Journal n°170

Les couples suisses se forment de plus en plus sur Internet

image-1.jpgGina Potarca, chercheuse à l’Institut de démographie et de socioéconomie (Faculté des sciences de la société), dirige depuis 2018 un projet de recherche Ambizione du Fonds national de la recherche scientifique qui se penche sur la manière dont Internet modifie les rapports amoureux. Entretien.


Internet occupe-t-il une place importante sur le marché sentimental suisse?

Selon les données de l’Enquête sur les familles et les générations de l’Office fédéral de la statistique, Internet était responsable de la formation de 27% des couples en Suisse en 2017 (toutes orientations sexuelles confondues). Les sites de rencontre, les réseaux sociaux et les applications de rencontre de type Tinder faisaient alors aussi bien que les réseaux d’amis. Il est possible qu’ils fassent mieux aujourd’hui.

Observe-t-on la même tendance ailleurs?

L’évolution du nombre de couples formés sur Internet en Suisse suit une courbe comparable à celle des États-Unis. Une étude publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences du 3 septembre 2019 montre pour ce pays une progression rapide dans les années 1995-2005, due à l’émergence des sites de rencontre en ligne et des réseaux sociaux, suivie d’un ralentissement de quelques années puis d’une nouvelle accélération à partir de 2010 liée à l’émergence des smartphones et des applications de rencontre. Les États-Unis diffèrent de la Suisse par le fait qu’Internet y est devenu le premier lieu de rencontre depuis 2013 déjà. La Toile y totalise désormais à elle seule près de 40% des parts du marché sentimental.


D’où vient cette différence?

Elle vient probablement du fait qu’en Suisse on accorde encore davantage d’attachement aux réseaux physiques locaux qu’aux États-Unis où les distances sont plus grandes et où la vie sociale en ligne s’est plus développée.


Peut-on décrire la population qui cherche à former un couple en ligne?

Internet comme espace de rencontre séduit de plus en plus des individus de tous les âges alors qu’avant, c’était plutôt le cas des personnes entre 30 et 50 ans, souvent divorcées. Pour les personnes actives, la recherche d’un ou d’une partenaire en ligne a l’insigne avantage de ne pas demander trop de temps, en tout cas en ce qui concerne les premières phases de tri et de prise de contact. Selon une étude américaine, le nombre de jeunes entre 18 et 24 ans qui ont utilisé les sites ou des applications de rencontre a presque triplé entre 2013 et 2015 et doublé chez les plus de 55 ans.


Quelle différence y a-t-il entre les couples formés en ligne  et dans le monde réel?

C’est justement l’objet de mes recherches. Internet transforme profondément les dynamiques de rencontre. Il offre une abondance d’opportunités sans précédent, à moindre effort et sans intervention de tiers. Certains observateurs pensent que les nouvelles technologies creusent les inégalités socioéconomiques en connectant les plus avantagés avec des personnes de même profil. D’autres estiment qu’elles menacent les relations stables par une offre illimitée de choix possibles qui rendrait les gens incapables de s’investir dans une histoire d’amour exclusive. De mon côté, je m’appuie pour l’instant sur la base de données longitudinales Pairfam, une étude allemande qui a suivi plus de 20 000 participants sur dix ans. Le projet Ambizione que je dirige me permet de retracer, pour la première fois, les processus de rencontre en ligne dans le temps et à travers différents pays (l’Allemagne, mais aussi la Suisse, les États-Unis et le Japon). Et ce, de manière rigoureusement longitudinale et en portant une attention spécifique aux effets de la sélection des partenaires.


Qu’avez-vous mesuré?

J’ai calculé la probabilité de former un couple puis de se marier en fonction du niveau de formation des partenaires. Le niveau de formation est un excellent marqueur pour estimer le statut socioéconomique des individus et c’est aussi une des informations les plus valorisées dans le marché des rencontres.

Avez-vous inclus les couples homosexuels?

Non. L’échantillon de couples homosexuels était trop petit pour être exploité. Par ailleurs, je n’aurais pas pu l’utiliser dans la partie de mon travail concernant le mariage puisque ce dernier n’est devenu légal pour les couples homosexuels en Allemagne qu’à partir d’octobre 2017.

Quels sont vos résultats?

On sait que, dans le «monde réel», plus les hommes sont diplômés, plus ils ont de chance d’entamer une relation amoureuse. J’ai remarqué que l’utilisation d’Internet ne creusait ni ne diminuait ces inégalités. Elle les perpétue. J’ai aussi observé que, dans l’ensemble, un homme a moins de probabilités de former un couple s’il effectue ses recherches en ligne que hors ligne.

Cela semble contre-intuitif...

Il y a plus d’hommes que de femmes qui font des recherches sur Internet, ce qui diminue objectivement les chances des premiers de trouver une partenaire. Les hommes ont toutefois la perception – biaisée – que le marché des rencontres en ligne est au contraire très vaste. Et d’autres études ont montré que les hommes, lorsqu’ils sont placés face à ce qu’ils perçoivent comme une abondance d’options, ont tendance à prendre plus de temps pour chercher la personne qui leur convient ou à se lancer dans des relations plus décontractées, moins longues, etc.

Qu’en est-il pour les femmes?

Pour elles, la situation est différente. Hors ligne, la probabilité de former un couple ne suit pas, comme chez les hommes, une progression linéaire en fonction du niveau de formation des individus. Les chances de trouver un partenaire sont en effet les plus élevées pour les femmes moyennement formées tandis qu’elles sont plus basses pour les deux autres catégories. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on observe chez les hommes, le fait de recourir à Internet ne modifie pas les chances de se mettre en couple pour les femmes peu ou moyennement formées. En revanche, cette probabilité augmente considérablement chez celles qui sont au bénéfice d’une formation tertiaire. Celles-ci auraient donc eu plus de risques de rester célibataires si elles avaient cherché un partenaire par des moyens non digitaux.

Les femmes ayant une formation tertiaire sont donc celles qui bénéficient le plus du marché des rencontres sur Internet...

Oui, mais pour ce faire, il semble qu’elles se mettent plus facilement en couple avec des hommes d’un niveau de formation inférieur au leur (hypogamie). Il y a tellement d’informations sur les sites de rencontre qu’il est possible (hypothèse à vérifier) que ces femmes valorisent moins ce paramètre et choisissent plus facilement de trouver des points communs dans des domaines différents.

Qu’en est-il du mariage?

Qu’une relation évolue vers le mariage est en général perçu comme un avantage financier et social. Toujours d’après les données allemandes, j’ai observé que les couples les moins diplômés sont ceux qui ont le plus de chances de se marier rapidement après leur rencontre mais seulement si celle-ci a eu lieu hors ligne. La situation s’inverse en effet si leur couple s’est formé sur des réseaux numériques. La probabilité de se marier après douze ans de relation passe de 60%, pour les couples qui se sont rencontrés hors ligne, à 25% pour ceux formés en ligne. En revanche, la perspective de mariage des couples moyennement ou hautement éduqués ne change pratiquement pas en fonction du mode de rencontre.

Comment cela s’explique-t-il?

Une explication probable est le fait qu’Internet a la particularité d’effacer la distance géographique. C’est un avantage considérable lorsqu’il s’agit de trouver un partenaire mais cela peut devenir un désavantage lorsqu’il s’agit de faire durer le couple et de se marier. Ce frein touche en particulier les personnes moins diplômées dont la probabilité de trouver un partenaire est plus faible et qui doivent, par conséquent, souvent chercher au-delà de leur région géographique. —