Journal n°82

«Il faut se méfier de l’impérialisme psychiatrique»

Responsable du Service de psychiatrie pénitentiaire aux Hôpitaux universitaires de Genève, Ariel Eytan figure parmi les pionniers de la prise en charge institutionnelle de la diversité culturelle. Il interviendra le 15 novembre à Lausanne sur le thème de la mondialisation et de la santé mentale. Rencontre

Pourquoi juxtaposer les notions de mondialisation et de santé mentale?
Ariel Eytan: La dimension transculturelle du diagnostic psychiatrique est très importante aujourd’hui. Nos catégories sont-elles valables pour tous? Les migrants consultent d’abord pour des plaintes somatiques, comme des maux de tête, des fourmillements, une oppression respiratoire… Ces symptômes sont le mode d’expression de la détresse de ces patients. Chez nous, c’est différent. Par ailleurs, il faut aussi sortir de l’idée que ce sont uniquement des patients migrants qui sont reçus par des médecins suisses. Il y a aussi beaucoup de patients suisses qui sont suivis par des médecins étrangers.

Quels sont les défis posés par cette problématique?
La mondialisation du diagnostic psychiatrique permet à tous les praticiens de parler le même langage. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque la schizophrénie, on parle de la même chose en France, aux Etats-Unis ou en Suisse. Ce n’était pas le cas jusque dans les années 1980. Par exemple, le «stress post-traumatique» définit les réactions psychologiques qui découlent d’un accident de voiture, d’un cambriolage, etc. Peut-on appliquer le même modèle pour une personne qui vit dans une région rurale d’Indonésie et qui a vécu un traumatisme collectif, comme une inondation? De quoi faut-il tenir compte pour que le diagnostic soit valable? Et de quelle manière nuancer celui-ci? Il faut se méfier de l’impérialisme psychiatrique et prendre en compte les particularités culturelles.

L’accessibilité aux soins est-elle identique pour tous?
Il est crucial d’identifier ce qui, dans les différences culturelles, peut entraîner des difficultés dans l’accès aux soins. Les barrières vont de la dimension économique (précarité, absence d’assurance maladie, manque de moyens financiers, etc.) en passant par des représentations négatives – la psychiatrie reste, par exemple, très stigmatisée dans certains pays –, à l’attitude de la famille par rapport au trouble mental, etc.

Comment la diversité est-elle aujourd’hui intégrée par les institutions de santé?
Les institutions ont d’abord dû répondre à un certain nombre de questions, comme la nécessité de créer une consultation spécifique par communauté. Cela n’a pas de sens à Genève, où la diversité culturelle est importante. Ce n’est pas le cas partout, comme aux Etats-Unis où il existe des régions à très forte densité ethnique. Puis celles-ci ont développé des compétences institutionnelles: donner accès aux soignants à un réseau d’interprètes professionnels, formés au domaine de la santé; faciliter l’accès aux soins pour les migrants avec un accueil téléphonique en plusieurs langues; traduire les brochures d’information, etc.

Plus spécifiquement, qu’est-ce qui a été mis en place à Genève?
Le Département de médecine communautaire et de premier recours propose un «Programme santé Migrants» qui s’adresse principalement aux demandeurs d’asile. Un pôle de psychiatrie transculturelle a également été développé. Par ailleurs, chaque médecin peut venir présenter, au sein d’une consultation transculturelle, des patients dont les comportements face au traitement pourraient avoir une origine culturelle, comme un patient qui a le sida et qui refuse de prendre son traitement ou une mère qui ne veut pas que l’on hospitalise son enfant. Un poste d’anthropologue médical a aussi été créé afin de coordonner le réseau d’interprètes. Et un groupe réunit les différents départements médicaux des HUG (pédiatrie, gynécologie, chirurgie, etc.) pour coordonner toutes les activités de l’institution liées à la migration.

Les migrants sont-ils réellement plus touchés par des troubles mentaux que les Suisses?
Oui, les statistiques le montrent clairement. Jusqu’à récemment, deux modèles tentaient de l’expliquer: le premier suggère que les migrants sont soumis à des stress plus importants que la population autochtone, le second part de l’hypothèse que la migration concernerait des personnes instables, qui ne savent pas ce qu’elles veulent, et qui sont donc plus susceptibles de présenter des troubles mentaux. Le modèle du stress reste valable: les migrants ont parfois subi des violences dans leur pays d’origine, ils manquent de facteurs de protection dans le pays d’accueil (famille, forte densité de leur communauté…) et ils peuvent aussi être quotidiennement l’objet de petites discriminations, un stress social chronique qui les vulnérabilise. Mais cette différence face aux troubles n’est pas une règle absolue. Des études montrent que, dans certaines conditions, les migrants ont une meilleure santé mentale que les autochtones. En Californie par exemple, les familles latino-américaines protègent mieux leurs enfants de la drogue. Les troubles mentaux qui y sont liés sont donc plus rares.


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