Journal n°82

Les modèles psychiatriques bousculés par la mondialisation

Face aux changements sociétaux, un colloque fait le point sur la prise en charge de la diversité dans le domaine de la santé mentale, en questionnant les modèles et les pratiques professionnelles

Dans certaines régions du monde, il n’y a pas de mot pour exprimer la notion de tristesse. Voilà pourquoi une partie des femmes migrantes qui suivent le programme de préparation à la naissance «Enceinte à Genève» ne comprennent pas toujours le sens des questions qui leur sont posées afin d’évaluer leur état psychologique. Ces femmes peuvent être déprimées, mais elles diront plutôt qu’elles ont mal partout ou qu’elles ont le corps broyé. Dans leur culture, il n’y a pas de dichotomie entre le corps et l’esprit.
Cette situation n’est pas marginale. Les migrants consultent en effet essentiellement pour des symptômes somatiques plutôt que pour des raisons psychologiques.

Un psy par culture?
Dans le domaine de la santé mentale, la différence culturelle a souvent été mise en avant pour expliquer les échecs thérapeutiques avec les migrants: difficulté à comprendre l’autre, à le faire adhérer aux thérapies, efficacité médiocre des traitements prodigués, etc. Faudrait-il donc recourir à un psychiatre spécialiste de la culture asiatique, par exemple, pour soigner un patient provenant de ce continent?

Pour réfléchir à la prise en charge de communautés diverses dans un même pays, au sein d’un monde globalisé, un colloque est organisé conjointement par l’UNIGE et l’UNIL les 14 et 15 novembre prochains. Intitulé «Santé mentale et sociétés plurielles – De la différence culturelle à la diversité», il questionnera la validité des modèles médicaux actuels au regard des transformations sociales et culturelles contemporaines.
Le colloque donnera la parole à de nombreux intervenants de toutes les disciplines – anthropologues, sociologues, psychologues, psychiatres et théologiens – qui, par différentes approches, s’attelleront à déconstruire les diverses catégories façonnées autour des différences culturelles (cf. programme).
«Les notions de culture, de différence culturelle, d’interculturel, de métissage, de diversité méritent que l’on s’y arrête et que l’on débatte de leurs différentes acceptations, explique Betty Goguikian Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à l’Unité de psychologie clinique interculturelle (FPSE) et coordinatrice du colloque avec Ilario Rossi du Laboratoire d’analyse des politiques sociales, santé et du développement de l’UNIL. Par le passé, nous sommes tombés dans un excès de culturalisme, en rendant l’autre mystérieux et différent par essence.»
Les façons de soigner, les manières de conceptualiser la maladie et les soins sont différentes selon l’endroit du monde où l’on se trouve. Comment la folie est-elle comprise dans d’autres sociétés? A quoi attribuer la maladie mentale?
A l’heure des sociétés plurielles, les institutions doivent être repensées de manière moins exclusive afin de ne pas marginaliser les catégories de patients qui s’éloigneraient de la norme. «Nous visons une médecine non discriminatoire, qui assure un accès équitable aux soins et une qualité de traitement adéquate pour tout patient, quelle que soit sa trajectoire sociale et culturelle», continue la psychologue.

Modèles ethnocentrés
Les modèles théoriques de la psychiatrie et de la psychologie, comme toutes les références des praticiens pour les tests d’intelligence ou les tests d’habileté, sont ethnocentrés, conçus par et pour une population européano-américaine de classe moyenne. «Par exemple, on s’est aperçu que changer l’orientation d’une figure géométrique à recopier dans une tâche d’analyse visuo-spatiale pouvait sensiblement améliorer les performances d’un enfant arabe, qui a l’habitude de lire de droite à gauche», explique Betty Goguikian Ratcliff. La question qui se pose dès lors est l’adaptation des outils aux patients d’origines diverses. «Notre société doit se faire à l’idée que l’ère de l’homogénéité est révolue. Elle doit se penser comme étant une société plurielle. Il ne s’agit pas d’importer d’autres modèles, ni non plus d’effacer les présupposés de notre pratique. Il n’est pas possible de s’inscrire en dehors de notre culture, ni de se départir de la manière dont nous avons été formatés. Par contre, nous pouvons être conscients que nos modèles et nos pratiques ne sont ni universels ni aculturels», poursuit Betty Goguikian Ratcliff.

Pistes de réflexion
Cette prise de conscience est nécessaire, tant au niveau de l’individu qu’au niveau des organisations, où les procédures et formatages institutionnels doivent être améliorés. Pour Ilario Rossi, le colloque «vise à mettre en relief les grands changements sociétaux et l’émergence de sociétés plurielles en référence au concept de santé mentale, et a trait autant aux politiques de gouvernance qu’à l’organisation des cultures institutionnelles ou aux compétences des professionnels». Et Betty Goguikian Ratcliff de conclure: «Le but du colloque n’est pas de comprendre les migrants, mais de comprendre notre vision de la diversité. Il s’agit de donner aux praticiens des outils de réflexion et une certaine distance face à leur pratique quotidienne.»

| Pour en savoir plus |
www.unige.ch/SMSP2013


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