Journal n°91

"Seule la simplicité change le monde"

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Son action en faveur de l’hygiène des mains a permis de sauver des millions de vies. Un ouvrage retrace l’aventure scientifique et humaine hors du commun du professeur Didier Pittet

A la fin des années 1840, un obstétricien d’origine hongroise impose le lavage des mains systématique à tout le personnel médical de son service, contre l’avis de la plupart de ses collègues. Ignace Semmelveis est en effet persuadé que ce sont les médecins qui sont responsables des taux élevés de fièvre puerpérale constatés dans les maternités. Selon lui, cette infection causée par des bactéries, en forte augmentation depuis la généralisation des hôpitaux, n’est pas due aux mauvaises conditions d’hygiène et à la promiscuité dans laquelle vivent la plupart des femmes à cette époque, comme il est couramment admis, mais elle est transmise par les mains des médecins, habitués à passer sans transition de la salle d’autopsie à la salle d’accouchement. Résultat de cette opération mains propres: le taux de décès par fièvre puerpérale dans le service du Dr Semmelveis chute à 0,23% alors qu’il se situait jusqu’alors aux alentours de 15%, avec des pics à 40%, ce qui constitue l’une des plus formidables prouesses médicales de tous les temps.

Une pandémie silencieuse

Un siècle et demi plus tard, Didier Pittet, professeur à la Faculté de médecine, est en train de réaliser un exploit similaire à l’échelle, cette fois, de la médecine globale du XXIe siècle. Son innovation, la mise en place d’une stratégie d’hygiène des mains à l’aide d’une solution hydro-alcoolique, s’est en effet imposée dans tous les hôpitaux de Suisse, avant de s’étendre, avec le soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à toutes les régions du monde, y compris les plus pauvres, là où elle pallie idéalement le manque d’eau. Aussi peu coûteuse qu’efficace, cette mesure a déjà permis de sauver des millions de vies. Cette incroyable aventure scientifique et humaine fait aujourd’hui l’objet d’un livre, signé du blogueur et essayiste Thierry Crouzet, et d’emblée traduit en six langues.

D’après des estimations établies sur la base d’études scientifiques publiées aux Etats-Unis, ce qu’on appelle aujourd’hui les infections nosocomiales, contractées dans des hôpitaux seraient responsables de 9% des décès dans les pays occidentaux et de 34% dans le reste du monde, pour un total de 16 millions de morts par année. Elles tuent davantage que la tuberculose, la malaria et le sida réunis. En Occident, elles seraient la deuxième cause de mortalité, devant les cancers du poumon, à égalité avec les accidents vasculaires cérébraux. «C’est une pandémie silencieuse», résume Didier Pittet. Un mal que la systématisation de l’hygiène des mains permet de réduire de moitié.

Face à ces données, on peut se demander comment il a fallu attendre un siècle et demi avant qu’un Didier Pittet ne parvienne à convaincre de l’utilité de cette mesure, alors que l’on sait depuis le milieu du XIXe siècle que les infections nosocomiales sont transmises par les mains du personnel hospitalier. Une des explications tient au développement de l’hôpital moderne, à l’augmentation du personnel médical soumis à des protocoles très stricts et à des cadences exigeantes qui, paradoxalement, laissent peu de marge pour effectuer un geste aussi simple.

Du lavabo au flacon

«Quand on est stressées, on n’arrive pas à se laver les mains», explique une infirmière. Dans une étude réalisée en 1994, Didier Pittet constate que le respect systématique des consignes d’hygiène imposerait au personnel médical de se laver les mains à 22 reprises en moyenne et par heure. Cela implique d’aller au lavabo, de se savonner les mains, de les rincer puis de les sécher, une série de gestes prenant entre une et deux minutes. Un rapide calcul permet de conclure à l’impossibilité pratique d’une hygiène systématique dans ces conditions. Didier Pittet a alors l’idée de simplifier la procédure en ayant recours à de petits flacons contenant une solution hydro-alcoolique que médecins et infirmiers peuvent avoir en permanence dans la poche de leur blouse. Résultat: un gain de temps – il suffit de quelques secondes pour effectuer le geste – et d’efficacité, l’alcool s’avérant beaucoup plus efficace que le savon pour éliminer les bactéries.

du scepticisme à vaincre

En octobre 2000, Lancet, la revue médicale de référence au niveau international, publie un article sur les vertus de la solution hydro- alcoolique. Sa notoriété est désormais assurée. Des médecins belges, australiens et américains viennent visiter les Hôpitaux universitaires de Genève pour découvrir le «Geneva Model» et repartent leurs valises remplies de flacons. Suite à ces premiers succès, le professeur genevois reçoit une délégation de l’agence britannique pour la sécurité des patients désireuse de lancer une campagne nationale. Le Royaume-Uni devient le premier pays à promouvoir l’hygiène des mains avec la solution hydro-alcoolique. Les résultats ne se font pas attendre. Les taux d’infections nosocomiales diminuent pratiquement de moitié.

Malgré ce succès, Didier Pittet doit vaincre de nombreuses résistances. Celle des médecins, sceptiques devant une mesure en apparence aussi anodine, et des infirmières qui trouvent le geste astreignant. Des responsables de la sécurité dans un hôpital américain vont jusqu’à déclarer que les stocks de solution à base d’alcool augmentent les risques d’incendie. Ailleurs, les résistances sont d’ordres culturel et religieux. Ainsi, lors de la mise en place du «Geneva Model» en Angleterre, l’usage d’une solution contenant de l’alcool pose problème au personnel soignant de confession musulmane. Il faudra beaucoup d’ingéniosité à Didier Pittet et à ses collègues britanniques pour calmer ces inquiétudes en sollicitant le concours du clergé musulman en Arabie Saoudite. L’usage des produits pour friction hydro-alcoolique sera finalement approuvé par la Ligue musulmane en 2006.

Une aventure humaine

Face à ces difficultés, l’aventure médicale prend toute sa dimension humaine. Contrairement à son maître spirituel Ignace Semmelveis, réputé pour son autoritarisme, Didier Pittet joue de son charisme. Il n’impose rien. Il cherche à convaincre, le plus souvent depuis la base, en rendant le personnel soignant conscient des enjeux et de la solution qu’il peut apporter à un problème majeur de santé publique. Thierry Crouzet décrit dans son livre un personnage cultivant une discipline de vie irréprochable, à la fois tenace et patient.

Produit accessible à tous

Une seule chose semble mettre le médecin genevois hors de ses gonds: les appétits de l’industrie pharmaceutique, avide de tirer des bénéfices de son invention. L’hôpital cantonal de Fribourg, qui a mis au point la solution alcoolisée, ne disposait pas des moyens financiers pour la faire breveter. Une aubaine pour Didier Pittet. De passage dans un hôpital kenyan en 2006, celui-ci découvre néanmoins que les flacons employés pour le lavage des mains y sont vendus trois fois plus cher qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Il décide alors de rendre la formule ouverte et publique, tout en proposant sa fabrication locale, sur la base d’une recette simple et peu coûteuse: un flacon de 100 ml pour moins de 0,50 dollar.

Cette même année 2006, il donne la formule à l’OMS. L’agence onusienne apportera d’ailleurs un concours décisif pour diffuser le message sur l’hygiène des mains à l’échelle globale (lire ci-dessous). Les épidémies mondiales de SRAS, en 2003, et de H1N1, en 2009, ont à leur façon contribué à ce mouvement, faisant prendre conscience à l’OMS de l’atout décisif représenté par «le geste qui sauve» pour lutter contre une pandémie. «Seule la simplicité change le monde», conclut Thierry Crouzet dans son ouvrage, qui constitue un bel hommage à un médecin hors norme, nommé par la reine d’Angleterre Commandeur de la Couronne britannique en 2007.

Pour en savoir plus

Thierry Crouzet, Le geste qui sauve, L’Age d’homme, 2014.


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