Journal n°84

Un art de la grandeur et du spectaculaire

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Professeur à l’Unité d’histoire de l’art, spécialiste de la période moderne, Jan Blanc a apporté son concours à la conception de l’exposition présentée au Musée Rath

Quelle place occupe la tapisserie dans l’histoire de l’art?

L’art du tissage est omniprésent dans la mesure où il a longtemps constitué le décor mural le plus pratique et le plus prestigieux. Durant la période moderne et au Moyen Age, si l’on fait abstraction de l’architecture, c’est même l’art figuratif par excellence, bien plus que la peinture ou la sculpture. La tapisserie fait en effet partie des objets liturgiques les plus importants. Elle jouait un rôle capital dans les églises et lors des offices, dans le voilement et le dévoilement des espaces sacrés. Elle est aujourd’hui encore employée par des artistes contemporains – je pense, par exemple, aux œuvres de Magdalena Abakanowicz.

Comment évolue cet art à la période classique?

Le cycle des Actes des apôtres, conçu dans l’atelier de Raphaël, et datant de la deuxième décennie du XVIe siècle, marque une étape décisive dans l’histoire de la tapisserie. Il s’agit d’une commande du pape Léon X destinée à la chapelle Sixtine. Les cartons qui serviront de modèles pour la fabrication des tentures sont réalisés à l’échelle réelle. Ils deviendront le symbole d’un type de tapisserie qui prend appui sur les nouvelles règles de la peinture d’histoire. Se met alors en place une collaboration active entre des peintres, qui s’occupent de l’invention et de la composition, et des ateliers prenant en charge la fabrication et la diffusion des pièces – l’atelier bruxellois de Pieter Coecke van Aelst pour ce qui concerne la tenture des Actes.

Quel est le statut des lissiers qui réalisent les tapisseries?

Dans la hiérarchie artistique du XVIe siècle, l’inventeur de l’œuvre prime sur celui qui la réalise. Il n’est pas certain que tous les cartons de Raphaël aient été entièrement peints de sa main. Peu importait: il en était l’inventeur et en restait donc l’auteur affiché, tout comme aujourd’hui on attribue un édifice à son architecte, et non aux ouvriers qui l’ont fabriqué. Cela dit, avec le développement des ateliers de tapisserie aux XVIe et XVIIe siècles, des différences de qualité et des spécificités techniques d’une manufacture à l’autre commencent à apparaître. Certains lissiers font preuve d’une plus grande originalité et développent une capacité à ajouter ou à modifier des éléments. Les ateliers deviennent alors des lieux de valorisation de l’œuvre.

Avec quelles conséquences?

Une véritable industrie de la tapisserie se met en place. Ce sont désormais les ateliers eux-mêmes qui prennent l’initiative de commander aux peintres des cartons autour de grands thèmes dont on sait que les monarques et princes d’Europe sont friands. Ce sont d’ailleurs le plus souvent des sujets d’une grande banalité, afin qu’ils puissent attirer une clientèle multiple en déployant une grande variété iconographique et formelle. L’atelier devient le centre de cette économie. Plusieurs tapisseries peuvent être réalisées à partir d’un même modèle. Il existe ainsi différentes éditions du cycle de Constantin par Rubens. On assiste même parfois à des rééditions. Les cartons de Raphaël, par exemple, seront souvent réédités en Angleterre, au XVIIe siècle.

Comment les lissiers traduisent-ils la peinture sur leurs métiers à tisser?

Ils partent du carton fourni par le peintre, qui leur sert de modèle de référence et peut, quand il est peint, devenir par la suite une œuvre autonome, de dimensions souvent colossales. Pour les grandes tentures, le carton était mis aux carreaux, en utilisant des feuilles de papier représentant un fragment du modello, placées sous la chaîne du métier, et à partir desquelles étaient tissés le centre de la tapisserie et ses bordures ornementales.

Quel regard les artistes de l’époque portaient-ils sur l’Antiquité?

Ils nous livrent une Antiquité refabriquée, qui fait office de répertoire de formes, d’histoires et de valeurs faisant écho au monde contemporain. Ils visent à exprimer une vérité morale ou, plus simplement, à offrir un luxueux spectacle d’images. Nous sommes dans le registre de la fable. Les récits puisés dans ce passé glorieux servent également de prétexte à déployer la virtuosité du peintre ou du lissier, sa capacité à représenter des figures très nombreuses à l’intérieur d’une composition qui conserve sa cohérence. Dans cet art de la grandeur et du spectaculaire, la bataille occupe naturellement une place centrale, en valorisant les expressions dramatiques – ce que montrent plusieurs tapisseries et estampes de l’exposition – le but recherché étant de produire le maximum d’effet sur le spectateur.


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