Journal n°90

La Première Guerre a divisé la Suisse

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Peu étudiée et peu connue du public, la période couvrant la Première Guerre mondiale en Suisse a pourtant été le théâtre de transformations durables

Le centenaire du début de la Grande Guerre a amorcé un mouvement de rattrapage dans l’historiographie de la Suisse sur cette période jusqu’ici relativement peu étudiée et peu connue du public par comparaison avec le second conflit mondial. Cet effort est illustré notamment par le lancement en 2012 d’un projet «Sinergia» financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et piloté depuis l’Université de Zurich sous le titre «La Suisse durant la Première Guerre mondiale». L’impact du conflit a en effet marqué durablement l’environnement social, culturel et politique helvétique.

Les débuts du röstigraben

«Si la Suisse est restée jusqu’ici assez silencieuse sur cette période, c’est avant tout parce que cette guerre a été un moment de division, la Suisse romande étant majoritairement francophile et la Suisse alémanique favorable aux empires centraux», explique Charles Heimberg, professeur de didactique de l’histoire à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Ces positions très tranchées prennent une ampleur embarrassante pour la Suisse en 1915 avec l’affaire des colonels du haut commandement militaire Friedrich Moritz von Wattenwyl et Karl Egli accusés de transmettre des renseignements aux attachés militaires du Reich allemand. Apprenant ces faits, le Conseil fédéral s’emploie d’abord à muter discrètement les deux officiers. Mais devant le tollé provoqué par l’affaire auprès de l’opinion, notamment romande, une enquête administrative est lancée. Condamnés à une mesure disciplinaire de vingt jours d’arrêt, les colonels seront finalement suspendus de leurs fonctions par le Conseil fédéral.

Agitation sociale

La dégradation de la situation économique liée à la guerre, surtout pour la population urbaine, provoque un climat d’explosion sociale culminant avec la grève générale de 1918. «Le conflit a entraîné des fractures au sein même du mouvement ouvrier, scindé entre le camp des patriotes et celui des internationalistes», relève Charles Heimberg. La présence sur le sol suisse à cette époque de pacifistes et d’exilés politiques, comme Lénine, ne fait qu’amplifier les suspicions de complot, relayées par une presse où règne une assez grande liberté de ton par rapport à celle des belligérants.

«Ces divisions incitent des intellectuels à construire un discours patriotique qui appelle à faire taire les divergences entre Suisses», observe Charles Heimberg. De cette époque date la première élaboration d’une mythologie du «Sonderfall» helvétique, une exception portée par des valeurs conservatrices et de tradition, qui trouve sa justification dans la situation du pays au cœur de l’Europe et dans sa volonté d’indépendance.

Le conflit a par ailleurs joué un rôle capital dans l’édification de la politique humanitaire de la Suisse. Avec à sa tête le Genevois Gustave Ador, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) organise un centre de repérage des victimes et crée l’Agence internationale des prisonniers de guerre. De nombreuses familles se rendent alors à Genève dans l’espoir de retrouver la trace d’un proche disparu. Le CICR s’efforce également d’obtenir le rapatriement des grands blessés et des prisonniers. Ce rôle joué par la Suisse se verra ensuite renforcé par l’action de William Rappard, fondateur de l’Institut de hautes études internationales, en faveur de la mise en place de la Société des Nations et de son siège à Genève.

Cette politique humanitaire participe à donner un sens moderne à la neutralité suisse. Elle s’avère en tout cas une stratégie plus efficace que la dissuasion militaire pour préserver la paix helvétique. Cette question des relations entre neutralité et action humanitaire fait l’objet d’une thèse de Cédric Cotter, un chercheur de la Faculté des lettres, associée au projet Sinergia «La Suisse durant la Première Guerre mondiale» (lire Campus N° 117, à paraître).

Un laboratoire de propagande

Enfin, la Suisse a joué un rôle de laboratoire dans l’édification par les belligérants d’une propagande à visée internationale. De par sa position géographique et culturelle, son multilinguisme, la Suisse sert d’antenne à la diffusion d’idées, s’attirant les convoitises des communicateurs de part et d’autre du conflit. Alexandre Elsig, chercheur à l’Université de Fribourg, s’est ainsi intéressé aux efforts déployés par l’Allemagne pour se gagner les faveurs de l’opinion helvétique, et par ce biais la sympathie d’autres Etats neutres comme les Etats-Unis ou les pays scandinaves. A grand renfort de manifestations culturelles et philanthropiques, les agents allemands s’attachent les services d’artistes comme le compositeur et chef d’orchestre Richard Strauss ou le metteur en scène Max Reinhardt, invités en Suisse dans le cadre de tournées internationales. Ils parviennent également à conclure un accord pour mettre à disposition gratuitement les grands titres de la presse allemande dans les hôtels suisses de luxe.


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