Journal n°142

L’éthique dans la recherche en sciences sociales, une question de dosage

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Les politiques sociales destinées aux populations vieillissantes sont généralement élaborées sur la base de résultats d’enquêtes sociologiques menées auprès des personnes de plus de 65 ans. Toutefois, dans ce type d’étude, une certaine part de la population cible, atteinte de démence sénile ou d’autres pathologies, n’est malheureusement plus en état de répondre aux questions des enquêteurs. Par conséquent, cette frange est généralement absente des enquêtes. Pour remédier à ce biais, certains chercheurs s’adressent à des parents pour répondre à la place des participants. Une pratique qui permet de rendre mieux compte de la réalité mais qui soulève d’autres questions, notamment sur l’absence du consentement éclairé du participant et sur la fiabilité des réponses obtenues.

Développer une sensibilité
C’est face à ce type d’interrogations, auxquelles sont régulièrement confrontés les chercheurs de terrain, que la Commission d’éthique de la Faculté des sciences de la société (SdS), instituée il y a deux ans (lire encadré), a décidé de mettre sur pied des journées de réflexion sur l’éthique en sciences sociales afin de permettre aux membres de la Faculté, et plus largement aux chercheurs de Suisse, d’échanger autour d’expériences concrètes. Objectif: développer et renforcer une sensibilité à ces questions et contribuer au développement de compétences pratiques dans le domaine.

Pour ouvrir la seconde édition de cette journée, le 20 février dernier, le vice-recteur Michel Oris a d’abord rappelé que l’évaluation éthique formelle des projets qui se met peu à peu en place sous la pression des bailleurs de fonds reflète la transformation des rapports entre science et société. Puis la parole était donnée au professeur Jean-Michel Chaumont (Université catholique de Louvain). Au cours de son exposé consacré aux méthodes d’enquête «à couvert» (undercover), le professeur Chaumont a fait valoir plusieurs arguments pour en recommander un usage modéré, sans toutefois prescrire totalement cette méthodologie: «Il s’agit tout d’abord de ne pas nuire à la confiance sociétale. Si chaque fois qu’un individu se confie à un autre, il doit avoir peur de s’adresser à un sociologue, cela peut avoir un effet délétère sur le lien social. Par ailleurs, ces méthodes se révèlent souvent inutiles, les enquêtes ouvertes fonctionnant plutôt assez bien.» En se basant sur des cas précis d’enquêtes menées à l’insu des sujets observés qui ont conduit à des dénonciations pénales, le professeur a par ailleurs rappelé que l’important était de garder en tout temps son identité de chercheur: «Nous ne sommes ni des policiers ni des travailleurs sociaux.»

Exposer ses interrogations
Deux ateliers complétaient le programme, lors desquels des moments d’échanges et de réflexion avec le public suivaient de brèves présentations de chercheurs. Ceux-ci exposaient leurs pratiques de terrain et leurs interrogations quant aux enjeux éthiques. Le premier atelier, «Produire des données à l’aune de la confidentialité», s’est intéressé aux questions d’anonymisation. Pour les chercheurs, il est en effet difficile de trouver le juste milieu entre la protection de la personnalité et la production d’une analyse critique, qui dévoile le monde social tout en rendant compte du contexte. En dépersonnalisant leur analyse pour éviter aux acteurs d’être reconnus et de risquer des représailles, les chercheurs sont en effet confrontés à une perte de richesse et à un aplatissement des interprétations. Et lorsque les participants aux enquêtes sont notamment des experts du domaine exploré, l’anonymisation conduit à une perte de légitimité de l’analyse. Le second atelier, «Penser l’éthique à partir de sa pratique», visait à croiser les perspectives des chercheurs avec celles des commissions d’éthique.

Les risques du formalisme
Pour la présidente de la Commission d’éthique de SdS, Claudine Burton-Jeangros, s’il est important de mettre aujourd’hui ces questions sur la table, il convient aussi de s’interroger sur les excès possibles du formalisme qui se met aujourd’hui en place: «Les premières régulations ont été établies dans les sciences médicales. Les procédures sont donc marquées par ces origines qui privilégient certaines formes de recherche, de nature quantitative, et ne représentent pas la diversité des approches développées par les sciences sociales. De plus, les évaluations représentent une charge de travail importante pour les pairs et les coûts financiers des procédures incombent le plus généralement aux porteurs de projets.» Quant à Blaise Dupuis, conseiller à la recherche pour la Faculté, il constate: «Dans le monde anglo-saxon où tout projet est soumis à évaluation, on constate que le travail sur le terrain devient tellement cadré que les découvertes fortuites ne peuvent même plus être exploitées.» —


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