositif législatif qui vise à garder l’Autre en dehors du système, au mépris de la Convention de Genève de 1951. C’est vrai en Suisse également, comme le prouve le cas de Bremgarten, où des migrants ne peuvent accéder à des lieux publics, simplement à cause de leur statut.

Vous avez récemment participé à une séance d’information avec des policiers neuchâtelois. Comment s’est déroulée cette rencontre?
Bien mieux que ne le laissent supposer certains articles parus dans la presse. Un des messages que je souhaitais partager était que la population à laquelle les policiers ont affaire au quotidien, et qui leur pose problème, n’était pas représentative de l’ensemble des migrants. En évoquant avec eux les contradictions dans le droit d’asile, dont celle qui ne reconnaît pas aux migrants le statut de réfugié bien que la situation dans leur pays ne permette pas leur renvoi, je me suis engagée dans un véritable échange, avec des commentaires très constructifs. La discussion a permis de dépasser les stéréotypes, aussi bien ceux sur les migrants que ceux apposés sur les policiers.

Raconterez-vous un jour cette aventure dans un livre?
Ce n’est pas ma priorité dans l’immédiat. Avec Alberto Campi, nous planchons sur une exposition photo vivante, où les images seraient au centre des notes de terrain que je rédige. Cette exposition pourrait être prête en mars 2014, lors de la Semaine d’actions contre le racisme.

* Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’UE