La formation des connaissances (1956) a b 🔗
Introduction c🔗
Problème central de la pédagogie, le problème de la formation des connaissances suppose, sous une forme implicite ou explicite :
— un recours à la psychologie ;
— un recours à la biologie, ne serait-ce qu’à propos du problème des relations entre maturation et expérience, entre génotype et phénotype et, plus généralement, entre l’organisme et le milieu ;
— un recours à la sociologie, car la connaissance est faite en partie de transmission culturelle ; elle suppose des représentations collectives, des relations interindividuelles : déjà à l’école (coopération) et plus encore dans les sciences, où les échanges sont un facteur fondamental du progrès.
Mais aussi, ce problème à trois dimensions conduit nécessairement à celui de l’épistémologie génétique. Cette épistémologie n’est pas une philosophie de la connaissance, mais l’étude scientifique de la formation des connaissances humaines. Aux données bio-, psycho- et sociogénétiques, il nous faudra donc ajouter des données tirées de l’étude historico-critique des sciences.
A. — Le problème pédagogique🔗
L’éducation est une technique de formation des connaissances : dès la pratique pédagogique, nous retrouverons donc, sous une forme explicite ou implicite, des références biologiques, psychologiques, sociologiques et épistémologiques. Nous le montrerons en examinant brièvement les buts et les méthodes de l’éducation.
1. Les buts🔗
a) Le but de l’enseignement dit traditionnel était de transmettre aux nouvelles générations les acquisitions des générations antérieures. La transmission culturelle se fait sans participation de l’enfant à l’élaboration de ses propres connaissances. Or, ce but suppose déjà au moins deux postulats psychologiques :
— les connaissances sont acquises du dehors, liées au langage et à la mémoire. (Cela peut même aller jusqu’à une sorte de platonisme : ces vérités sont éternelles, et, même si on ne les a découvertes que progressivement, immuables.) ;
— l’enfant possède, de façon innée, les instruments de compréhension qui permettent l’acquisition de ces connaissances. La raison est un cadre vide, qu’il s’agit de meubler de savoirs.
b) L’éducation dite nouvelle se propose au contraire de rendre l’enfant capable d’acquisitions par lui-même, c’est-à -dire de lui faire en quelque sorte réinventer les connaissances. On ne possède réellement une vérité que lorsqu’on peut la reconstruire. Ceci suppose deux postulats psychologiques :
— l’intelligence de l’enfant n’est pas seulement réceptive ; elle comporte surtout une activité formatrice qui élabore les connaissances ;
— la part de l’inné est réduite. Au départ, il y a évidemment des mécanismes héréditaires, mais aussi et surtout l’intelligence se structure en fonctionnant.
2. Les méthodes🔗
Il existe trois grands types de méthodes que l’on peut retrouver dans tous les domaines. Nous prendrons comme exemple l’initiation à l’arithmétique.
a) La méthode formelle, dite aussi verbale, ou mécanique🔗
Elle consiste à faire apprendre et mémoriser les règles avant que l’enfant ne les comprenne. Elle suppose que les connaissances mathématiques sont déjà construites par l’adulte, et que l’enfant n’a donc qu’à apprendre ces connaissances toutes faites. Elle implique aussi une prise de position quant à la nature même de ces connaissances et quant au mécanisme de leur élaboration. Sous cette méthode, il y a donc l’une ou l’autre de ces deux thèses : — une thèse « minimum », pour ainsi dire : les mathématiques (et la logique) constituent simplement un langage, c’est-à -dire une sémantique et une syntaxe générales permettant de saisir et traduisant les relations entre les objets. (Telle est, par exemple, la thèse de l’empirisme logique, issu du Cercle de Vienne et notamment de Carnap, et en faveur aujourd’hui dans les pays anglo-saxons.) ;
— une thèse « maximum » : les mathématiques correspondent, comme la logique, à des vérités éternelles, qui se traduisent dans la conscience par l’intermédiaire des représentations collectives et du langage. Il y a en quelque sorte un « réalisme des universaux », que l’on retrouve par exemple chez un logicien comme Ewart W. Beth 1.
b) La méthode intuitive🔗
Par réaction contre le verbalisme, les méthodes intuitives, de Froebel à Mme Montessori, ont eu recours aux sens ; W. A. Lay a construit des images (groupes de points) pour l’initiation aux nombres et aux opérations élémentaires ; et ces méthodes ont connu un regain de faveur sous l’influence des théories gestaltistes.
Ces méthodes reposent sur un postulat empiriste (la connaissance vient des sens), que renforce la thèse gestaltiste d’après laquelle l’intelligence restructure les données perceptives selon des lois d’organisation isomorphes aux lois de la perception même. Wertheimer soutient ainsi que nous trouvons immédiatement la surface d’un triangle rectangle isocèle en découvrant qu’il est la moitié d’un carré : le problème est résolu en situant la figure-triangle dans une configuration meilleure. Ici, la référence psychologique est explicite. Mais il y a aussi une référence épistémologique : la connaissance tient à une relation statique entre le sujet et l’objet, réglée par des lois de totalité et d’organisation.
(On pourrait montrer, d’autre part, que du point de vue pédagogique, les méthodes intuitives contiennent une équivoque, et qu’elles aboutissent à substituer une sorte de « verbalisme de l’image » au verbalisme du langage des méthodes formelles.)
c) Les méthodes actives🔗
Les méthodes actives partent, au contraire, de l’action propre de l’enfant. Les opérations mathématiques, par exemple, sont des actions intériorisées et groupées selon certaines structures. La connaissance se construit, elle est un processus et non plus une donnée statique.
Cela suppose une psychologie opératoire, qui fait de l’acte d’intelligence une activité effective ; cela suppose également une prise de position sur la nature même des connaissances.
Conclusion🔗
L’examen des buts et des méthodes pédagogiques ne résout pas à lui seul le problème de la formation des connaissances. Ce problème serait résolu, si la pratique pédagogique avait fait la preuve qu’une méthode, et elle seule, est bonne. Mais l’on trouve encore chez les pédagogues des divergences fondamentales. Tout au plus pouvons-nous chercher si certaines méthodes sont meilleures que d’autres. La pédagogie nous renseigne dans la mesure où un résultat peut être mis en relation univoque avec une hypothèse psychologique.
B. — Le problème psychologique🔗
Il nous faut montrer maintenant que le problème de la formation des connaissances n’est pas surajouté aux problèmes psychogénétiques pour des raisons épistémologiques ou philosophiques inavouées. Nous allons voir, sur quelques exemples très divers, que toute étude psychologique suppose la prise en considération du problème de la formation des connaissances, et conduit à des références épistémologiques.
La psychologie contemporaine, en effet, étudie des conduites, c’est-à -dire certains échanges entre l’organisme et le milieu. La biologie considère des échanges matériels, avec interpénétration des substances ; la psychologie, des échanges fonctionnels sans interpénétration, qui peuvent se faire à des distances de plus en plus grandes et avec des trajectoires de plus en plus compliquées.
D’autre part, toute conduite comporte :
— un aspect énergétique (intérêts, motivations, etc.) ;
— un aspect structural, la structure définissant l’ensemble des relations entre la conduite du sujet et les objets sur lesquels elle porte ; cette structure est toujours, comme nous verrons, une connaissance.
Le problème de la formation des connaissances est donc un problème fondamental de la psychologie des conduites, à quelque niveau qu’on se situe. Les exemples suivants tâcheront à le montrer.
1. Le learning🔗
Dans l’apprentissage pratique, la structure est relative à un besoin particulier, mais tout apprentissage est structuré. Ainsi, chez le jeune enfant, les déplacements sensori-moteurs s’organisent, vers 1 an ½-2 ans, en un groupe (au sens géométrique du terme), qui n’est encore qu’un groupe pratique de déplacements (c’est-à -dire acquis seulement sur le plan de l’action, avant de l’être sur le plan de la représentation). Pareillement, les connaissances théoriques de l’adulte dérivent de techniques. Sous les techniques les plus primitives, il y a des connaissances immanentes. L’homme, disait Essertier, a longtemps été un mécanicien qui ignorait la mécanique.
2. La perception🔗
On ne peut étudier un problème général de perception, sans rencontrer le problème de la formation des connaissances, sous une forme parallèle aux théories classiques de l’épistémologie.
a) Le problème de la perception de l’espace a donné lieu par exemple à une discussion entre Helmholtz et Hering, qui s’opposaient en formulant d’emblée la question dans les mêmes termes que l’épistémologie.
Helmholtz (cf. son Optique physiologique) se disait empiriste : l’espace n’est pas inné ; la perception nous donne des signes locaux non étendus, et la troisième dimension est le produit d’associations diverses entre les réflexes et mouvements oculaires, etc.
Hering est au contraire nativiste, aprioriste. L’espace correspond sur la rétine elle-même à des relations tridimensionnelles entre points excités.
b) Dans le problème de la perception du temps (perception de la simultanéité, de la succession…) on retrouverait les mêmes problèmes, notamment le conflit entre l’innéisme et l’empirisme, entre l’hypothèse de la lecture immédiate et celle de la construction progressive, créatrice de données nouvelles.
c) Le problème de la causalité a préoccupé les philosophes avant de préoccuper les psychologues. Hume y voyait la simple lecture empirique d’une succession d’événements, sans qu’il existe de connexion objective, de lien causal proprement dit entre l’antécédent et le conséquent. Maine de Biran pensait au contraire que nous atteignons la causalité dans notre action propre, dans la « sensation d’innervation » accompagnant l’effort d’un terme moteur (le moi) contre un terme résistant (l’objet). Et pour le rationalisme classique, Descartes par exemple, la causalité était le produit de l’intelligence déductive, qui construit une relation intelligible entre la cause et l’effet (causa seu ratio).
Or, à la suite de remarques de Metzger, Duncker, etc., Michotte a entrepris l’étude psychologique de la perception de la causalité. Par d’admirables travaux, il a découvert que dans certaines configurations, on perçoit un lien causal, sous la forme d’impressions de choc, de lancement, d’entraînement, etc. Ce lien ne serait donc pas déduit, mais directement appréhendé dans la perception. Et Michotte retrouve, au niveau même de ces faits expérimentaux, les hypothèses philosophiques classiques.
3. L’instinct🔗
Même au niveau de l’étude zoo-psychologique, on peut retrouver le problème épistémologique : le vieux problème de l’instinct a été renouvelé récemment, notamment par Konrad Lorenz, qui a mis en évidence l’existence d’IRM (innate releasing mechanisms). Ces mécanismes innés de déclenchement répondent à certains indices perceptifs (démarche particulière de la cane, forme triangulaire du croupion de l’oie, déclenchant chez le caneton ou l’oison « l’instinct » de suivre la mère). À ce propos, Konrad Lorenz a développé une théorie de l’activité spontanée du système nerveux 2. Cette étude a conduit Lorenz à soulever le problème de l’empirisme et de l’apriorisme, au cours des discussions du Groupe d’études de psychologie de l’OMS (Konrad Lorenz s’oriente lui-même vers ce qu’il appelle un « apriorisme dynamique »).
4. L’intelligence🔗
A fortiori, il est impossible d’étudier le développement de l’intelligence sans que l’examen de ses mécanismes ne soulève, ipso facto, le problème de la formation des connaissances. Nous le montrerons successivement à trois niveaux de ce développement.
a) L’intelligence sensori-motrice🔗
Vers 18 mois-2 ans, le bébé construit tout un ensemble de schèmes d’action fondamentaux qui constitueront les substructures de la connaissance ultérieure, et qui sont déjà des connaissances pratiques. Ainsi le schème de l’objet permanent, qui constituera la substructure de la notion de permanence (conservation substantielle) de l’objet. À ce même niveau l’enfant organise son espace sensori-moteur, et cette organisation aboutit à des structures qui seront la base de la géométrie ultérieure des représentations : ainsi le groupe pratique des déplacements. Au même niveau s’élaborent les formes primitives de la causalité : séquences temporelles suivant l’ordre de succession des événements, notamment l’ordre de succession fondamental correspondant à la subordination des moyens au but.
Chacun de ces schèmes, qui est le point de départ de connaissances ultérieures et qui est en même temps déjà une connaissance au sens pratique du terme, soulève un problème de formation. Si l’on étudie la formation de ces schèmes, il faut faire intervenir des facteurs tels que l’expérience acquise (associations, habitudes), les montages héréditaires (mécanismes innés), etc. ; et ces facteurs sont en même temps les éléments d’une interprétation épistémologique.
b) La pensée pré-opératoire🔗
À l’époque où il y a déjà langage, représentation, pensée symbolique, sans qu’il y ait encore d’opération proprement dite, on peut constater l’apparition de notions, dont certaines ont d’abord un champ d’application très étendu et voient ce champ se restreindre au cours du développement, tandis que d’autres, d’usage d’abord restreint, voient leur champ s’élargir sans cesse.
Un bon exemple des premières est fourni par la notion de finalité. Dès les premiers « pourquoi ? » de l’enfant, on peut voir l’importance extraordinaire que cette notion a dans sa pensée. L’enfant questionneur de 4-5 ans semble supposer que toute chose a une raison, exclure le hasard de tous les domaines. Et lorsqu’il fournit lui-même une explication, c’est encore une cause finale qu’il invoque :
Ainsi, après une promenade au cours de laquelle il a vu une source, l’enfant demandera pourquoi il n’y a pas de source dans le jardin familial. D’un bâton quelconque qu’il ramasse, il demande : « Pourquoi est-il plus grand que moi et plus petit que vous ? » Ou encore : « Pourquoi y a-t-il un grand Salève et un petit Salève (montagne genevoise) et pas un grand Cervin et un petit Cervin ? » Et il expliquera aussi bien : « Le grand Salève, c’est pour les grandes promenades, le petit Salève pour les petites promenades », et ainsi de suite.
Même attitude dans les réponses de l’enfant à certaines questions du test de Binet-Simon. Le premier stade de définition explicite, c’est celui de la définition « par l’usage », c’est-à -dire par la finalité : « une table, c’est pour manger ; une chaise, pour s’asseoir ; une maman, pour nous aimer, pour nous protéger ». Et pareillement pour des questions se rapportant à la nature : rivières, montagnes, etc.
Il arrive parfois que l’enfant, à de telles questions, fournisse d’abord une réponse causale n’impliquant pas la finalité. Mais si on le presse, s’il est à court d’arguments, c’est toujours à la finalité qu’il aura recours en dernier ressort. Il explique par exemple que les (petits) bateaux flottent parce qu’ils sont légers. « Et les gros ? Parce qu’ils sont lourds (c’est-à -dire qu’ils peuvent se porter tout seuls) ». On lui fait constater alors qu’un tout petit caillou, bien plus léger qu’un petit bateau, ne flotte pourtant pas. Troublé d’abord, l’enfant pourra trouver une justification de ce genre : « Je sais ! c’est parce qu’un caillou, c’est moins intelligent qu’un bateau. Et être intelligent, c’est ne pas faire ce qu’on ne doit pas faire. Un bateau, c’est fait pour flotter, ça doit flotter »…
La notion de finalité s’applique donc d’abord à tout ; puis son champ d’application se rétrécit progressivement. Cette évolution n’est pas sans rappeler — nous y reviendrons — celle de l’usage de la notion de finalité dans l’histoire des sciences : dans la physique d’Aristote, les « causes finales » expliquaient le monde matériel et celui des êtres vivants. Aujourd’hui, l’emploi des explications finalistes est très limité, et même en biologie il n’est pas certain que cette notion s’applique aussi largement qu’on l’a cru.
La notion d’ordre apparaît elle aussi assez tôt chez l’enfant (ordre de succession dans l’espace et dans le temps : l’enfant reconnaît l’ordre des perles dans un collier, l’ordre de deux mobiles qui se suivent ou se dépassent, etc.). Mais au début, son champ d’application est extrêmement restreint. Or, à l’inverse de la notion de finalité, ce champ s’élargira sans cesse, lors de la construction du nombre, des explications physiques, logiques, etc.
Pourquoi cette évolution en sens inverse ? C’est que les deux notions ne sont pas situées sur le même plan. La notion de finalité est tirée en effet d’une assimilation à l’activité propre. Elle procède d’une prise de conscience de la qualité de l’action, en tant que cette action est orientée vers des buts déterminés. Elle repose sur une certaine indifférenciation entre le subjectif et l’objectif, et n’a de sens que par rapport à certains types d’action : les actions intentionnelles. La notion d’ordre, au contraire, est liée non pas à telle ou telle action particulière, mais à la coordination des actions. Impossible en effet de coordonner deux actions, dès le niveau sensori-moteur et plus encore dès qu’il y a langage, sans faire intervenir la notion d’ordre : la simple coordination des moyens et des buts suppose que telle action précédera telle autre. La notion d’ordre est donc l’un des aspects de la coordination générale des actions, réelles d’abord, puis virtuelles et « intériorisées » ; la prise de conscience de son rôle opératoire fait s’étendre indéfiniment son champ d’application.
c) Les opérations concrètes🔗
Tout système opératoire soulève des problèmes d’épistémologie génétique.
1. Les notions de conservation de la pensée opératoire concrète (conservation des quantités, invariance du tout quel que soit l’agencement des éléments, etc.) soulèvent des problèmes quant au mécanisme qui a conduit à leur découverte, à l’idée de nécessité qui est attachée à l’affirmation des invariants.
Or, on retrouve des problèmes identiques dans l’étude historico-critique des sciences, à propos de l’élaboration des principes de conservation. Ces principes sont en effet nécessaires à la pensée physique, et leur affirmation a précédé, dans l’histoire des sciences, les expériences vérificatrices. Henri Poincaré soutient que l’esprit exige que quelque chose se conserve, et qu’ensuite seulement l’expérience indique ce qui se conserve. É. Meyerson montre de même que Lavoisier a affirmé la conservation avant de la vérifier.
C’est précisément là ce qui se passe dans le développement de la pensée de l’enfant. Dès qu’il affirme la conservation, il l’affirme comme évidente, comme nécessaire, sans besoin d’aucun contrôle ni vérification. D’autre part, on sait que dans l’expérience des boules de glaise 3, le premier invariant affirmé est celui de la « quantité de matière », indépendante d’abord du poids et du volume. Aucun physicien ne saurait définir cette « quantité » sans se référer au volume et au poids ; chez l’enfant, l’invariant « quantité de matière » montre la nécessité d’affirmer la conservation de quelque chose, avant même de savoir quelles quantités se conservent.
2. Si l’on étudie la genèse de la notion de nombre, on rencontre inévitablement des questions qui rappellent la controverse célèbre entre Poincaré et Bertrand Russell sur la nature du nombre. Pour Poincaré, le nombre repose sur une intuition primitive, antérieure à la logique (comprendre qu’on peut ajouter une unité à une quantité donnée), et déjà contenue dans l’action (par exemple dans la marche). Pour Russell au contraire, le nombre est tiré de la logique ; la construction du nombre suppose des notions logiques, la notion de classe pour le nombre cardinal, de relation asymétrique pour le nombre ordinal. Le psychologue est, de même, amené à se demander si l’enfant découvre le nombre par « intuition », ou s’il le construit à partir de notions logiques : nous aurons l’occasion de voir que l’étude psychogénétique apporte même de nouveaux éléments au débat et, pour expliquer la construction de l’ensemble des nombres entiers à partir de 6-7 ans, suggère une solution qui n’est ni tout à fait celle de Russell, ni celle de Poincaré.
3. On peut en dire autant de la notion de hasard. Existe-t-il chez l’enfant une intuition primitive de la probabilité ou bien le hasard est-il ce qui résiste aux opérations, ce qui expliquerait pourquoi la notion est découverte si tard ? Ici encore, la réponse suggérée par la psychogenèse met en jeu des interprétations épistémologiques.
Conclusion🔗
Ainsi, impossible pour le psychologue d’étudier le développement de la perception ou de l’intelligence, sans se poser le problème du mode de formation des connaissances. On remarquera que nous ne disons pas « formation de la connaissance », car la réponse à ce problème peut varier selon les notions étudiées. Le psychologue doit décider de la part qui revient aux facteurs innés, aux apports sociaux, aux acquisitions de l’expérience.
Ce n’est pas en pensant biologiquement ces problèmes que nous les éviterons. Les problèmes de la maturation, de l’exercice fonctionnel, de l’influence du milieu, traduisent en langage biologique les problèmes épistémologiques de l’apriorisme et de l’empirisme.
Ce n’est pas davantage en les pensant sociologiquement. Le rôle du milieu social dans l’élaboration des connaissances est évident, ne serait-ce que par l’intermédiaire du langage. Encore faudra-t-il se demander si les rapports de l’homme et du milieu donnent lieu à une activité réelle de transformation, ou simplement à un enregistrement passif de connaissances en quelque sorte imposées ; si les rapports sociaux donnent lieu à une construction collective et individuelle, ou simplement à une transmission culturelle, etc.
Le langage logique, auquel nous recourrons fréquemment, n’est rien d’autre qu’un moyen de traduction commode de ces problèmes généraux.
C. — Le problème épistémologique🔗
Le problème de la formation des connaissances, sous quelque forme qu’on l’exprime (problème pédagogique ou psychologique, problème biologique ou sociologique), aboutit donc nécessairement à des problèmes d’épistémologie génétique, sitôt qu’on en pousse l’examen jusqu’à un certain degré de profondeur.
1. Science, philosophie et épistémologies🔗
Une opinion courante, la plus commode il est vrai (et qui correspond aussi bien à une tradition universitaire de séparation des enseignements !), consiste à affirmer que, dès que le problème devient trop général, là prend fin la psychologie, là commence la spéculation philosophique. Solution confortable parce qu’elle renvoie à la philosophie les problèmes gênants, — mais solution toute verbale, car la frontière entre psychologie et philosophie (comme entre biologie et philosophie) n’est aucunement marquée dans les faits. Qu’elles le veuillent ou non, la psychologie comme la biologie font des incursions dans le domaine considéré comme « philosophique », et ce n’est que par des artifices de langage que le savant peut donner à croire qu’il n’est pas sorti de son secteur spécialisé.
Il y a plus : tout essai de marquer dans le contenu des problèmes, entre la philosophie et la science, une rigoureuse frontière, est contraire à l’évolution et à l’esprit des sciences les plus avancées : la frontière n’est pas à chercher dans les contenus, mais dans les méthodes.
Prenons les mathématiques : il y a un siècle, elles étaient radicalement indépendantes de la logique et de ce qu’on pouvait appeler alors la « philosophie des mathématiques ». Aujourd’hui, on peut voir dans toute œuvre mathématique, et singulièrement dans celle de Bourbaki, que la logique est devenue un instrument technique, un algorithme pour le mathématicien. Et non seulement la mathématique a incorporé la logique, mais le problème des fondements de la mathématique, naguère renvoyé au philosophe, est actuellement un problème technique du mathématicien.
Même évolution en physique. Il y a une cinquantaine d’années, les problèmes du déterminisme, de la certitude et des probabilités, de l’« objectivité » même (c’est-à -dire de la part de l’observateur dans la lecture de l’expérience), étaient laissés à l’épistémologie philosophique et à la gnoséologie. De nos jours, le problème du déterminisme — d’Heisenberg à Max Planck, de P. Langevin à Fermi et de de Broglie à Boehme — est un problème technique pour le microphysicien. La modification du donné par la manipulation même de l’expérimentateur n’est plus l’objet des seules réflexions du philosophe ; il est, si l’on peut dire, mis en équations par l’expérimentateur.
Si donc l’étude du développement de l’enfant, et notamment de l’intelligence, nous conduit à des problèmes d’épistémologie, nous n’avons pas à nous dérober. Il ne s’agit pas de faire de la philosophie à propos de problèmes psychologiques, mais bien de formuler et de délimiter avec soin des problèmes, naguère philosophiques, et qu’on doit pouvoir aujourd’hui étudier scientifiquement.
Encore faut-il préciser qu’à côté de l’épistémologie générale des philosophes, il peut exister des épistémologies scientifiques, dont l’épistémologie génétique n’est qu’un cas particulier.
Connaissance intégrale, par son objet, sa méthode et son but, la philosophie se propose de lier tous les problèmes entre eux, y compris les problèmes d’évaluation sur lesquels les positions personnelles peuvent diverger. L’attitude scientifique n’est pas d’appliquer une méthode et un langage « objectifs » au problème le plus général. Elle consiste au contraire à délimiter les questions, de telle façon qu’on puisse les aborder par des méthodes capables de réaliser, dans les strictes limites du problème ainsi défini, l’accord des chercheurs.
Nous nous demanderons quant à nous, sans rien préjuger de la nature de la connaissance en général, comment les connaissances s’accroissent, — comment, dans chacun des domaines, l’on passe d’une connaissance jugée inférieure à une connaissance « plus élevée ». Tel est l’objet de l’épistémologie génétique, dont la méthode est variationnelle et recourt notamment :
— à la psychogenèse des opérations mentales ;
— à la sociogenèse des notions ;
— à l’étude historico-critique du développement des sciences.
2. Psychogenèse et histoire des sciences🔗
C’est de psychogenèse que nous nous occuperons surtout ici ; mais il nous arrivera de faire des incursions dans d’autres domaines, en particulier dans celui de l’histoire des sciences, car l’on trouve parfois des convergences frappantes entre le développement individuel et celui de la pensée scientifique. Pour fixer les idées, donnons-en deux exemples sur lesquels nous aurons à revenir.
a) Le développement de l’espace et des géométries🔗
On sait que la géométrie a été empirique avant de devenir déductive. Les Égyptiens inventèrent des techniques pour mesurer les terrains après les crues du Nil, et découvrirent par exemple un cas particulier du théorème de Pythagore (pour des triangles dont les côtés sont proportionnels à 3, 4 et 5). Le nom d’harpédonaptes, donné aux premiers géomètres, signifie d’ailleurs arpenteurs, manieurs de cordeau. Avec Euclide au contraire, la géométrie devient un corps de propositions déduites, à partir d’axiomes intuitifs (ou qui le sont du moins, comme dit Poincaré, à l’échelle des solides usuels). De nos jours enfin, la géométrie est entièrement axiomatisée, tout axiome est arbitraire, sans rapport aucun avec l’expérience (Hilbert). Faut-il considérer que la géométrie en tant que telle est l’aboutissement d’une épuration progressive de l’expérience, ou au contraire qu’elle est d’emblée formelle ? On sait que, selon Poincaré, il y a discontinuité entre l’expérience perceptive et les notions euclidiennes de droite, de plan, de point, etc.
Or, l’étude psychogénétique des notions spatiales rencontre le même problème. Les premières connaissances géométriques de l’enfant naissent à coup sûr de l’expérience, d’actions sur les solides ou les figures (spontanément ou grâce aux jouets ou dans l’apprentissage du dessin). Mais à un moment donné, et sans qu’on puisse imputer la transformation à l’influence de l’école, se décrochent des déductions qui dépassent l’expérience.
Expérience : On donne à l’enfant un triangle en papier dont il peut découper les angles et les juxtaposer de manière à former une « demi-lune » de 180°. L’enfant le constate. On recommence avec des triangles très différents de forme, en lui demandant chaque fois de prévoir le résultat, puis en le lui faisant constater. Avec des enfants ignorant tout du théorème sur la somme des angles du triangle, on observe des différences notables selon l’âge :
— les petits sont toujours étonnés de constater que le résultat ne varie pas. Ordinairement, ils prévoient que « cette fois, ça ne va plus marcher ». Ils ne généralisent donc pas. Tout au plus font-ils un transfert : ils devinent, ils ne peuvent donner aucune justification ;
— les plus grands (vers 9 ans dans presque tous les cas, mais parfois dès 7 ans) prévoient, après seulement deux ou trois constatations, que ce sera toujours la même chose. Ils donnent des raisons : ici, c’est plus pointu, mais là , c’est plus gros ». Ils saisissent donc la déformation relative et réciproque des angles, et passent d’un cas particulier au cas général.
Quelle est la part respective de l’expérience, de la déduction logique, de l’intuition géométrique dans la connaissance de l’espace ? Un autre exemple nous montre un contraste suggestif entre l’ordre historique des découvertes géométriques et la structure de la théorie axiomatique des géométries modernes. Historiquement, la première géométrie déductive est celle d’Euclide : elle est métrique ; elle étudie les propriétés de certaines figures et leurs rapports quantitatifs, étant donné un certain nombre d’invariants (conservation des distances, invariants du groupe des déplacements). Puis est venue la géométrie projective, qui étudie les déformations des figures en fonction de la perspective. Enfin, dans la deuxième moitié du xixe siècle, la géométrie topologique analyse exclusivement qualitative des figures, du point de vue de leurs relations spatiales (propriétés de voisinage, d’extériorité, etc.). Or, si l’on considère la structure des géométries modernes et l’ordre axiomatique de leur construction, on constate que cet ordre n’est pas celui de l’histoire : d’abord vient la topologie, avec les homéomorphies, les correspondances qualitatives, etc. — d’où l’on peut dériver simultanément la géométrie projective et la géométrie métrique 4.
Ce qui est surprenant, c’est que chez l’enfant, les structures géométriques qui caractérisent les formes successives de la représentation de l’espace (telle qu’on la voit par exemple dans le dessin) sont conformes non pas à l’ordre historique, mais à l’ordre axiomatique des géométries : d’abord apparaissent les représentations topologiques, plus tard les représentations euclidiennes, en rapport étroit avec les premières intuitions projectives.
Rappelons quelques expériences qui montrent l’antériorité des représentations topologiques. Vers 3 ans, l’enfant à qui l’on fait copier les figures classiques (carré, triangle, losange, cercle, etc.) les dessine toutes de la même façon : une figure vaguement circulaire, mais en tous cas fermée. Si au contraire on lui fait copier une croix ou une figure ouverte, l’enfant fait un tracé plus ou moins exact, des entrecroisements approximatifs, mais son dessin est toujours une figure ouverte. On obtient des résultats identiques dans les épreuves de manipulation stéréognosique : par exemple, l’enfant ne distinguera pas un carré d’un triangle, mais distinguera toujours une figure fermée d’une figure ouverte.
Si l’on fait copier des figures plus complexes, on vérifie ce résultat. L’enfant de 2 ans ½, qui ne sait pas encore copier un carré, saisit les relations topologiques, et sait fort bien distinguer si le petit rond est dedans, dehors, ou — comme dit un sujet — « entre-dehors » (cf. fig. 1 et 2).
b) Le mouvement des projectiles🔗
Aux exemples de convergences entre le développement psychogénétique des notions et l’histoire des sciences, on pourrait objecter qu’ils nous enferment dans un cercle vicieux. L’histoire des sciences — c’est-à -dire l’histoire de la culture occidentale — n’est-elle pas la construction collective de notions, que l’adulte transmet ensuite à l’enfant, notamment par l’intermédiaire de l’école ? L’enfant recevrait donc les notions construites par la société, dans l’ordre même de leur construction, d’où la convergence. Mais les exemples que nous venons de donner infirment déjà cette objection. C’est indépendamment de tout apprentissage scolaire que l’enfant peut découvrir l’invariance de la somme des angles d’un triangle, et les premières représentations topologiques sont à coup sûr sans rapport avec la géométrie enseignée à l’école ou la géométrie usuelle de l’adulte. Un second exemple, emprunté à la genèse des notions physiques, montrera encore cette indépendance.
Aristote se demandait pourquoi une flèche ou une pierre qu’on lance ne tombent pas au sol sitôt qu’elles ont quitté l’arc ou la main. Ce problème faisait difficulté car la physique aristotélicienne admettait comme principes : 1° que les corps tendent vers leur « lieu propre » (le sol), et 2° que la transmission du mouvement suppose toujours deux moteurs, l’un externe (le bras), l’autre interne (l’objet lancé) — et non pas la simple transitivité de l’énergie cinétique. Une fois la pierre ou la flèche lâchées, le moteur externe cesse d’agir. Comment se fait-il que le mobile continue pourtant sa trajectoire ? Aristote expliquait alors que le moteur externe délègue son pouvoir à l’air lui-même : la vibration de l’arc provoque d’abord un courant d’air, puis le déplacement du mobile déplace à son tour de l’air, qui revient en arrière pour pousser le mobile.
Voilà une explication pour le moins périmée. On n’explique pas Aristote dans les écoles, et il ne semble pas que dans la conscience collective de l’ambiance adulte, il y ait la moindre représentation prédisposant à une explication de ce genre : notre physique usuelle repose sur le principe d’inertie, et l’usage des machines devrait favoriser des schémas d’explication mécanistes. Et pourtant, c’est une explication « aristotélicienne » que fournit le jeune enfant. Pourquoi les nuages bougent-ils ? Parce qu’ils sont poussés par le vent. Et d’où vient le vent ? Il est produit par le déplacement des nuages. L’enfant de 4-5 ans ne voit là aucune contradiction : c’est l’antiperistasis d’Aristote. Mêmes réponses pour expliquer le mouvement d’une balle qu’on lance, ou d’une allumette posée sur la table et qu’on déplace d’une chiquenaude : pourquoi ne tombe-t-elle pas verticalement sitôt qu’elle arrive au bord ? Ici encore, l’enfant, après avoir vaguement parlé d’élan, explique par l’air déplacé, par le choc en retour.
Il ne peut donc s’agir de transmission culturelle. Il n’est pas douteux que le milieu social agisse sur l’enfant, que l’apprentissage scolaire contribue à la formation des connaissances. Mais il y a aussi un mouvement spontané de formation, sur lequel le milieu peut agir par accélération, par freinage, mais qu’il ne suffit ni à créer, ni à expliquer. Et d’ailleurs, même si les notions étaient toutes transmises, il resterait à expliquer comment l’enfant peut les assimiler, et pourquoi il les assimile dans un ordre déterminé.
Conclusion et plan du cours🔗
Tels sont donc, seulement suggérés ici, quelques-uns des problèmes que nous tâcherons à résoudre dans la suite. L’accroissement des connaissances de l’individu obéit-il à des lois ? Ces lois valent-elles également pour expliquer le développement de la pensée scientifique ?
Dans la première partie de ce cours, nous étudierons les facteurs du développement (facteurs innés et maturation, expériences sur les objets physiques, influences du milieu social, facteurs généraux d’équilibre), ainsi que leurs répercussions sur la formation des connaissances.
Dans une seconde partie, nous étudierons la formation des connaissances dans des domaines particuliers : notion de nombre, notions spatiales, notions élémentaires de mécanique et de cinématique, notions de conservation, de hasard, de causalité en général.
Les facteurs du développement mental🔗
Remarque préliminaire sur l’explication des connaissances d🔗
Avant d’aborder l’examen méthodique des facteurs du développement, il faut insister sur le fait qu’une connaissance déterminée n’a jamais de commencement absolu. Toute connaissance est le produit d’une construction continue, à laquelle on ne saurait assigner d’origine : car sitôt qu’on place le début d’une notion sur le plan psychologique, il faudrait remonter encore du psychologique au biologique, etc. C’est donc le déroulement, la vection, le processus constructif qui expliquent une notion, et non pas ses formes primitives, qui sont d’ailleurs impossibles à fixer.
Prenons comme exemple la notion de temps.
Pour l’adulte cultivé, le temps est relatif à la vitesse, il n’y a pas de simultanéité à distance ; à petites vitesses nous acceptons le temps absolu de Newton : c’est le temps du sens commun. Mais d’où nous vient cette notion de temps ?
Elle a sans doute une sociogenèse : le temps des sociétés primitives est sociomorphique, réglé sur le calendrier des fêtes saisonnières ; puis avec les Chaldéens, les Babyloniens, le temps évolue en même temps que les techniques : le temps s’est « décentré », généralisé jusqu’à la notion de temps universel. Mais sur l’origine même du temps social nous ne savons rien : les primitifs qu’on a pu étudier sont, au mieux, les contemporains de Durkheim et l’on ignore tout des temps néolithique, paléolithique, etc.
La même incertitude concerne la psychogenèse de la notion de temps. Le temps vécu de l’adulte normal est sans doute assez différent du temps métrique : il est qualitatif, élastique, etc. Ce temps qualitatif est déjà opératoire, et l’enfant y applique assez tôt des notions logiques : transitivité de l’ordre de succession des événements (si A a lieu avant B et B avant C, A a lieu avant C), emboîtement des durées (la durée AB est plus courte que la durée AC), etc. Ce temps qualitatif peut d’autre part devenir métrique (par exemple brèves et longues dans le langage, la musique, etc.).
Mais ce temps qualitatif se construit à partir d’un temps antérieur aux opérations. Il existe un temps représentatif pré-opératoire où manquent les notions essentielles ; l’enfant ne comprend pas le synchronisme de deux mobiles ; la simultanéité n’a aucun sens pour lui indépendamment de la vitesse ; faute de conservation de la vitesse, l’enfant ne possède aucune métrique temporelle.
L’analyse régressive doit remonter alors jusqu’à la perception du temps : perception de l’avant et de l’après, seuil perceptif de durées très brèves, erreurs en partie systématiques dans l’évaluation des durées et la perception des simultanéités (étudiées notamment par Fraisse : on trouve par exemple que l’évaluation n’est assez approchée que pour des durées brèves).
Puis on devra remonter encore jusqu’au temps « neurologique » (propre au système nerveux), lui-même lié au temps biologique (cf. vitesse de cicatrisation des plaies, étudiée par Lecomte du Nouy).
On ne trouve donc pas de commencement absolu, mais une série de paliers, avec parfois d’ailleurs des enchevêtrements, des recommencements, des décalages. L’explication d’une genèse ne peut donc consister à découvrir des origines : elle consiste à étudier le passage d’un palier à l’autre. La genèse, c’est l’ensemble des lois de construction et d’évolution. De sorte que les vrais facteurs de la connaissance, ce ne seront pas tellement ses sources, que les lois de son développement.
Chacun des facteurs que l’on peut invoquer pour expliquer le développement conduit à des hypothèses épistémologiques particulières. Nous distinguerons quatre facteurs possibles (et non pas trois comme il est usuel) :
— L’hérédité, avec son prolongement dans la maturation (mécanismes innés contemporains ou non de la naissance). La considération des facteurs héréditaires peut conduire à une hypothèse aprioriste.
— Le milieu physique qui agit sur le développement mental sous la forme de l’expérience sur les objets ; sa considération conduit à des hypothèses empiristes.
— Le milieu social qui agit soit par la transmission culturelle de génération en génération, soit par les interactions entre individus (coopérations) ; sa considération conduira par exemple à des hypothèses conventionnalistes.
— Enfin un facteur d’équilibre, évidemment lié aux précédents mais qui a ses caractères propres et dont on peut étudier de façon autonome les lois de composition et d’évolution.
Nous étudierons chacun de ces facteurs du double point de vue psychologique et épistémologique, c’est-à -dire que nous envisagerons à la fois leur rôle dans le développement et les hypothèses qu’ils impliquent sur la formation des connaissances. Auparavant, un examen préalable de ces facteurs montrera la légitimité d’une interprétation en termes d’équilibre, et l’intérêt d’une telle interprétation.
Examen préalable des facteurs du développement🔗
1. Les facteurs innés et la maturation🔗
Différents auteurs ont considéré que certaines connaissances étaient a priori : ainsi les structures logico-mathématiques. En termes psychologiques, cela signifierait qu’il faut distinguer, dans les connaissances, les formes et les contenus. Si les contenus sont constitués d’acquisitions variables venues de l’expérience ou de la société, les formes, elles, seraient innées, liées aux montages héréditaires, notamment aux coordinations nerveuses. Ces montages innés émergent au cours du développement du fait de la maturation : ainsi on pourrait supposer que l’apparition de structures opératoires vers 7-8 ans est liée à la maturation fonctionnelle de structures nerveuses qui ne se produirait qu’à ce moment.
La maturation (évolution de l’organisme en tant que déterminée de l’intérieur par des facteurs héréditaires) a été fréquemment invoquée comme facteur explicatif (Gesell, Carmichael, Wallon). Son rôle déterminant n’est pas niable dans certains cas précis. Ainsi la coordination de la vision et de la préhension ne se réalise guère avant quatre mois et demi en moyenne (du moins sous sa forme complète, manifestée par trois conduites simultanées : saisir directement un objet donné dans le champ visuel, amener dans le champ visuel un objet posé dans la main, diriger le regard vers la main si celle-ci est retenue hors du champ visuel). Or cette coordination est liée, comme l’a montré Tournay, à la maturation de certains trajets nerveux (notamment : faisceau pyramidal) jusque-là non myélinisés.
Quoique la vérification des faits de maturation soit difficile, on peut envisager de généraliser cette hypothèse à tous les niveaux du développement. On peut cependant faire remarquer tout de suite :
1° que la maturation, qui dépend de la myélogenèse (Flechsig), de la cytodendrogenèse (achèvement des dendrites) (De Crinis) et de divers facteurs endocrinologiques, est subordonnée à des lois générales d’organisation. On a ainsi établi les lois de direction céphalo-caudale et proximo-distale ; Gesell y ajoute la « loi de l’entrelacement réciproque » (maturation alternée des extenseurs et des fléchisseurs) et Kappers a même proposé des lois « neurobiotaxiques » (déplacement et arrangement régulier des neuroblastes, dès l’organisation initiale du système nerveux selon des mécanismes rappelant les tropismes). L’étude de la maturation nous renvoie donc à celle des lois d’équilibre auxquelles elle obéit : Gesell, pour qui les gains de croissance représentent des « consolidations de stabilisation » a insisté sur les mouvements d’équilibration qui succèdent aux phases d’instabilité formatrice 5.
2° que la liaison étroite entre la maturation et l’exercice a été constamment soulignée dès le niveau des conduites animales. Spalding, étudiant le vol des oiseaux, a montré expérimentalement que l’entrave des mouvements des ailes des petits empêchait ensuite la conduite de se développer normalement 6. Dennis trouve des résultats semblables sur des rapaces 7. D’autre part il n’y a pas toujours de lien strict entre le fonctionnement anatomo-physiologique des organes correspondants : la formation des habitudes qui chez les animaux supérieurs est liée au fonctionnement du cortex est néanmoins possible chez les poissons et les invertébrés ; chez les prématurés le fonctionnement de certains mécanismes de la vision anticipe sur la maturation anatomique des trajets (quoique ce dernier fait ne semble pas confirmé par les enregistrements EEG). De façon générale, on peut dire que le lien des conduites avec la maturation nerveuse est d’autant plus apparent que les conduites sont plus primitives ; mais l’écart augmente au fur et à mesure que les comportements se compliquent. En tout état de cause, on s’accorde à reconnaître que la maturation, condition nécessaire mais non suffisante, ne fait qu’ouvrir un champ de possibilités qui ont besoin pour s’actualiser du milieu physique ou social.
L’examen de la maturation nous renvoie donc en définitive à l’étude des lois d’équilibre et du moins à celle de l’expérience acquise.
2. Le milieu physique et l’expérience acquise🔗
Le rôle du milieu physique est invoqué dès l’étude biologique (épigenèse, formation des phénotypes variables sur la base de génotypes constants, etc.). Du point de vue psychologique l’action du milieu est a fortiori évidente. Il reste que les mêmes situations, les mêmes milieux physiques, les mêmes dispositifs expérimentaux déterminent des réactions totalement différentes selon le niveau des sujets. C’est dire que l’action du milieu ne peut être conçue simplement comme un enregistrement passif de données objectives.
Exemple : problème de représentation dans l’espace étudié avec B. Inhelder : Un bocal contenant de l’eau est posé sur la table. L’enfant constate l’horizontalité du niveau de l’eau et doit prévoir la position de ce niveau si on incline le bocal : on lui fait représenter cette position par un trait qu’il ajoute à un dessin représentant diverses inclinaisons ; une fois la réponse donnée on incline effectivement le bocal et l’on fait comparer le fait avec le dessin. Or, la lecture même de l’expérience est toute différente pour les enfants de 4-5, 7-8 ou 11-12 ans. Les petits qui n’ont pas tracé de trait horizontal affirment néanmoins que leur dessin est juste. C’est qu’ils n’ont pas les instruments cognitifs nécessaires (système de références) pour « voir » que le niveau de l’eau reste horizontal quelle que soit l’inclinaison.
Lire une expérience ce n’est donc pas enregistrer directement un donné brut, c’est l’assimiler : et toute assimilation suppose des instruments d’assimilation préalables.
L’assimilation, phénomène biologique fondamental, se retrouve pareillement sur le plan psychologique.
L’action du milieu suppose dans tous les cas une accommodation, elle-même fonction d’un schème d’assimilation préalable. Ces schèmes, d’abord organiques, sont des schèmes d’action chez le nouveau-né et deviennent par la suite des schèmes représentatifs, notionnels, opératoires.
Sans préjuger encore si entre ces divers schèmes successifs la différence est de nature ou seulement de degré, nous pouvons reconnaître que les schèmes d’assimilation les plus primitifs ont leurs racines dans les montages héréditaires. Nous rejoignons par là ce que nous disions de la maturation : si la maturation ne joue jamais sans exercice, l’exercice ne joue qu’en fonction de schèmes préexistants. D’ailleurs on ne songe plus guère à opposer maturation et exercice : c’est, dit Mc Graw, une dichotomie encombrante 8. On peut considérer que ces deux facteurs s’équilibrent l’un l’autre : aux lois de leurs équilibres respectifs, si elles existent, on devrait superposer les lois d’équilibre de leur interaction.
3. Le milieu social🔗
L’action du milieu social peut se présenter sous deux aspects : la transmission culturelle des connaissances (par le langage, dans la famille, à l’école, etc.) d’une part, et la coopération interindividuelle d’autre part. Sous ces deux formes le facteur social suppose le facteur d’équilibre :
1° la transmission culturelle n’est jamais une simple contrainte qui, du dehors, imposerait au sujet des connaissances toutes faites. Elle suppose toujours une assimilation des données culturelles dans le cadre de structures neurologiques ou psychologiques préexistantes, qui relèvent de la maturation ou de l’expérience acquise. On peut donc considérer la culture scolaire comme un équilibre entre ces divers facteurs. De même pour l’acquisition du langage : qu’elle relève de l’action du milieu social, ce n’est pas niable ; mais aussi bien le langage n’est pas incorporé en bloc, ou n’importe comment : il est assimilé étape par étape (par exemple, conjonctions et adverbes conjonctifs comme « donc », « quoique », etc., sont acquis tardivement). Et l’on peut considérer chaque étape comme un palier d’équilibre.
2° la coopération, si on l’analyse en termes de relations interindividuelles, apparaît comme isomorphe aux opérations intra-individuelles. Par exemple, contredire, c’est faire une opération inverse (négation) ; collaborer, ce peut être faire une addition logique. Mises en relation, réciprocités, etc., sont des co-opérations, que l’on peut donc décrire en termes d’équilibre.
On pourrait se demander alors si ce sont les opérations interindividuelles qui engendrent les opérations intra-individuelles ou si c’est l’inverse. Mais on risque de tomber là dans un cercle vicieux. Le langage de l’équilibre fait l’économie de ce problème : intra-individuel et inter-individuel ne sont alors que les deux aspects indissociables d’une même réalité.
4. Le facteur d’équilibre🔗
Chacun des trois facteurs examinés suppose, avons-nous vu, un processus d’équilibration. Doit-on alors considérer l’équilibre comme inhérent aux trois premiers facteurs, ou comme un facteur autonome obéissant à des lois d’organisation propres ? Dans ce second cas présente-t-il quelque intérêt dans le problème de la formation des connaissances ?
Nous répondrons à ces questions en analysant un exemple central : celui de la réversibilité.
Les conduites élémentaires sont à sens unique (les associations d’idées, les premières habitudes, les perceptions sont irréversibles). Seule l’intelligence, au niveau opératoire, parvient à la réversibilité, qui se présente sous deux formes :
— l’inversion (ou négation) qui consiste à annuler une opération en la renversant. L’opération (−A’) annule l’opération (+A’) et ramène au point de départ A : A (+A’) (−A’) = A.
— la réciprocité des relations : symétriques (A = B et B = A) ou asymétriques (A > B et B < A).
L’inversion ni la réciprocité n’existent dans la pensée du jeune enfant (il dit, par exemple, qu’il a un frère, mais n’admet pas que son frère ait un frère) ; c’est à l’absence d’inversion qu’est due la non-conservation.
Vers 7-8 ans, l’enfant parvient à des systèmes réversibles dans certains domaines (« quantité de matière », distances, longueurs, etc.). D’où peut alors provenir l’apparition de la réversibilité ? Examinons l’explication qu’en peuvent fournir les facteurs énumérés ci-dessus.
1° On peut invoquer la maturation. La réversibilité serait une structure mentale innée, qui n’arriverait à maturité que tardivement. En fait, les études longitudinales menées par B. Inhelder montrent une construction progressive, liée à l’activité du sujet (manipulations, par exemple) et comportant toute une série de termes de passage. La maturation, si maturation il y a, expliquerait l’ensemble, le système final, mais non les étapes successives. D’autre part, on voit mal à quoi cette réversibilité peut correspondre au niveau du système nerveux. Dans l’état actuel de nos connaissances neurophysiologiques, on ne peut guère invoquer que des propriétés générales (passage de l’influx, freinage, etc.), trop primitives pour expliquer l’apparition si tardive de la réversibilité. Enfin, le rôle du milieu n’est pas négligeable dans cette apparition.
2° On pourrait supposer que la réversibilité provient de l’expérience physique. Mais justement la plupart des phénomènes physiques sont irréversibles, et pour les autres, l’enfant ne peut y « lire » la conservation et la réversibilité que s’il possède les instruments d’assimilation comportant déjà la réversibilité. L’enfant de 4-5 ans, qui croit qu’en aplatissant une boule de glaise on l’augmente, ne pourra jamais être convaincu du contraire par la seule expérience physique : si on reforme la boule initiale, il dira par exemple qu’en « s’arrondissant, la galette diminue ».
3° On pourrait voir dans la réversibilité un produit social ; et, certes, le langage contient déjà quantité de notions réversibles. Mais encore faut-il que l’enfant les comprenne. La vie sociale n’aboutit à de telles notions qu’à condition qu’il y ait structuration concomitante des actions individuelles. Pour que l’inversion-négation soit comprise, il faut que soient réalisées les conditions d’une assimilation active ; sinon, pourquoi l’enfant ne la comprendrait-il pas dès qu’il commence à parler ?
4° Il est donc plus légitime, et plus économique à la fois, de voir dans la réversibilité une forme d’équilibre des structures cognitives. On caractérisera alors cet équilibre par deux sortes de propriétés :
— une propriété de minimum (l’équilibre est l’état d’un système où les transformations possibles sont minimums) ;
— une propriété de composition totale (dans un système en équilibre, les transformations possibles se compensent totalement).
La réversibilité n’est, on le voit, que la caractéristique générale d’un système équilibré. Au point de vue psychologique, la réversibilité fait partie d’un système d’opérations logico-mathématiques, qui constituent les lois d’équilibre de la pensée.
C’est de ce point de vue que les lois d’équilibre constituent un facteur de formation des connaissances. Elles ne sont d’ailleurs pas propres à l’intelligence : en perception, les bonnes formes correspondent à un équilibre 9 ; dans le domaine affectif, on retrouverait des équilibres, au moins partiels (cf. lois de l’intérêt, satisfaction des besoins) 10.
Si nous traitons l’équilibre comme un quatrième facteur, c’est que les processus d’équilibration obéissent à des lois qui leur sont propres, et qui n’impliquent aucune hypothèse quant à la nature des éléments mis en jeu. Ces lois seront, selon le cas, des lois de composition probabiliste (perception), ou des « stratégies » comme on dit en théorie des jeux. Dans tous les cas, une explication rigoureuse de l’équilibre en termes mathématiques est possible.
Les facteurs du développement mental (suite) e🔗
Un examen préalable des facteurs du développement a montré l’insuffisance d’une explication de la formation des connaissances par la seule hérédité, la seule expérience, le seul milieu social ; il paraît alors légitime et avantageux de proposer une interprétation en termes d’équilibre : le recours à ce nouveau facteur permet en effet de construire un modèle plus général, tenant compte simultanément de tous les facteurs précédents. Nous reprendrons maintenant l’étude séparée de chacun des quatre facteurs, en considérant les hypothèses épistémologiques, explicites ou non, auxquelles conduit leur prise en considération respective.
I. — Innéité, maturation et critique de l’apriorisme🔗
Nombreux — et divers — sont les auteurs qui ont considéré comme innées certaines connaissances telles que la troisième dimension, les constances perceptives, les bonnes formes, etc. Mais le terme d’inné peut avoir deux sens épistémologiquement différents :
— il peut désigner des mécanismes héréditaires d’origine endogène (provenant d’une transformation interne des gênes ou du cytoplasme) ;
— il peut s’appliquer à la transmission héréditaire de caractères acquis, c’est-à -dire de caractères ayant eu comme origine une influence du milieu.
C’est au premier sens seulement que le recours à l’inné entraîne une position aprioriste. Au second sens, il conduit, comme nous verrons, à un empirisme élargi.
1. Limites de l’innéité en biologie🔗
Depuis les travaux de Weissman, l’hypothèse de l’hérédité des caractères acquis est rejetée par la plupart des biologistes. Mais leurs arguments ne sont pas absolument décisifs, car les expériences ne portent que sur l’hérédité chromosomique, et non sur l’hérédité cytoplasmique, dont l’étude est toute récente. D’autre part, les travaux de laboratoire ne font guère intervenir le facteur temps, qui peut avoir une importance considérable en ce domaine : « Ce que nous savons, dit prudemment Caullery, c’est que les variations adaptatives ne sont pas héréditaires, et que les variations héréditaires ne sont pas adaptatives. »
Mais le problème a été posé à nouveau récemment par les biologistes soviétiques (Lyssenko), et renouvelé par diverses recherches sur l’hérédité cytoplasmique (cf. Hinshelwood). Certains mutationnistes sont allés jusqu’à admettre que des phénotypes peuvent être fixés héréditairement par des mutations particulières porteuses de facteurs de fixation (F. Chodat).
Les faits, en tous cas, sont complexes. Citons une observation personnelle, faite il y a une trentaine d’années sur la limnée des étangs (Limnæa stagnalis) 11. Ce mollusque, sorte d’escargot à coquille ordinairement allongée, se rencontre dans les lacs suisses, sous une variété à coquille globuleuse. Cette forme est due aux conditions de développement de l’animal : les vagues l’obligent à s’agripper aux rochers, ce qui a pour effet un élargissement de l’ouverture, et une contraction du muscle columellaire, tirant sur la coquille et lui donnant peu à peu sa forme arrondie. Une étude statistique, puis un élevage en aquarium, ont montré que la forme globuleuse est héréditaire (8 générations). Les mutationnistes expliquent que les formes contractées sont dues à des mutations qui se produisent au hasard, survivent dans les lacs et sont éliminées dans les marais. Mais des limnées à forme globuleuse ont été transplantées dans un marais, et depuis 27 ans elles ont gardé leur forme globuleuse. On peut, il est vrai, objecter que c’est alors le fait d’une dominance des génotypes globuleux sur les génotypes allongés ; pourtant, des croisements mendéliens n’ont pas montré cette dominance dès la première génération.
On ne saurait donc accepter sans réserve l’hypothèse weismanienne. Ou bien il existe une hérédité des variations acquises, — ou bien entre l’hérédité génotypique et les variations phénotypiques il y a place pour un tertium qui reste à déterminer, et qui rendrait explicitement compte des relations entre mécanismes héréditaires et action du milieu.
2. Limites de l’hérédité en psychologie🔗
Si l’on passe au domaine psychologique, les limites de l’hérédité sont plus restreintes encore. Il est facile de montrer qu’il existe toujours une marge plus ou moins grande entre les mécanismes innés et l’actualisation des conduites correspondantes. Nous le marquerons sur quelques exemples :
a) La coordination de la vision et de la préhension🔗
Il semblerait que cette coordination dépende de la maturation seule. Pourtant, une observation plus fine nous fait découvrir des fluctuations dans son apparition. Ainsi, sur trois enfants de la même famille, on a pu l’observer respectivement à 6 mois et quelques jours, 4 mois ½, et 3 mois et quelques jours (Piaget). Il semble difficile d’imputer ces décalages à la seule maturation. On comprend mieux, en revanche, si l’on songe que l’aîné n’avait été aucunement exercé, tandis que les deux autres avaient fait l’objet de diverses expériences (sur l’imitation des gestes notamment), et bénéficié ainsi d’un entraînement sensori-moteur intensif. Il ne paraît pas douteux que l’exercice actualise les effets de la maturation ; reste à savoir s’il ne fait que les hâter, ou s’il est fondamentalement nécessaire à leur réalisation.
b) Le langage🔗
Plus visible encore est, dans le développement, la marge entre les aptitudes phonatoires héritées et le langage proprement dit. Si les mécanismes du langage sont héréditaires (le chimpanzé des Kellogg n’a jamais pu apprendre à parler), la langue est le produit de l’action du milieu social. La disposition au langage ne cristallise donc que dans et par le milieu. Comment envisager de séparer ici les deux facteurs ?
c) Les opérations intellectuelles🔗
Vers 7-8 ans apparaissent les opérations concrètes (sériations, inclusions, etc.). Ce tournant du développement mental est peut-être lié à la maturation de certaines coordinations nerveuses. Mais d’une part, nous ne connaissons pas ces coordinations, et d’autre part, bien qu’il existe entre 5 et 6 ans une accélération de croissance, le lien entre ces transformations biologiques et les opérations mentales paraît bien lâche. Que les conditions nerveuses soient nécessaires, c’est l’évidence ; il est non moins évident qu’elles ne sont pas suffisantes, et que l’actualisation des opérations logiques fait intervenir l’expérience acquise et le milieu social.
Vers 11-12 ans apparaît la possibilité de combiner n à n toutes sortes d’éléments ; la structure de cette combinatoire est celle de l’ensemble des sous-ensembles, par opposition à la structure des ensembles simples qui intervient dans les classifications, les matrices, etc. On constate d’autre part que cette structure nouvelle donne lieu à des schèmes applicables dans tous les domaines : arrangement de jetons, langage, conduites expérimentales étudiées par B. Inhelder (ce n’est qu’à partir de 12 ans que l’adolescent est capable d’expérimenter sur un fait complexe, la flexibilité d’une tige par exemple, en faisant systématiquement varier les facteurs un par un) 12. Expliquerons-nous cette nouvelle structure d’ensemble par des facteurs de maturation ? On peut l’envisager, et s’appuyer sur l’isomorphisme des structures nerveuses et des structures logiques, dans le sens des recherches de la cybernétique ou des travaux de Mc Culloch et Pitts : la structure formelle du réseau correspondrait à une structure analogue du réseau nerveux. Il reste qu’on observe des décalages considérables, selon les milieux, dans la date d’apparition des opérations formelles ; il y a même des sociétés, où les sujets n’y parviennent jamais.
Il est donc encore une fois manifeste que les éléments fournis par la maturation nerveuse constituent une condition nécessaire, mais non suffisante. La maturation ne fait qu’ouvrir un champ de possibilités. Les données dont nous disposons actuellement ne permettent pas en tout cas de conclure à l’innéité de tel ou tel mécanisme opératoire (ni perceptif). Ce ne sont pas nos connaissances sur l’hérédité qui justifieront une interprétation aprioriste de la formation des connaissances.
3. Critique épistémologique de l’apriorisme🔗
Attaquons donc maintenant l’apriorisme sur le terrain épistémologique même. Pour justifier l’apriorisme, Kant invoquait deux critères : la généralité et la nécessité (une notion est a priori lorsqu’elle est absolument générale et lorsqu’il est impossible de penser autrement). Ces deux critères, s’ils sont fondés, devraient être constatables par l’observation et l’expérience. Or, ni l’histoire des sciences, ni la sociogenèse des connaissances ne vérifient l’existence de telles notions.
a) L’espace et le temps🔗
Les formes a priori de la sensibilité n’ont, on le sait, rien de transcendantal au sens où Kant l’aurait voulu. Pour Kant en effet, le temps a priori était un temps à écoulement uniforme, celui auquel s’applique la métrique newtonienne. Or, ce temps uniforme est le produit d’une longue élaboration sociale, et on n’y voit aujourd’hui qu’un cas particulier du temps déformable de la relativité. De même, l’espace kantien a priori était l’espace d’Euclide à trois dimensions. Or, l’espace euclidien est un espace particulier, aboutissement d’une lente élaboration, et ce n’est pas le seul espace métrique concevable. Il est vrai que notre représentation imagée ou même notre perception de l’espace sont limitées à trois dimensions. Mais l’espace perceptif n’est pas homogène ou isotrope. Et si l’on tient à considérer les trois dimensions comme innées, l’hérédité ici n’est que celle d’une limitation, que tendra précisément à dépasser le progrès de la connaissance.
b) Les a priori logiques🔗
Ce qui est vrai des formes a priori l’est aussi des catégories. On sait, par exemple, que Lévy-Bruhl a fait l’hypothèse d’une prélogique chez les primitifs, puis s’est rétracté dans ses Carnets (posthumes). Mais c’est sans doute aller trop loin dans les deux sens. Lévy-Bruhl n’a pas assez distingué, en effet, entre les fonctions et les structures. Il peut y avoir une fonction permanente d’adaptation de l’esprit au réel et de recherche de la cohérence, — et néanmoins des structures qui évoluent. On peut garder le terme de prélogique, à condition qu’il désigne une phase de la structuration, qui évolue vers une cohérence à la fois plus stable et plus mobile.
4. Critique psychogénétique🔗
L’étude psychogénétique corrobore cette critique de l’apriorisme par l’épistémologie génétique. Nous le montrerons sur deux plans : celui de la perception, où il n’y a ni nécessité, ni généralité intégrales, mais une équilibration approximative, — et celui des opérations, où il y a bien généralité et nécessité, mais seulement au terme de l’évolution et non à son point de départ.
a) La perception 13🔗
1° La perception de la troisième dimension :
Elle peut provenir d’un mécanisme inné. Mais un tel mécanisme, s’il existe, n’est pas ajusté dès la naissance avec une suffisante précision ; il n’acquiert cette précision qu’avec l’exercice et l’expérience. Chez le nouveau-né, on peut noter toutes sortes d’erreurs dans les conduites relatives à la profondeur. On peut se référer également aux observations sur les aveugles-nés opérés, celles de Semden (1932) notamment : l’estimation de la profondeur, comme la discrimination des formes, requiert un apprentissage. On a contesté, il est vrai, cette interprétation en invoquant l’effet du choc opératoire. Mais la durée de l’apprentissage est plus longue que celle qui peut être attribuée au choc. D’autre part, une expérience de psychologie animale sur des rats élevés dans l’obscurité (Hebb) conclut aussi à la nécessité d’un apprentissage. Apriorisme et innéité restent douteux.
2° Les constances perceptives :
On les a crues innées ; mais elles ne sont pas contemporaines de la naissance, ni même si précoces que certains l’ont pensé (les faits et les conclusions d’Helen Frank, de Burzlaff, etc., ont été discutés par Beyrl, Brunswik et Cruikshank, Piaget et Lambercier) 14. D’autre part, à un niveau où la constance est indubitablement acquise, elle n’est pas rigoureuse. On trouve chez l’adulte une surconstance : à 4 m, une tige de 9 cm 5 est vue égale à une tige proche de 10 cm 15. Le seuil de constance varie d’ailleurs considérablement selon les sujets. De tels faits sont l’indice d’un mécanisme de régulation, et non pas d’un mécanisme tout monté.
3° La causalité perceptive :
On pourrait croire ici à une connaissance immédiate et a priori. Mais une analyse génétique plus fine montre que les données visuelles ont été préparées par une élaboration tactilo-kinesthésique. Pour le jeune enfant, l’impression de causalité cesse dès qu’il n’y a plus contact entre les deux mobiles. Les schèmes perceptifs de la causalité semblent donc bien l’aboutissement d’une construction dont les origines remontent au niveau sensori-moteur.
b) Les opérations intellectuelles🔗
Nécessité et généralité caractérisent bien les opérations logico-mathématiques : les critères kantiens de l’a priori sont ceux-là mêmes des invariants. Mais ces invariants ne sont pas tout formés dès l’abord. On sait de reste qu’ils marquent le point final, l’équilibre terminal d’une construction progressive. La généralité et la nécessité de l’invariant caractérisent donc le terme de la construction, et non son point de départ.
Conclusion🔗
Nous pourrions dire de l’hypothèse aprioriste qu’elle est exacte dans ce qu’elle conteste : la connaissance n’est pas en effet le simple enregistrement des données de l’expérience ; qu’elle est en partie exacte, d’autre part, dans son affirmation de l’activité du sujet dans la connaissance. Mais elle n’est pas recevable en ce qu’elle considère cette activité comme antérieure à toute expérience. C’est en effet au cours de l’expérience, et par l’expérience que cette activité s’organise. On peut alors parler, comme fait Konrad Lorentz à propos du problème de l’instinct, d’un apriorisme dynamique : il n’y a pas de structures préformées, mais un processus de structuration qui tend vers des organisations plus ou moins stables, générales et nécessaires selon le domaine considéré.
II. — L’expérience physique : critique de l’empirisme🔗
Exclusivement invoqué par l’empirisme, et volontiers par le sens commun, le rôle de l’expérience physique est assez aisé à étudier : il intervient explicitement, et dès la naissance. L’empirisme classique soutient que toute connaissance procède des sensations et des traces qu’elles laissent (images mentales). Entre ces éléments s’établissent des associations, qui ne sont que la réplique des liaisons objectives du monde physique (ou de l’expérience fortuite). Ainsi Hume explique-t-il la notion spécifique de causalité. Ces points de vue ont été rajeunis par l’idée d’une association entre les sensations et les mouvements. Signalée par Ribot sous le nom de « transfert », cette hypothèse a été largement exploitée dans la théorie pavlovienne du conditionnement.
Pavlov a du reste élargi considérablement la notion de réflexe : il parle de réflexes de but, d’orientation, d’investigation (exploration), de liberté, etc., de sorte que le terme de réflexe devient synonyme de réaction en général, et s’applique à des activités très diverses du sujet.
De l’empirisme sous ses diverses formes, nous pouvons tirer deux thèses fondamentales :
— la connaissance procède toujours des sens ;
— toute connaissance consiste en une lecture des propriétés de l’objet (cette seconde thèse n’est pas nécessairement liée à la précédente).
Contre ces hypothèses nous proposerons les trois affirmations suivantes, dont l’examen constituera une critique de l’empirisme :
— à quelque moment du développement que l’on se place, la connaissance n’est jamais un simple enregistrement des données ; elle est toujours une organisation de ces données, et, comme telle, suppose des structures préalables (mécanisme de l’assimilation) ;
— sur le plan de la perception déjà interviennent les activités du sujet ;
— la connaissance ne dérive pas seulement de la perception ; elle suppose une action dont le rôle est visible dès le début du développement : des coordinations actives s’ajoutent à la lecture de l’expérience et la structurent.
C’est dire que, de même que pour l’innéité, l’expérience physique nous apparaît comme un facteur nécessaire, mais non suffisant, de la formation des connaissances.
1. L’assimilation🔗
Dans toutes les situations, les actions du milieu sont transformées relativement à la structure antérieure de l’organisme. En biologie, un phénotype est toujours relatif à un génotype déterminé, les mêmes milieux produisant des effets différents selon le génotype. Ainsi une étude sur l’adaptation de mollusques terrestres à la haute altitude (Piaget) a montré que les phénotypes d’altitude présentent tous les mêmes caractères : petite taille (due à la dénutrition), forme plus conique (due à la sécheresse), etc. D’autre part, les espèces les plus transformées sont celles qui, en plaine même, sont les plus variables.
On retrouve des faits analogues sur le plan de la formation des connaissances. Toute expérience est assimilée à des structures antérieures. On ne peut connaître un objet qu’en agissant sur lui, en y ajoutant quelque chose. Cette adjonction, qui provient de l’assimilation, peut être dans certains cas déformante ; mais elle peut aussi avoir pour effet de structurer l’objet, le rendant ainsi compréhensible pour le sujet sans altérer ses propriétés intrinsèques.
Exemple. — Pour interpréter le courant de l’eau dans un ruisseau, un enfant de cinq ans recourt à des schèmes pré-opératoires tirés de l’action propre : l’eau a un but, elle va vers la mer, elle doit ou elle veut y aller ; la force du courant est une force propre de l’eau, l’eau prend de l’élan sur les cailloux, etc. 16 On a là un exemple d’assimilation déformante. Considérons au contraire la comparaison de la hauteur de deux tours verticales A et B (dont la base est décalée), par un enfant de 8-9 ans : l’enfant choisit un troisième terme, qu’il compare successivement à  A et B : cette adjonction, qui suppose toute une logique avec notamment la transitivité, ne déforme pas les propriétés des tours. Si la mesure est faite au moyen d’un petit objet qu’il faut reporter plusieurs fois, on a une opération de partition, et une égalisation par déplacement de l’unité, etc. 17
Il faut remarquer que l’assimilation commence dans l’action elle-même, dès le niveau sensori-moteur. L’action engendre en effet des schèmes sensori-moteurs, qui sont des sortes de concepts pratiques, ou plus exactement des équivalents pratiques des concepts. Ces schèmes, qui ne comportent certes aucune pensée ni même aucune représentation, sont en effet déjà capables de relier des données nouvelles aux données antérieures, et déjà susceptibles de se généraliser.
Exemples. — Déjà chez le tout jeune enfant, on peut parler d’activités réflexes, et non pas seulement d’automatismes passifs : le schème de la succion n’est pas si rigide qu’on l’a cru, et s’applique, en tout cas assez vite à toutes sortes d’objets. La réaction circulaire (le fils de Preyer qui soulève 119 fois de suite le couvercle) constitue de même des schèmes d’assimilation. Ajoutons cette observation personnelle : un enfant de 8-9 mois, à qui l’on présente un objet totalement inconnu de lui, en l’occurrence un porte-cigarette, déroule tous les schèmes qu’il possède ; il le suce, le frotte contre l’osier du berceau, le secoue, ouvre la bouche, tire sur le cordon fixé au toit du berceau, etc. Tout se passe comme si le bébé « se demandait » à quoi l’objet peut bien servir ; on a là l’équivalent pratique de ce qui, sur le plan de la représentation et du langage, deviendra définition par l’usage (Binet) 18.
La fonction symbolique donne lieu au même processus. Plus l’enfant est jeune, et plus ses adjonctions sont déformantes. Les propriétés de l’objet sont d’abord confondues avec celles du sujet (animisme, artificialisme) 19. On voit donc que plus les schèmes sont primitifs, et plus ils sont loin de l’expérience actuelle ce qui contredit l’empirisme. La lecture objective de l’expérience est tardive. Ainsi dans l’exemple déjà cité de la lecture de l’horizontalité (niveau de l’eau dans un bocal incliné) : l’enfant n’y parvient que vers 9-10 ans, quand il devient capable d’ajouter aux données perçues, un cadre de référence 20. De même, l’expérience du physicien n’est objective qu’en fonction d’un cadre logico-mathématique, qui lui permet de lire les données.
2. Perception et activité🔗
On pourrait répondre alors que ce processus d’assimilation ne se manifeste que dans les connaissances notionnelles, médiales ; mais qu’à côté de celles-là existent des connaissances plus primitives, immédiates, celles de la perception, qui ne supposeraient pas de schèmes préalables ou d’adjonction venus du sujet. Nous étudierons maintenant la connaissance perceptive, et montrerons que l’activité du sujet y intervient déjà .
a) Connaissance et perception🔗
Toute connaissance provient-elle de la perception ? Cette question divisait, on le sait, les philosophes, Locke et Leibniz par exemple. Il n’y a rien dans l’esprit, affirmait Locke, « quod non prius fuerit in sensu » ; à quoi Leibniz objectait « nisi ipse intellectus », ce qui signifierait, dans notre langage, que le contenu de la connaissance peut venir des sens, mais non sa structure. Cette structure est le résultat de l’activité du sujet.
Montrons-le rapidement sur l’exemple de la notion de nombre (dont nous étudierons la genèse plus en détail par la suite). On a parlé d’une perception du nombre, et il est vrai qu’assez tôt certains ensembles peuvent être distingués par leurs qualités figurales. L’impression perceptive de la pluralité est liée à la densité des éléments et à la surface occupée, sous réserve de diverses illusions possibles (cf. illusion de Ponzo : une collection de points alignés paraît plus nombreuse si on la place entre les côtés d’un angle aigu). Mais on ne peut identifier cette impression à la compréhension notionnelle du nombre. Cette compréhension porte en effet sur la structure logique, indépendante de la disposition spatiale. Le nombre est un caractère d’une totalité qui se conserve indépendamment de l’arrangement des parties. C’est une synthèse opératoire de l’ordre et de la somme. La perception fournit ici la matière, mais c’est l’action du sujet qui fournit les opérations de classe et de relation (sériation, inclusion de la partie dans le tout).
b) Rôle de l’activité dans la perception🔗
Le problème est alors de savoir si les actions qui se surajoutent ainsi à la perception ne sont pas elles-mêmes réductibles à des perceptions. On pourrait en effet soutenir que ces actions ne sont rien que des mouvements déclenchés par des signaux perceptifs.
Or, l’analyse des données génétiques nous conduit à distinguer, dans les perceptions, des effets primaires (effets dus au champ, et relativement constants), et des effets secondaires, qui sont fonction du développement mental tout entier. Ces effets secondaires sont des activités : comparaisons à distances, mises en relation actives, etc. Ici, l’activité du sujet, qui augmente avec le développement, ajoute sans cesse des éléments nouveaux, qui ne sont pas donnés dans l’objet lui-même : ainsi, les cadres de référence. Mais les effets primaires eux-mêmes, où la Gestalttheorie voyait le produit d’une structuration immédiate et définitive, varient en fonction de l’activité du sujet : ainsi les effets de centration et les couplages 21.
c) Conclusion🔗
L’étude de la perception ne justifie donc en rien l’empirisme. Du reste, le recours à la perception ne saurait résoudre aucun problème de formation des connaissances, puisqu’on retrouve sur le terrain perceptif les diverses hypothèses épistémologiques : conception empiriste, nativiste, phénoménologique (Gestalttheorie), — ou conception interactionniste comme la nôtre.
Mais nous pouvons dire plus. Contre Mach, qui faisait dépendre la connaissance tout entière de la perception (et qui est à l’origine de l’empirisme logique) nous soutiendrons que la connaissance dérive de l’action. Que la perception y joue un rôle ne signifie pas une exception, ni même une double origine, car la perception comporte elle-même des activités. S’il y a, selon l’expression de Michotte, une perception qui est une « préfiguration des notions », ce n’est donc pas que les notions en soient tirées : c’est qu’on y trouve déjà des activités qui constituent une élaboration partielle, et qui en se développant conduiront aux élaborations opératoires, l’opération n’étant qu’une action intériorisée.
3. Action et expérience🔗
Source fondamentale de la connaissance, l’expérience ne se réduit pas à un enregistrement passif des données. L’erreur de l’empirisme, ce n’est pas d’avoir insisté sur le rôle de l’expérience, mais d’avoir donné de cette expérience une image tronquée, inexacte.
Ce n’est pourtant pas sans raison que les empiristes assimilent l’expérience immédiate à l’expérience au sens scientifique du terme. Mais ils ne voient dans cette dernière qu’un constat des faits. Or, il est manifeste que dans l’expérimentation le sujet est actif, et ajoute aux données brutes. La lecture des faits est toujours relative à un système hypothético-déductif. En ce sens, on peut bien dire que l’expérience immédiate préfigure l’expérience réglée du savant.
Il faut donc repenser génétiquement le problème. À tous les niveaux, l’expérience est nécessaire à la formation des connaissances. Mais la description que l’empirisme en donne est pauvre, inadéquate, et comme nous allons voir partielle.
a) Nécessité de l’expérience🔗
Il est à peine besoin d’y insister. L’expérience est évidemment nécessaire à l’acquisition des connaissances physiques (notions de poids, de volume, etc.), à celle des connaissances relatives aux propriétés de l’espace (conservation d’un volume physique à travers les transformations de l’objet : étirement, transvasements, etc.). Elle est aussi bien nécessaire à la découverte des propriétés mathématiques de l’espace (cf. invariance de la somme des angles d’un triangle, décrite précédemment), des propriétés du nombre, des propriétés logico-mathématiques élémentaires (correspondances univoques-réciproques, transitivité des égalités ou des inégalités, etc.).
Soient deux barres de laiton identiques (A) et (B), et une boulette de plomb (C) de même poids que (A). Ce n’est que par des manipulations multiples et des comparaisons de ces trois éléments, que l’enfant parvient à savoir que A = B = C. D’où vient pourtant qu’à 7-8 ans, il a besoin de trois pesées, c’est-à -dire de constater que A = B, que A = C, et aussi que B = C, tandis qu’à 9-10 ans deux pesées suffiront, c’est-à -dire que B = C sera déduit sans expérience à partir des égalités constatées A = B et A = C ? Brusque maturation de la notion logico-mathématique de transitivité ? Nous croyons que la transitivité est elle-même le produit de l’expérience. Mais non pas sans doute dans le même sens que les notions de poids. Il nous faut donc maintenant préciser la signification, ou plutôt la double signification de l’expérience.
b) Les deux types d’expérience🔗
Il y a au moins deux types d’expérience. Parmi les actions du sujet, nous distinguerons :
— les actions particulières et différenciées : soupeser, pousser en avant ;
— les coordinations générales des actions, par exemple celles qui supposent l’ordre : pour aller de la maison à l’école, il faut dans l’ordre : aller jusqu’à l’église, puis tourner à droite, puis traverser le pont, puis tourner à gauche ; pour revenir à la maison, il faut faire les mêmes déplacements dans l’ordre inverse, etc.
À ces deux types d’action correspondent deux types d’abstraction :
— une abstraction à partir de l’objet, qui consiste simplement à en tirer certaines propriétés : ce bloc est lourd, ce papier est bleu (c’est la seule forme d’abstraction que reconnaissaient les empiristes classiques) ;
— une abstraction à partir de l’action et de ses coordinations : on rencontre l’église avant le pont en allant à l’école, le pont avant l’église en en revenant ; en « roulant » la glaise qu’on vient d’aplatir, on retrouve « la même boulette qu’avant », etc.
C’est pourquoi nous distinguerons deux types d’expérience :
— l’expérience physique, qui porte sur les objets et seulement sur les objets ;
— l’expérience que nous appellerons logico-mathématique, qui porte aussi sur des objets, mais où la « lecture » des résultats n’aboutit pas seulement à la découverte des propriétés intrinsèques des objets — elle aboutit aussi à la découverte de relations indépendantes de la nature de ces objets.
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1° L’expérience logico-mathématique
Tirée des coordinations générales des actions, cette expérience procède donc à partir de l’action même, et non pas des objets sur lesquels porte l’action. L’expérience physique qu’elle contient nécessairement nous apprend seulement ici que les propriétés de l’objet ne s’opposent pas à la coordination des actions. Ce qui est lu, ce ne sont pas ces propriétés, mais une relation entre telle et telle actions faite sur l’objet.
Ce souvenir d’enfance d’un mathématicien représente typiquement le processus en question, que l’analyse des données génétiques confirme : l’enfant avait appris les noms de nombre, et jouait à compter des cailloux alignés ; compter, ce n’était alors que faire correspondre les noms « un », « deux », « trois », etc., aux cailloux successivement désignés du doigt, de gauche à droite ; l’idée lui vint alors de compter dans l’autre sens, puis de recommencer le comptage en variant la disposition des cailloux : en colonne, en cercle, en tas ; et c’est toujours le même nombre qui est énoncé à la fin du comptage. L’enfant a ainsi découvert expérimentalement que le nombre cardinal (la somme des unités) est indépendant de leur ordre. Or, les notions d’ordre et de somme ne sont pas des propriétés des cailloux. C’est le sujet qui ordonne, c’est lui qui fait la somme en réunissant les éléments et en les constituant comme totalité. L’expérience aurait pu être faite avec n’importe quel matériel. Elle ne nous apprend rien sur les cailloux, sinon qu’ils ne s’opposent pas à l’ordre et au comptage ; elle nous apprend en revanche une relation fondamentale entre les actions d’ordonner et d’ajouter des unités.
L’expérience logico-mathématique constitue de même toutes les opérations : correspondances bi-univoques, inclusion de classes addition et multiplication de classes ou de nombres, transitivité, etc. Cette expérience reste indispensable tant que les structures ne sont pas achevées. Une fois les structures achevées, le recours à l’expérience devient inutile, la déduction s’y substitue. La nécessité logique est le caractère spécifique de l’achèvement des structures, c’est-à -dire de leur fermeture.
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2° L’expérience physique
L’expérience physique au contraire repose sur des actions différenciées : soupeser, pousser ; la connaissance à laquelle elle aboutit est tirée de l’objet. On trouve cette expérience à tous les niveaux :
— au niveau sensori-moteur, le bébé éprouve déjà la solidité, la résistance, le poids des objets ;
— au niveau de la représentation pré-opératoire il découvre des propriétés nouvelles : le bois et le liège flottent, le fer non ; il met en relation les propriétés qu’il observe, par exemple la flottaison et le poids. Le caractère lacunaire ou approximatif de ses constatations le conduit à des explications contradictoires : les petits bateaux flottent parce qu’ils sont légers, les gros pour une autre raison (parce qu’ils sont forts, qu’ils sont capables de se porter tout seuls, plus simplement parce qu’ils sont faits pour ça). Les corps en mouvement déplacent de l’air, mais c’est aussi l’air qui les pousse, etc. ;
— au niveau des opérations concrètes, la découverte du monde physique se poursuit selon le même procédé ; les expériences deviennent plus nombreuses, plus fines, mieux interprétées. Ainsi, avec le dispositif employé pour l’étude génétique de l’idée de hasard (Piaget et Inhelder) : une sorte de roulette, avec une aiguille pivotant sur un axe, et, sur le pourtour, des boîtes de couleurs différentes, contenant des poids différents. Pour le contrôle de cette épreuve, deux aimants sont placés dans les boîtes à l’insu du sujet, les autres boîtes étant les unes plus lourdes et les autres moins lourdes que celles qui contiennent l’aimant. Comment l’enfant va-t-il, dans cette contre-épreuve, expliquer l’arrêt systématique de l’aiguille ? On peut suivre un progrès dans ses réponses, ce qui témoigne à la fois d’une observation meilleure et d’un progrès dans le sens du raisonnement et de l’expérimentation systématiques : c’est la couleur qui est invoquée d’abord, puis le poids des boîtes, puis un certain optimum de poids 22 ;
— mais c’est seulement au niveau formel que l’expérience peut être conduite par le sujet selon un plan systématique, supposant le raisonnement hypothético-déductif et la logique propositionnelle. Ainsi dans l’explication des oscillations du pendule, c’est seulement à ce niveau que l’adolescent élimine la variable poids. Plus généralement, le sujet énumère les divers facteurs de variation possible, les faits varier un par un, élimine ceux qui ne conviennent pas. 23
Nous pouvons dire en conclusion que les expériences logico-mathématiques sont fréquentes au début, mais cessent avec l’achèvement des structures. Les expériences physiques existent à tous les niveaux ; au début elles sont pauvres, limitées à des situations partielles et à l’occasion ; au fur et à mesure du développement, elles se multiplient, s’enrichissent, se précisent, et surtout bénéficient des structures logiques déjà acquises. C’est pourquoi du reste elles prennent tout leur essor et toute leur valeur démonstrative à la fin des opérations concrètes. Alors, elles ne sont plus simple constat approximatif, mais réponse à une interrogation formulée selon un schéma de logique déductive, et réalisée par des manipulations adéquates.
c) Le point de vue historico-critique🔗
Cette distinction des formes d’expériences et de leur évolution n’est pas un problème spécial à la psychologie de l’enfant. On le retrouve à travers l’histoire des sciences, et l’on peut mettre en parallèle les deux développements. Nous nous bornerons ici à quelques indications.
D’abord expérimentales, chez les Égyptiens, les mathématiques ont vu progressivement la déduction se substituer à l’expérience. Le théorème de Pythagore est un exemple typique d’expérence logico-mathématique. Avec Euclide, la mathématique se constitue en corps purement déductif (encore qu’il y ait une incertitude quant à la nature des axiomes, soit postulés, soit tirés de la réalité physique).
Au contraire, l’expérimentation physique n’existait chez les Grecs que sous une forme très rudimentaire. La physique d’Aristote est qualitative, elle superpose la théorie explicative au constat des phénomènes naturels, comme fait l’enfant pour expliquer la flottaison, le mouvement, l’action de l’air… La statique d’Archimède est expérimentale, mais son auteur la présente comme axiomatique et déductive. Il faut attendre le xvie et le xviie siècle pour que la physique se constitue en science expérimentale. C’est que l’expérimentation systématique suppose des outils élaborés (calcul infinitésimal, géométrie analytique) qui sont autant d’instruments pour la lecture des faits. La situation est la même dans l’histoire des sciences et dans celle du développement. L’expérience du second type présuppose la première : elle exige des structures logiques et mathématiques préalables. L’analyse d’un phénomène complexe (la flexibilité, l’oscillation du pendule) suppose une dissociation des facteurs en jeu, et le recours à une logique compliquée (opérations combinatoires).
Conclusion🔗
Au terme de l’analyse génétique des facteurs d’innéité et d’expérience, nous avons donc reconnu l’importance égale de ces deux facteurs, et leur insuffisance à expliquer, chacun pris à part, la formation des connaissances. Nous sommes donc aussi éloignés de l’empirisme que de l’apriorisme. Pas de connaissance toute préformée, et qui ne requière aucune expérience ; mais pas d’expérience non plus, qui ne requière une activité du sujet, et une assimilation à un cadre de connaissances préalables, notamment aux structures logico-mathématiques. La connaissance résulte dans tous les cas d’interactions indissociables entre un sujet actif et l’objet en tant que tel.
Nous n’avons appliqué ces analyses qu’à l’individu, et sans tenir compte du facteur social. Mais les mêmes remarques vaudraient pour le sujet collectif. Ainsi, il y a des sociétés organisées selon les structures innées des individus qui les composent (abeilles, fourmis), et l’on a parfois tenté d’expliquer de même les conduites collectives du bébé, voire de l’enfant (instinct social héréditaire). Plus généralement, on peut concevoir un apriorisme sociologique, soutenant que la société ne fait que consacrer par un accord collectif les normes héréditaires dont les individus sont porteurs. Ou bien, on peut concevoir un empirisme sociologique, pour lequel les structures sociales proviendraient seulement de l’expérience collective. Notre critique de l’apriorisme et de l’empirisme est applicable aux domaines des faits sociaux.
Mais on voit déjà que dans l’un comme dans l’autre cas, le recours au facteur social n’apporterait qu’un élément de contrôle, et non pas une solution au problème de la formation des connaissances, puisque le débat entre l’apriorisme et l’empirisme se retrouve intégralement à propos du facteur social lui-même. Mais on peut considérer aussi que la société apporte à la formation des connaissances autre chose que l’hérédité ou l’expérience. C’est ce qu’il nous faudra examiner maintenant.
III. — Le milieu social : critique du sociologisme🔗
Comme le milieu physique, le milieu social conditionne le développement de l’enfant dès sa naissance. Mais l’action de ce milieu peut s’exercer sous deux formes différentes : par la transmission culturelle, ou par les relations interindividuelles. Le problème est pour nous de savoir si cette double action introduit, dans la formation des connaissances, des éléments nouveaux — ou si elle est réductible aux facteurs précédemment étudiés.
De nombreux auteurs ont insisté sur l’originalité irréductible de l’action du milieu social. Pour Durkheim, les représentations collectives sont qualitativement distinctes des représentations individuelles ; ce sont elles qui forment la raison, du dehors. Pour Marx, la société repose sur la production en commun, elle implique la coopération et la lutte des classes ; dans cette perspective s’inscrivent diverses interprétations sociologiques de la connaissance (Lukacs, Goldmann, etc.). Pour l’empirisme logique, enfin, la connaissance est liée au langage, donc à la société.
1. Le point de vue sociologique : Durkheim🔗
Faute de pouvoir être complet, limitons-nous à Durkheim, dont l’apport n’est pas uniquement théorique, et qui s’est préoccupé de problèmes psycho-pédagogiques (L’Éducation morale, par exemple). Pour lui, le développement des connaissances n’est pas une formation, il est seulement une assimilation par l’individu de savoirs et de normes extérieurs à lui.
a) Le langage et les concepts🔗
La langue est un produit institutionnel, qui se transmet de génération en génération. En ce domaine, Durkheim comme Ferdinand de Saussure soulignent que les initiatives individuelles sont subordonnées aux besoins collectifs et à la sanction du groupe. Or qu’est-ce que la langue ? C’est un système comportant des signifiants (les mots) et des signifiés (les concepts). Mais elle est plus que le véhicule des signifiés ; elle comporte en effet des normes inhérentes à son organisation même (la grammaire), et une logique inhérente à ses concepts. Pour Durkheim, les normes grammaticales ou logiques sont communes à tous les membres du groupe linguistique, obligatoires, et transmises d’une génération à l’autre par l’éducation. La langue et les représentations collectives qu’elle véhicule ont toutes deux une histoire, qui remonte aux origines de l’humanité. En apprenant à parler, l’enfant reçoit de l’extérieur, tout élaboré, un système de notions dont l’histoire est millénaire. Des liaisons comme « parce que », « alors » (que l’enfant emploie dès 3 ans), ou « bien que », « quoique », etc. (qu’il n’utilise que beaucoup plus tard, vers 10-11 ans) correspondent à des représentations collectives comme les autres ; elles ont été élaborées comme les autres par le groupe social.
Or Durkheim considère les représentations collectives comme émanant de la société en tant que totalité, transcendante à la somme des individus qui la composent. Ses arguments s’appuient sur deux sortes d’analyses, que nous distinguerons plus nettement qu’il n’a fait lui-même, et qui correspondent aux deux méthodes linguistiques utilisées notamment par F. de Saussure :
— l’analyse synchronique, qui consiste à comparer entre elles, dans un domaine donné, les représentations collectives et les représentations individuelles (ainsi pour la notion de temps : la représentation subjective du temps ne correspond pas à celle de la science) ;
— l’analyse diachronique (historique), qui retrace la genèse des représentations collectives depuis leur origine. Malheureusement, la méthode régressive ne peut remonter jusqu’aux sociétés préhistoriques, dont nous ne savons rien. Aussi Durkheim s’est-il adressé aux sociétés « primitives » de son temps, comme si ces primitifs étaient des néolithiques attardés : l’étude historique est alors remplacée par l’étude ethnographique.
La conclusion de Durkheim est que plus on remonte dans l’histoire, plus les notions sont calquées sur l’organisation du groupe lui-même. Ainsi les représentations collectives originelles sont sociomorphiques, les représentations individuelles s’en détachant par la suite de plus en plus, par le même processus que celui qui fait émerger l’individu du groupe social.
Ces thèses sont-elles transposables sur le plan du développement individuel ? Examinons par exemple le problème de la formation du concept. Durkheim soutient que le concept est essentiellement social, comme le mot auquel il est attaché. C’est un instrument de communication, une sorte de monnaie d’échange, et un concept individuel n’aurait évidemment aucune fixité. Les faits psychogénétiques confirment-ils cette thèse ? On peut suivre, à partir des débuts du langage, l’élaboration progressive du concept chez l’enfant.
Exemple : À 1 an 2 mois environ, une petite fille qui appelle « vouaou » les chiens aboyant, désigne de ce nom le chien (silencieux) du propriétaire, qu’elle aperçoit de son balcon. Quelques heures plus tard, elle prononce le même mot en pointant du doigt les dessins du tapis, qui pourtant ne semblent guère suggérer l’image d’un chien. Un peu plus tard, le terme s’applique à toutes sortes d’animaux, objets ou personnages aperçus du balcon 24.
Initialement limité, le concept individuel s’étend indéfiniment par assimilations successives. Il est douteux qu’un concept ainsi formé puisse converger avec ceux qu’élaboreraient pareillement d’autres individus. Pour que concept il y ait véritablement, il faut donc limitation. Durkheim soutient à bon droit, de ce point de vue, que le concept n’est pas seulement le résultat de l’abstraction et de la généralisation mentales, et qu’il suppose aussi une délimitation ou une définition imposées par le groupe.
b) Les cadres de la représentation🔗
Un second argument de Durkheim étend cette analyse aux cadres de la représentation. Les classifications des objets naturels seraient calquées sur les cadres de l’organisation sociale. Hubert et Mauss ont montré que les primitifs australiens classent les objets en tribus et en clans, comme leur propre groupe social. De même, les Chinois répartissaient jadis la nature selon huit pouvoirs fondamentaux, correspondant aux huit familles prépondérantes dans l’histoire de leur société, etc. Le genre des noms (le soleil et la lune, genres inverses en allemand par ex.) est peut-être un résidu de ces correspondances. Mais cela suffit-il à expliquer les cadres de la représentation, les notions de temps et d’espace par exemple ?
Durkheim l’affirme : le temps individuel est qualificatif, élastique. Comment la notion commune d’un temps universel et homogène en procéderait-elle ? Cette notion commune, dit Durkheim, est sociale, elle est liée au calendrier. De même pour l’espace : l’espace individuel est projectif, « égocentrique » (c’est-à -dire relatif au point de vue du sujet), et l’espace commun, universel et isotrope, ne saurait en être tiré. Cet espace est d’origine sociale, et d’ailleurs, avant notre espace euclidien, on peut trouver (chez les primitifs) des espaces isomorphes aux structures géographiques du territoire de la tribu.
On voit comment ces vues pourraient s’appliquer à l’enfant. On sait en effet que l’espace représentatif est d’abord égocentrique : l’enfant ne peut alors se détacher de son point de vue.
Expérience : On présente à l’enfant une maquette figurant trois montagnes de tailles différentes et diversement placées. Il doit choisir entre plusieurs dessins celui qui correspond aux montagnes telles que les voit un observateur, figuré par une poupée (ou par l’expérimentateur assis en face du sujet), qu’on déplace chaque fois. Jusqu’à 7-8 ans en gros, l’enfant choisit le dessin représentant la scène telle qu’il la voit lui-même 25.
Durkheim dirait alors que l’espace individuel reste toujours égocentrique, mais qu’au cours du développement, l’enfant se réfèrera en outre, et de plus en plus, à la notion collective d’espace. L’espace collectif se superpose ainsi, et au besoin se substitue à l’espace égocentrique primitif.
c) Les normes logiques🔗
Ce qui est vrai des concepts de classe et des cadres de la représentation l’est aussi, pour Durkheim, des normes logiques. Elles expriment la vérité collective. Leur genèse historique est liée aux pratiques sociales. La notion de nombre doit être rattachée aux procédures du troc et de l’échange un contre un, etc.
2. Critique générale du sociologisme🔗
Avant même de confronter ces hypothèses aux données psychogénétiques, nous pouvons formuler contre Durkeim une remarque de portée critique très générale. Le sociologisme parle en effet de la Société comme d’une totalité indécomposable — et cette notion de totalité sociale nous semble prêter aux mêmes objections que la notion de Gestalt. N’y a-t-il en effet de choix qu’entre une solution atomistique et une solution globaliste ?
Nous pensons au contraire, que du point de vue psychologique au moins (c’est-à -dire sans donner cette hypothèse pour sociologique, sans chercher à l’étendre aux problèmes propres de la sociologie), il reste une troisième possibilité : considérer la Société comme un système de relations, chacune de ces relations constituant un tout sui generis (c’est-à -dire modifiant les termes qu’elle unit). Le facteur social peut alors être dissocié en facteurs de nature et de fonction différentes. Nous devrons en particulier distinguer entre deux types de relations sociales :
— la contrainte, qui joue dans la formation des connaissances chaque fois qu’il y a, par exemple, transmission autoritaire de la culture ;
— la coopération, relation mutuelle entre partenaires définissant des échanges à base de réciprocité.
Les arguments synchroniques que l’on peut tirer de Durkheim nous semblent très valables, et faciles du reste à vérifier sur le plan psychogénétique. Mais nous verrons qu’ils militent tous en faveur de la coopération, et non pas (comme Durkheim le soutenait en invoquant les arguments diachroniques) en faveur d’une contrainte, — la pression de la conscience collective. Les arguments diachroniques ne nous semblent nullement convaincants. Le sociomorphisme invoqué par Durkheim n’explique pas plus, à notre avis, les normes logiques que l’égocentrisme enfantin n’explique les structures opératoires. Ce sociomorphisme tel qu’il nous est décrit, d’ailleurs, n’est guère autre chose qu’un égocentrisme à l’échelle de tout le groupe social (ce qui ne veut pas dire que le sociomorphisme soit le produit de l’égocentrisme des individus, ni l’inverse). Il explique les idéologies, non les normes de la pensée rationnelle — tout comme l’égocentrisme expliquerait les croyances, les fabulations, les mythes personnels, et non les normes opératoires de la pensée achevée.
3. Les données psychogénétiques : contrainte et coopération🔗
Sous réserve de la distinction que nous venons de faire, et sur laquelle nous reviendrons ci-dessous, on peut concevoir la formation des connaissances chez l’enfant comme le résultat d’une socialisation progressive. Encore faut-il s’entendre sur le sens du terme « socialisation ». Dans la terminologie durkheimienne, on dirait que le primitif se caractérise par une sociabilité extrême, diffuse, surabondante : il adhère profondément au groupe, et même il ne s’en distingue pas. On a pu en dire autant du jeune enfant, dont la sociabilité « syncrétique » ne distingue pas encore le moi d’autrui. En ce sens, il est loisible de voir, au cours du développement socio- ou psychogénétique, un retrait de la socialité, une progressive « émergence » de l’individuel. Mais du point de vue cognitif, on ne peut considérer le primitif comme plus « socialisé » que le civilisé. Une pensée sociomorphique n’est pas socialisée, si ce dernier terme implique une coopération constructive, un contrôle mutuel, une communication réciproque de la pensée, etc. En ce second sens, le chercheur solitaire en son laboratoire est plus socialisé que le primitif au sein de sa tribu, la pensée scientifique est plus socialisée que la mystique collective, puisqu’il n’est aucune de ses démarches qui ne suppose des instruments collectifs de communication.
Nous dirons de même que, du point de vue cognitif, le bébé est très peu socialisé.
Au niveau sensori-moteur, on ne trouve guère que quelques conduites imitatives, et les coordinations pratiques des actions entre partenaires. Contrainte et coopération constituent les deux pôles de la socialisation progressive de l’enfant.
a) La contrainte🔗
Le milieu scolaire ou familial transmet à coup sûr des savoirs à l’enfant. Mais dans certaines limites qu’il est capital de préciser. D’abord, il importe de ne pas confondre croyances et connaissances, ou contenu et structure des savoirs. C’est le milieu qui contraint l’enfant de croire au père Noël plutôt qu’à saint Nicolas, ce n’est pas le milieu seul qui lui enseigne que 2 × 3 = 3 × 2, — et même, ce n’est pas du milieu seul que dépend le fait que l’enfant accepte ou refuse la croyance au père Noël. Du milieu procèdent les croyances, non les notions.
Plus précisément, nous dirons que le milieu peut être source d’accélérations ou de retards dans la formation des connaissances, mais non pas directement source de cette formation elle-même. Toute l’habileté pédagogique ne parviendra pas à faire assimiler la notion de proportion avant 10-11 ans. Une expérience récente confirme cette thèse. À Genève, Albert Morf a essayé de « dresser » des enfants à la pratique des opérations formelles, par apprentissage verbal intensif, en suscitant le maximum d’intérêt, etc. Un tel entraînement hâte sans doute l’acquisition des opérations, mais la limite ne peut en être indéfiniment reculée.
On comprend facilement, du reste, qu’il en soit ainsi. L’assimilation d’une notion suppose en effet non seulement un certain délai, mais surtout des structures assimilatrices. L’enfant n’est pas une table rase, et la transmission culturelle ne peut consister ici en un simple enregistrement. Elle implique toujours une reconstruction qui est fonction des instruments de construction spontanée dont dispose l’individu aux différents niveaux de son développement. Sans cette reconstruction, on n’aboutit jamais qu’au verbalisme.
Quant aux normes logiques elles-mêmes, elles ne sauraient être imposées par contrainte : elles supposent une autonomie intellectuelle qui ne peut s’élaborer que par des échanges libres, des coopérations. Si important que soit le rôle du milieu dans la formation des connaissances, ce rôle n’est pas exclusif ; il ne saurait véritablement « expliquer » cette formation.
b) La coopération🔗
La coopération prend des formes variables, et l’on trouve une corrélation étroite entre ses étapes et celles du développement intellectuel. Ainsi :
— au niveau sensori-moteur : pas de coopération véritable entre le bébé et son entourage, seulement des relations (imitation, échanges gestuels, affectifs) qui annoncent cette coopération ;
— au niveau pré-opératoire, les conduites sociales de l’enfant sont à mi-chemin entre les conduites vraiment socialisées et les conduites centrées sur le sujet. Par exemple, il existe dès cette époque des jeux « collectifs », mais sans règles stables. L’enfant se borne à emprunter aux aînés des bribes de règlements, mais ce sont des rituels plus que des règles véritables : chacun continue de jouer à sa guise, personne ne gagne ni ne perd, etc. 26
— au niveau opératoire, les conduites collectives (jeu, constructions en commun, etc.) montrent une réciprocité croissante. Les enfants conviennent ensemble de certaines lois, interrompent une activité collective pour établir un plan de répartition des tâches. Au niveau formel, le besoin de se donner des règles est très fort : les enfants de 12 ans se passionnent pour les codes, les hiérarchies précises, le formalisme juridique. Loin de se lancer immédiatement dans l’action, ils consacrent un temps considérable à définir des statuts et à les écrire 27. Gérald Noelting a étudié, avec B. Inhelder, les étapes successives de la coopération depuis le niveau pré-opératoire : ce sont les mêmes que celles des opérations, les structures des interactions sociales sont isomorphes aux structures des opérations individuelles 28.
On serait tenté de se demander alors si ce sont les progrès de la coopération qui entraînent ceux de la construction opératoire, ou si au contraire ce sont les progrès opératoires qui rendent possible la coopération. Mais, sous cette forme, le problème est vain. Opérations intra-individuelles et coopérations interindividuelles ne sont que deux aspects indissociables de la même réalité. La corrélation dont nous avons pu constater l’existence n’a rien de miraculeux : elle n’est que l’expression de lois d’équilibre communes aux deux domaines isomorphes. Il est équivalent de traduire l’un des aspects dans le langage propre à l’autre. Il est équivalent de considérer les opérations comme la réplique intériorisée des coopérations — ou au contraire de définir les coopérations comme un ensemble d’opérations liant les individus les uns aux autres. Ce second mode d’expression étant moins usuel, donnons-en quelques exemples :
— si deux individus sont d’accord, leur coopération consiste en un ensemble de correspondances entre les opérations du premier et celles du second. La correspondance est le groupement élémentaire auquel l’enfant fait appel pour mettre en relation deux collections ou deux systèmes quelconques ;
— si chacun des deux partenaires ne fournit qu’une partie des éléments (dans une discussion ou une action quelconques), la coopération (mise en commun) consiste en une opération d’addition ;
— si les deux partenaires sont en désaccord, la coopération est alors formée de l’ensemble des opérations permettant de situer les affirmations du premier dans la perspective du second, et vice-versa, ce qui constituera une « réciprocité ».
Dans tous les cas, partout où l’on peut analyser la coopération, on trouve entre les partenaires des liaisons opératoires isomorphes aux opérations des individus eux-mêmes. Qu’il s’agisse donc d’opérations intra- ou interindividuelles, on trouve dans tous les cas une structuration qui obéit aux mêmes lois d’équilibre.
4. Critique du conventionnalisme🔗
Le recours au facteur social pour expliquer la formation des connaissances peut conduire, sur le plan épistémologique, à diverses hypothèses : on peut concevoir un apriorisme sociologique, un empirisme sociologique, etc. Le conventionnalisme (auquel on attache le nom de Poincaré, bien que ce ne soit qu’un aspect de sa pensée épistémologique) est l’une de ces hypothèses. Nous nous bornerons à en esquisser ici la critique, quitte à revenir plus loin (à propos de l’étude génétique des normes logiques par exemple) sur telle ou telle thèse du conventionnalisme proprement dit, de l’empirisme logique, etc.
On peut se demander en effet si les normes logiques ne sont pas seulement des conventions déguisées, le résultat d’un consensus plus ou moins arbitraire. Poincaré l’affirmait, du moins pour ce qui est de la géométrie. N’importe quel phénomène physique, disait-il, peut être équivalemment exprimé en langage euclidien, riemannien, etc. Les géométries ne sont que des langages conventionnels, plus ou moins commodes selon les cas, mais équivalents entre eux. (C’est même cette conviction qui a empêché Poincaré, comme on sait, de découvrir la relativité.) En soulignant d’autre part les relations entre le langage et la logique, l’empirisme logique a engendré des interprétations conventionnalistes de toute la logique. La vérité de la proposition « 2 + 2 = 4 » ne tient qu’au sens conventionnellement attribué aux symboles 2, 4, + et =. « Le principe de la nécessité logique, écrit péremptoirement Louis Rougier (in Traité de la connaissance), réside dans les définitions, qui résultent de nos conventions de langage ». Selon ces conventions, on peut trouver différentes mentalités, différents systèmes logiques.
Mais n’est-il pas justement paradoxal de parler de convention nécessaire ? Et d’où viendrait cette nécessité ? La contingence d’une définition, d’un signe, d’un axiome, ne nous permet en rien de préjuger de la nécessité opératoire. D’autre part, on ne voit pas, au cours du développement, la moindre trace d’un appel aux conventions sur le plan de la pensée logique. À supposer même que des conventions soient à l’origine des structures logiques, elles ne s’imposent à l’individu qu’au terme d’un processus de structuration et d’équilibration progressives. Aucun fait génétique ne confirme donc l’hypothèse conventionnaliste — et le conventionnalisme laisse entier le problème de la formation des connaissances.
Les facteurs du développement mental (suite et fin) 29🔗
Maturation, expérience, socialisation constituent des facteurs difficilement séparables dans l’étude du développement mental. Accorder à l’un ou l’autre de ces facteurs une place privilégiée pour l’explication du développement, c’est non seulement méconnaître ou déformer certains faits, mais encore aboutir à des hypothèses épistémologiques dont nous avons fait la critique générale.
Il reste alors la possibilité de ne plus isoler ces trois facteurs, mais de les considérer simultanément dans leur interaction. C’est le propos d’une théorie interactionniste de l’équilibre, puisqu’au demeurant les processus génétiques impliqués aussi bien par la maturation que par l’apprentissage ou la socialisation ont pour caractéristique commune de tendre vers un état, terminal ou provisoire, d’équilibre relatif.
IV. — Le facteur d’équilibre🔗
Nous parlerons d’un facteur d’équilibre. Ce terme peut paraître impropre, si l’on considère que le processus d’équilibration est impliqué dans chacun des facteurs précédemment étudiés, et devrait alors être examiné conjointement à chacun de ces facteurs. Nous croyons pourtant que l’équilibre peut faire l’objet d’une étude distincte ; en effet :
— le facteur d’équilibre est plus général que les facteurs précédents. Par exemple, l’isomorphisme que nous avons signalé entre les opérations intra et interindividuelles tient à l’identité des processus d’équilibration, et l’on doit pouvoir étudier ce processus dans sa généralité, sans décider (ce qui nous semble un faux problème) lesquelles de ces opérations sont à l’origine des autres. De même, certaines structures perceptives comme les constances relèvent, comme l’a montré Katz, d’un processus d’équilibration analogue à l’homéostasis de Cannon.
— on peut d’autre part considérer ce facteur comme en partie autonome du fait qu’il obéit à des lois propres : principes de minimum, lois de composition probabilistes, tendance à la réversibilité, etc.
— enfin, l’équilibre est le seul facteur qui puisse rendre compte des structures non héréditaires qui, une fois constituées, s’imposent au sujet avec un caractère de nécessité générale.
Nous appuierons ce dernier argument sur un exemple préalable. Considérons une structure simple comme la série des nombres entiers. On sait que dès avant les opérations concrètes, l’enfant connaît intuitivement (c’est-à -dire par leurs caractères figuraux) quelques nombres isolés, les 5 ou 6 premiers en général, sans parler évidemment des noms de nombre que l’enfant peut réciter, mais sans les comprendre pour autant. Or, c’est seulement au niveau opératoire concret qu’il acquiert la notion de la série des nombres entiers, et seulement au début du niveau formel (vers 11-12 ans) qu’il parvient à la notion intuitive de l’infinité.
Expérience : on marque sur une feuille de papier deux points A et B distants de 4 à 5 cm, et on demande à l’enfant combien de points on pourrait intercaler entre A et B, en supposant que la pointe du crayon puisse devenir aussi fine que possible. Les petits répondent d’abord qu’on peut mettre cinq ou six points. Incités à mettre des points moins gros, à imaginer un crayon de plus en plus taillé, etc., ils consentent à augmenter ce nombre : cinquante, cent, mille mais toujours avec une certaine limite. L’enfant dit le nombre qui lui semble le plus grand possible, mais il est significatif que ce soit toujours un nombre déterminé. Vers 11 ans au contraire, l’enfant se déclare incapable de fixer un nombre : « on ne peut pas savoir, il y a autant de points qu’on veut, on ne peut pas s’arrêter, on peut toujours imaginer des points plus petits, etc. » Et il lui arrive même de dire (ce qui est illégitime au point de vue mathématique, mais instructif au point de vue psychologique) qu’on peut en mettre « autant qu’il y a de nombres (entiers) » 30.
D’où peut provenir une telle structure, qui suppose la représentation d’une suite indéfinie d’opérations possibles ? Du fait même qu’elle est infinie, on ne saurait la tirer du système nerveux, ni de l’expérience, qui ne porte jamais que sur des objets en nombre fini ! Le milieu social, qui joue à coup sûr un rôle important dans son acquisition, ne l’explique pas davantage ; le langage, par exemple, contient au plus les éléments de la série, non la série en tant que telle. Le caractère tardif de cette notion, et surtout les stades successifs de sa construction, nous invitent à y voir le point terminal, le palier d’équilibre final d’un système de transformations virtuelles, puisque c’est précisément un système total d’opérations virtuelles qui constitue la série. À considérer les choses ainsi, on expliquera en même temps pourquoi, quelles que soient les informations scolaires possédées par l’enfant, cette notion n’est acquise qu’au niveau de la pensée formelle.
Cela dit, il reste plusieurs façons de concevoir la notion même d’équilibre :
— on peut considérer que l’équilibre est atteint lorsque l’intelligence en formation a rejoint, par un quelconque cheminement, des êtres donnés extérieurement à elle. Ces êtres seraient des « universaux », des vérités éternelles. Nous aurions alors une interprétation de type platonicien ;
— on peut considérer d’autre part que les universaux ainsi atteints sont non pas extérieurs à l’esprit, mais immanents à sa propre structure. Il s’agirait alors d’une « intuition des essences », au sens phénoménologique du terme ;
— enfin, et ce sera naturellement la solution que nous adopterons, on peut considérer que l’équilibre n’est pas un terminus transcendantal, mais le résultat de la genèse même. Les structures ne sont plus alors des émergences subites, elles s’expliquent par les étapes mêmes de leur progressive construction. En ce sens, elles sont bien le produit de l’expérience, sans être pour autant des connaissances empiriques, comme nous l’avons déjà indiqué en distinguant deux sens du mot expérience (Bull. ps., 9.9.488-490).
Comme pour les autres facteurs, nous envisagerons ces trois interprétations à la fois du point de vue psychologique et du point de vue épistémologique.
1. L’interprétation platonicienne🔗
Ce n’est pas par pure curiosité historique que nous examinons ce type de solution. Le platonisme connaît, depuis un demi-siècle, un regain de faveur en épistémologie, chez les logiciens et mathématiciens notamment. Bourbaki, qu’il le veuille ou non, rejoint Platon sur plus d’un point : il y a des vérités logiques éternelles, indépendantes de l’esprit, qui les rencontre… quand il peut (les platoniciens ne se préoccupent guère des conditions et des formes concrètes de la genèse) 31.
a) Exposé🔗
Le modèle psychologique correspondant à cette position platonicienne est tout construit. On le doit à Russell qui, avant de rendre célèbre une conception « logiciste » des mathématiques, écrivit un traité de psychologie générale d’un platonisme avoué.
Russell soutient que lorsque nous percevons un objet, une rose rouge par exemple, il intervient simultanément deux processus : la perception proprement dite (qui nous renseigne sur les qualités de l’objet et provient de la simple rencontre de cet objet avec nos organes des sens) et la conception (qui nous permet d’identifier aussitôt l’objet en le classant dans des catégories préétablies, et qui n’ont pas été construites par nous). Une faculté spéciale de l’esprit nous livre immédiatement l’idée, le concept de la rose. On a objecté à cela l’existence de l’erreur, des idées fausses ; mais Russell répondait alors qu’elles existent aussi hors de nous, au même titre que les idées vraies.
De cette théorie, nous retiendrons pour les rejeter (car ils contredisent tous trois à ce que nous apprend la psychologie génétique) les thèmes suivants :
— il n’y a pas d’activité opératoire de l’esprit. « La notion d’opération, écrit Couturat, disciple de Russell et exégète de Leibniz, est essentiellement anthropomorphique ». Nous écrivons 1 + 1, et nous lisons le résultat 2, qui résulte des propriétés objectives des nombres, et nullement de notre activité. La relation existe hors de nous, nous ne faisons que la constater, avec l’illusion de la construire ;
— l’aspect subjectif et l’aspect objectif de la pensée sont sans rapport aucun. Le premier, qui peut intéresser le psychologue (mécanisme de la croyance, sentiment de certitude) ne saurait expliquer en rien le second (nécessité impérative) ;
— il n’y a pas de genèse de la raison, et en particulier l’expérience n’a aucune part dans les processus de la « conception ». Raison et expérience sont aussi radicalement opposées que rationalisme et empirisme l’ont été dans la tradition philosophique.
b) Critique🔗
À cette théorie extrême, on pourrait objecter en bloc que précisément il y a une genèse de la raison, et que suffisamment de faits prouvent que cette genèse n’est pas quelconque. Mais reprenons un à un les thèmes énoncés ci-dessus :
— l’opération n’est pas anthropomorphique ; c’est une action primitivement effective, puis qui s’est intériorisée et coordonnée à d’autres opérations ; on peut suivre pas à pas l’intériorisation progressive qui conduit de l’action réelle à l’action virtuelle qu’est l’opération. D’autre part, s’il n’y avait pas d’activité opératoire, certaines notions seraient incompréhensibles, voire contradictoires. Que serait la suite des nombres entiers, sans l’opération d’addition (on peut toujours ajouter une unité) ? Si une telle suite existait hors de l’esprit, elle existerait statiquement, donc avec un terme. Un ensemble illimité ne peut être que le produit d’une opération mobile, dynamique, d’une itération, virtuelle qu’on peut indéfiniment renouveler ;
— dissocier les facteurs subjectifs et les facteurs objectifs de la connaissance serait plausible, s’il n’y avait pas d’évolution des idées. Or, sans parler encore de l’évolution psychogénétique, l’histoire des sciences nous apprend constamment que les notions les plus fondamentales évoluent. Le concept de nécessité logique lui-même n’est pas immuable. Le raisonnement par l’absurde, dont personne n’a contesté, plusieurs siècles durant, la valeur probante, n’est plus reconnu comme nécessaire par certains mathématiciens contemporains. Dans la logique dite « intuitioniste » de Brouwer, nier que (p) soit faux (la double négation) n’entraîne pas nécessairement que (p) est vrai. Le principe du tiers exclu, axiome fondamental des logiques classiques, n’a évidemment plus de place dans les logiques tri- ou polyvalentes (Heyting, Reichenbach) ;
— enfin, on ne pourrait accepter le rejet de toute genèse que si l’on pouvait fixer, dans l’enfance, un moment à partir duquel les « idées vraies » sont reconnues, et en deçà duquel elles ne le sont pas. On sait de reste qu’il n’en est rien. Où placerons-nous alors les universaux ? Dans les schèmes sensori-moteurs, qui sont déjà des « notions » pratiques ? Non, car comme tels, ils ne s’appliquent qu’à l’action réelle et immédiate. Dans les représentations pré-opératoires, où jouent les processus de « conception » décrits par Russell ? Certes non, car la pensée catégorielle de ce niveau est précaire et instable (variation constante des concepts en compréhension et en extension, syncrétisme, pensée « grumelée » de H. Wallon, etc.). Au niveau opératoire alors ? Mais il comporte lui-même plusieurs paliers ; au seul niveau concret, les invariants par exemple n’apparaissent pas tous en même temps ; et, d’autre part, maintes « idées vraies » peuvent être acquises avant ce niveau. La vérité, c’est qu’il n’y a pas d’âge de raison assignable, mais des âges de la raison. La genèse mentale est une équilibration par paliers successifs, et jamais à proprement parler définitive.
2. L’interprétation phénoménologique🔗
La phénoménologie husserlienne de la connaissance rétablit le lien entre le sujet et l’objet. La conscience vise ici encore des essences objectives, mais l’« intuition des essences » se fait au sein du phénomène vécu, où sujet et objet sont englobés. On sait que ces idées ont inspiré la Gestalttheorie. La thèse centrale, pour notre discussion, reste l’interprétation statique de la connaissance : les structures sont indépendantes de toute genèse ; on ne nie pas que la genèse existe, mais qu’elle soit un mode de construction.
Or, cette indépendance des structures par rapport au développement paraît bien difficile à soutenir. Les faits d’observation nous montrent en effet non seulement qu’il y a de lents progrès, mais surtout que ces progrès ne se font pas n’importe quand ni dans n’importe quel ordre. Tout progrès génétique se fait à partir d’une structure préalable, qu’il a pour effet de différencier et de dépasser, pour aboutir à une nouvelle structure, laquelle à son tour constitue, provisoirement, un équilibre de niveau supérieur.
Ainsi, les opérations formelles ne sont pas une émergence ex nihilo : elles dérivent en droite ligne des structures du niveau concret ; le réseau est la généralisation des opérations concrètes de classification, le groupe INRC généralise les groupements opératoires de la logique des classes et des relations, etc. Mais les opérations concrètes dérivent elles-mêmes (cette fois par un plus long détour, car la pensée représentative fait longtemps obstacle à la pensée logique) des schèmes sensori-moteurs de la petite enfance. Et ces schèmes dérivent de structures héréditaires.
S’il n’y a donc pas de structures sans genèse, il n’y a pas non plus de genèse sans structure. Cette assertion n’a rien de verbal : le lamarckisme, qui admettait une genèse sans structure, décrit l’évolution comme une série de transformations sans équilibre. Notre hypothèse est au contraire que la genèse ne peut s’expliquer que comme une marche à l’équilibre. Elle tend à une structuration dont les formes ne sont pas données d’avance, mais résultent du processus d’équilibration lui-même.
3. Le problème génétique de l’équilibre🔗
Bien qu’elle procède en partie de l’interprétation que nous venons de critiquer, la Gestalttheorie mérite ici un hommage. Les gestaltistes ont été les premiers en effet à poser les problèmes psychologiques d’équilibre en termes expérimentaux. Toutes les lois d’organisation, de ségrégation, de prégnance, peuvent s’interpréter en termes d’équilibre. Ces lois sont tout à fait générales, et on a cherché à les appliquer non seulement aux domaines de la perception et de l’intelligence, directement isomorphes au champ nerveux, mais encore à ceux de l’affectivité, de la psychologie sociale, etc. (Koffka, K. Lewin.)
Nous formulerons cependant quelques réserves sur la théorie de la Forme :
— en premier lieu, comme nous l’avons déjà signalé, toutes les formes d’équilibre ne sont pas réductibles à des Gestalts. À côté des structures non additives et irréversibles qu’on trouve dans certains faits perceptifs (mais non pas dans tous), il existe des structures réversibles, où le tout est égal à la somme des parties : ce sont même ces structures-là qui caractérisent les opérations intellectuelles. D’ailleurs, sur le plan physique auquel Koehler se référait, on trouve également deux formes d’équilibre correspondant précisément à ces deux types de structures : à côté de l’équilibre non additif des champs de forces, il y a les équilibres résultant d’un groupe de transformations qui se compensent totalement, et peuvent s’exprimer en termes additifs.
— en second lieu, et pour ce deuxième type de structures notamment, les lois de la Gestalt n’expliquent pas le processus d’équilibration lui-même.
a) Interprétations de l’équilibre🔗
Nous examinerons le problème de l’équilibre en reprenant l’exemple central de la réversibilité. On sait que le comportement peut s’expliquer par des lois probabilistes : les théories de Brunswik, Busch, Mosteller, etc., ont un modèle stochastique 32. Dès lors, pouvons-nous, en partant des comportements élémentaires comme ceux du learning, expliquer comment on parvient à la réversibilité, envisagée comme caractéristique d’un palier d’équilibre ? Trois interprétations différentes de l’équilibration peuvent être envisagées :
1) On peut considérer l’équilibre comme la forme la plus probable, donc comme l’application d’une structure particulière de hasard. Cette forme d’équilibre est celle de l’entropie maximum en thermodynamique — et l’on sait que cette notion est largement exploitée dans la théorie de l’information de Shannon. Dans le domaine de l’histoire des sciences, une interprétation de ce genre a été soutenue par André Lalande : l’évolution des sciences, de la mathématique, de la logique, est une marche vers l’unification, vers l’identique, par assimilations successives et élimination des différences, comme le processus de l’entropie est une marche vers l’homogène.
Mais cette interprétation soulève de notables difficultés. Le développement de la pensée comme celui des sciences ne montrent pas uniquement une « marche vers l’identique ». Le processus d’identification se double d’un processus exactement inverse, par lequel sont progressivement différenciés des éléments primitivement confondus. Plus généralement, l’entropie maximum, c’est le désordre maximum ; au fur et à mesure qu’un mélange évolue, par brassage, vers son entropie maximum, il devient de moins en moins réversible (la probabilité de revenir par hasard au point de départ décroît régulièrement). La marche vers l’entropie est donc une marche vers l’irréversibilité.
2) On peut alors considérer au contraire l’équilibre comme une marche vers l’organisation, un processus anti-hasard. Mais il resterait à savoir d’où vient cette organisation ; le problème est seulement reculé.
3) On peut enfin, compte tenu du fait que l’équilibration se fait non pas seulement par modifications insensibles, mais par paliers successifs, chercher un modèle dans la théorie des jeux, que von Neumann et Morgenstern ont appliquée à l’étude des comportements économiques 33. De ce point de vue, les stades du développement nous apparaîtront comme autant de stratégies successives, dont chacune devient la plus probable en fonction des résultats de la précédente.
C’est cette troisième interprétation que nous retiendrons comme la plus satisfaisante. En première approximation, nous ébaucherons ici son application à un exemple particulier.
b) Les stratégies successives dans l’exemple de la conservation des longueurs🔗
La conservation des longueurs n’est pas une notion innée. Elle n’est guère établie avant 7 ans. Il est difficile de soutenir que c’est le milieu qui l’inculque, et l’on va voir que ce ne peut être le résultat d’une lecture de l’expérience.
Rappelons le dispositif : deux tiges de métal A et B sont présentées horizontalement, l’une au-dessus de l’autre. L’enfant, même très jeune, constate aisément leur égalité par congruence des extrémités. On déplace alors A horizontalement de quelques centimètres vers la droite et l’on demande si les tiges sont toujours égales. On sait qu’avant de répondre qu’« évidemment, elles sont toujours pareilles », l’enfant juge par exemple que A est maintenant plus longue, « puisqu’elle dépasse » (il ne retient alors que l’extrémité de droite). Si on essaie de montrer à un tel sujet qu’il n’en est rien, en replaçant A dans sa position initiale, l’enfant convient qu’elles sont « redevenues pareilles », mais ne modifie pas pour autant son jugement précédent. Il explique même sans embarras que la tige a grandi d’abord, et diminué ensuite. Cette réponse subtile montre que la conservation ne peut être lue dans l’expérience. Aucune expérience ne saurait montrer que le déplacement n’altère pas la longueur 34.
Analysons alors les stratégies du sujet, c’est-à -dire les conduites successives qu’il adopte, au cours du développement, en face de ce dispositif. Nous en distinguerons quatre :
1. Le sujet « centre » un dépassement et un seul (en général celui de la tige supérieure vers la droite, comme s’il s’agissait du point d’arrivée d’un mobile). Il s’agit naturellement ici d’une centration représentative, et non pas perceptive : l’enfant voit bien les deux dépassements en même temps, mais il ne tient compte que de l’un d’entre eux. (D’ailleurs, du point de vue perceptif, l’illusion des lignes décalées est plus forte chez l’adulte que chez l’enfant.) Une telle stratégie conduit à une réponse de non-conservation.
2. La deuxième stratégie consiste à centrer l’autre dépassement (tige inférieure jugée alors plus longue).
3. La troisième stratégie consiste à centrer alternativement les deux dépassements. Elle conduit à des résultats ambigus et variables. D’un côté, A dépasse B, de l’autre côté B dépasse A : l’enfant ne sait pas composer ces deux relations, égaliser les deux différences. Ou bien il hésite à répondre, ou bien il privilégie arbitrairement l’un des deux dépassements : on le voit en répétant l’expérience ; ce n’est pas le même dépassement qui est systématiquement choisi ; l’enfant justifie même parfois en disant que « c’est plus long par là que par là  ».
3 bis. Le terme extrême (qui n’est pas toujours réalisé) de cette troisième stratégie consiste à replacer A au-dessus de B, réellement ou mentalement. Ce retour expérimental au point de départ n’est pas encore la réversibilité logique : c’est la « renversabilité » physique. Il y a compensation, mais non conservation. Les tiges sont redevenues égales, mais cela n’implique pas qu’elles le soient constamment restées au cours des déplacements successifs.
4. Dans la quatrième stratégie enfin, la conservation est conçue comme nécessaire. L’enfant raisonne sur les déplacements, et non plus sur les dépassements. Il coordonne alors les états figuraux et les transformations cinématiques ; le déplacement est devenu une opération réversible, c’est-à -dire dont une opération inverse peut toujours annuler les effets. Cette 4e stratégie correspond à l’équilibre maximum, pour deux raisons :
— les transformations y sont au minimum : au début, le déplacement entraînait toutes sortes de modifications : dilations, contractions, etc. ; ici, il ne reste plus que le déplacement lui-même.
— les compensations y sont exactes, et non plus seulement « à peu près équivalentes ». Il y a composition totale des relations de dépassement.
Cela dit, on doit pouvoir évaluer le coût et le rendement de chaque stratégie (il suffit ici d’une évaluation intensive et ordinale, sans recourir à une quelconque quantification). On constate aisément que les stratégies sont de plus en plus coûteuses : les deux premières ne considèrent qu’un dépassement, la troisième fait intervenir en plus une oscillation et parfois (3 bis) l’action de revenir au point de départ, etc. Mais en retour leur rendement est de plus en plus grand. La première stratégie est la moins rentable quant à la prévisibilité des résultats et quant à la sécurité du sujet ; la quatrième assure au contraire une prévisibilité et une sécurité totales (on peut rapprocher ici la théorie hiérarchique des conduites de Janet : les conduites supérieures sont les plus coûteuses, mais les plus rentables, ce sont celles qui permettent l’adaptation la plus poussée et la plus stable).
c) Essai d’explication🔗
Il reste à trouver un modèle expliquant comment on parvient progressivement à la stratégie la plus coûteuse et la plus rentable.
On pourrait construire une table d’imputation sous forme de matrice, où entreraient les actions du sujet et les actions de la nature. Mais ce serait, du point de vue psychogénétique, à la fois trivial et artificiel puisque le sujet ne choisit pas entre quatre conduites simultanément possibles : au départ, il ne connaît pas la quatrième stratégie, et à la fin, il a oublié les premières : la conservation est conçue comme nécessaire, et non pas comme seulement « plus probable », à partir de 7 ans. On ne saurait donc considérer qu’il y a imputation et choix.
Mais on peut en revanche évaluer la probabilité de chaque stratégie successive en fonction des possibilités du sujet et du rendement de la précédente stratégie (il n’est pas exclu que l’on puisse même quantifier ces probabilités en faisant le compte des relations en jeu à chaque niveau) :
1. La première stratégie est la plus probable en ce sens qu’elle est la plus simple ; en l’absence de toute autre information, le sujet choisit une seule centration représentative, car du point de vue probabiliste, si les deux centrations sont indépendantes, le choix d’une seule est plus probable que le choix des deux à la fois.
2. Mais cette conduite ne le satisfait pas. D’abord, il est gênant d’affirmer, sans contrôle, des dilatations et des contractions ; ensuite, il peut y avoir des démentis de l’expérience ; enfin, la centration unique est asymétrique. Cette « insatisfaction » n’est pas une hypothèse gratuite de notre part, on la voit apparaître dans les attitudes mêmes de l’enfant. Ainsi, dans les expériences faites avec B. Inhelder sur la mesure spontanée (construire une tour de même hauteur qu’une tour donnée, mais décalée par rapport à celle-ci), l’enfant au premier stade juge à vue et catégoriquement ; six mois plus tard, il n’est plus si sûr de la justesse de son évaluation 35.
Le passage à la stratégie 2 et surtout à la stratégie 3 marque précisément cette incertitude qui provient du conflit de deux attitudes. L’enfant est en présence de deux caractères, allongement d’un côté et raccourcissement de l’autre. L’hésitation vient de la rétroaction d’un caractère sur l’autre. Il va falloir coordonner ces deux dépassements contradictoires, jusqu’à n’y voir plus que l’effet, double mais unique, du seul déplacement.
3 bis. C’est ce que marque la stratégie 3 bis, qui assure la transition entre 3 et 4 par appel à l’action qui permet de dépasser les configurations représentatives statiques. Puisqu’on peut revenir au point de départ, il est plus probable d’admettre qu’il y a compensation exacte des allongements et des rétractations. Nous avons alors une coordination par régulation, correspondant au niveau des intuitions articulées, encore distinctes des groupements opératoires qu’elles préparent.
4. La stratégie 4 marque l’aboutissement de ces coordinations progressives. S’il y a compensation exacte, le plus simple est d’admettre alors que la seule transformation intervenant dans l’expérience est le déplacement lui-même.
La marche vers le plus probable que montre l’équilibration progressive des conduites n’est, on le voit, ni déterminée dès le départ (comme la tendance à l’entropie maximum), ni liée à une organisation antihasard préétablie. Elle s’opère par coordinations progressives jusqu’à un système unique de transformations. C’est pourquoi du reste la pensée aboutit à des opérations organisées selon une structure de groupe.
On aurait affaire à un mécanisme qui n’est pas sans rappeler celui des homéostats ou des machines à calcul, qui procèdent par tâtonnements et régulations successives, à cause des rétroactions déterminées par les feedbacks multiples. Il reste cependant une différence essentielle : c’est qu’une machine comme l’homéostat d’Ashby repart chaque fois à zéro, tandis que dans l’évolution des stratégies, l’équilibration se fait par paliers successifs, sans retour au point initial.
Les structures logiques🔗
Les problèmes que nous avons jusqu’ici envisagés sous leur aspect le plus général, ou peut les poser spécialement à propos de la formation des structures logiques. Ces structures émergent-elles par le seul fait de la maturation, ou bien sont-elles acquises comme les connaissances physiques au cours de l’expérience faite sur les objets, ou bien encore sont-elles transmises à l’enfant de l’extérieur, par l’intermédiaire de l’école notamment ? Sont-elles d’origine linguistique, donc sociale et conventionnelle, ou bien reflètent-elles les coordinations du système nerveux ?
Nous examinerons ici quelques-unes de ces questions, en particulier celles qui concernent les relations de la logique et du langage. Nous tâcherons à montrer que les structures logiques sont le reflet mental des coordinations générales des actions, ce qui expliquerait leur caractère à la fois universel et nécessaire (caractère qui les a fait parfois considérer comme des a priori indépendants de toute expérience), — en même temps que leur progressive apparition en fonction de l’expérience (car l’intelligence ne se structure qu’en fonctionnant).
I. Origine et développement des structures logiques🔗
Les structures logiques émergent progressivement à des âges variés, jusqu’à l’adolescence où est constituée la logique interpropositionnelle, structure générale de la pensée adulte, conforme sinon à la logique classique des aristotéliciens, du moins à la logique générale de Boole. Mais à quoi ces structures correspondent-elles dans la pensée du sujet ? Et d’où procèdent-elles ?
Nous avons déjà montré l’impossibilité d’assigner, à une notion quelconque, un commencement absolu 36. Cela vaut naturellement pour les structures logiques, dont les formes primitives sont précédées de formes plus primitives encore. La logique concrète de l’enfant de 7-8 ans est ainsi précédée par les intuitions articulées du niveau pré-opératoire, etc. Il nous faut donc remonter jusqu’au niveau sensori-moteur.
1. Niveau sensori-moteur (jusqu’à 18 mois)🔗
Il pourrait sembler hasardeux de rechercher les origines de la logique à un niveau où il n’y a même pas de pensée verbale. Et pourtant, il est remarquable qu’on trouve, au niveau des conduites du bébé, des structures en partie isomorphes à celles de l’intelligence logique. En plus d’un point, la « logique pratique » du bébé préfigure, du point de vue structural comme du point de vue fonctionnel, la logique proprement dite.
a) Les schèmes sensori-moteurs🔗
Nous avons rappelé précédemment un exemple montrant en quel sens il est légitime de considérer les schèmes sensori-moteurs comme l’équivalent fonctionnel des concepts 37 : ils constituent en effet les instruments d’assimilation du réel. De tels schèmes sont très précoces. Le schème de la succion est constitué dès les premiers jours ; comme tel, il ne se confond pas avec le simple réflexe : il est susceptible de généralisation, et s’applique du reste à n’importe quel objet entre les repas. Les réflexes archaïques ne donnent pas tous naissance à des schèmes (on sait qu’il y a des réflexes qui disparaissent totalement après le 3e ou 4e mois : signe de Moro, grasping de la main, réflexe de marche automatique, etc.) ; mais plusieurs se généralisent assez vite, et s’enrichissent par incorporation d’éléments nouveaux en fonction de l’expérience. Vers 3-4 mois, l’enfant dispose déjà d’un important clavier de conduites possibles en présence des objets. C’est déjà là un outillage cognitif.
Bien plus, ces schèmes une fois constitués se coordonnent entre eux. Les uns pourront alors servir de moyens pour atteindre une fin assignée par les autres. Ainsi dans les premières conduites de l’intelligence sensori-motrice : pour atteindre un objet éloigné posé sur la couverture, le bébé de 8-10 mois sait tirer d’emblée la couverture à lui ; pour saisir un objet devant lequel on vient de placer un écran, il écarte spontanément l’écran, etc.
Il n’est donc pas exagéré de voir, dès ce niveau, les linéaments d’une logique pratique des classes (les schèmes sensori-moteurs) et des relations (les relations spatio-temporelles « avant », « après », « posé sur », « derrière », « devant », etc., utilisées implicitement dans la coordination des moyens aux buts poursuivis).
b) Le groupe pratique des déplacements🔗
Outre ces ressemblances fonctionnelles, on trouve des correspondances structurales encore plus poussées. Dans son dernier stade (vers 18 mois), l’intelligence sensori-motrice aboutit à des structures proprement dites : les déplacements pratiques (rotations, translations) sont dès lors organisés selon une structure de groupe, présentant les mêmes propriétés que les groupes de l’intelligence conceptuelle : composabilité (le produit de deux déplacements du groupe est un déplacement du groupe), réversibilité (à tout déplacement peut correspondre un déplacement inverse qui l’annule), associativité, etc. Toutes les conduites de détour (préhension ou locomotion) en témoignent.
Ce groupement n’a rien d’inné. Bien qu’il en ait la possibilité motrice, l’enfant ne sait d’abord pas retourner son biberon, si celui-ci lui est présenté à l’envers. Quelques mois plus tard, le groupe des rotations est acquis, et le bébé l’exploite largement, par exemple dans l’exploration des objets nouveaux qu’on lui présente. De même pour les translations.
À ce groupe pratique correspond un invariant : c’est l’objet permanent, première forme, de la conservation. À 12 mois, le bébé ne sait pas retrouver un objet qu’on dissimule (sous ses yeux) derrière un écran ; à 18 mois, il écarte l’écran sans hésiter. Même, il sait retrouver l’objet dissimulé sous un mouchoir, lui-même recouvert par une couverture : c’est déjà là une liaison à plusieurs termes qui équivaut à une transitivité pratique : si A est sous B, et B sous C, alors A est sous C.
c) Conclusion et remarque🔗
Nous voyons donc que les actions se coordonnent selon certaines structures qui préfigurent les structures de l’intelligence opératoire, bien qu’il n’y ait à cette époque ni « pensée » proprement dite, ni seulement représentation. Les actions successives ne sont pas gouvernées par le pur tâtonnement. Elles se distribuent progressivement, dès avant le langage, selon des structures privilégiées, qui constituent des formes d’équilibre au même titre que les structures ultérieures 38.
On pourrait, dira-t-on, expliquer ces phénomènes par des lois de Gestalt. Mais outre que la théorie de la forme rend mal compte de l’évolution génétique, les Gestalt sont, par définition, non additives et irréversibles : or les schèmes et les liaisons que nous venons d’envisager tendent au contraire à la réversibilité et sont composables entre eux. Ils nous semblent donc irréductibles aux totalités décrites par Wertheimer ou Koehler 39.
2. Niveau pré-opératoire (jusqu’à 7-8 ans)🔗
Après la première année commence le langage (et toutes les autres formes de la fonction symbolique : représentation, jeu symbolique, etc.), auquel on a souvent attribué un rôle fondamental dans la formation de la pensée. Avec le langage, a-t-on dit, débute la pensée, donc la logique.
Or, les choses ne nous paraissent pas si simples. Avant que d’aborder le problème général des rapports de la pensée, de la logique et du langage, rappelons quelques faits massifs. D’une part, comme nous venons de le voir, il existe avant le langage des formes primitives d’intelligence et de logique pratiques. Mais d’autre part, on pourrait s’attendre à ce que les schèmes et relations construits dans l’espace proche de la préhension et tout au plus de la marche se traduisent directement sur le plan de la représentation dès que la formulation verbale le permet. Or il n’en est rien : cette « traduction » dure plus de six années dans certains domaines. Tout ce qui a été acquis pour l’espace proche ne s’étend pas sans plus à l’espace lointain de la pensée représentative. Schèmes et relations doivent non pas être traduits verbalement et ainsi généralisés, mais véritablement reconstruits. On pourrait dire que la représentation, qui en un sens est incontestablement condition nécessaire de la pensée discursive, constituait en un autre sens un obstacle majeur à l’évolution de la logique, puisqu’il faut de longues années avant de le surmonter.
Ainsi, le schème de l’objet permanent, qui s’applique fort bien dans l’espace des manipulations, ne s’applique pas d’emblée aux objets éloignés, inaccessibles à la préhension : l’enfant met plusieurs années avant d’admettre qu’il n’y a qu’une lune 40. Pareillement pour le groupe des déplacements : imaginer une action est autrement difficile que de l’exécuter effectivement. Les représentations de déplacements, même familiers, ne sont coordonnées que vers 5-6 ans. Avant cet âge, l’enfant qui se rend chaque jour tout seul et sans hésitation à l’école est incapable de représenter son trajet sur une maquette, malgré les points de repère qu’il reconnaît bien (l’église, la rivière) 41.
Pendant la période pré-opératoire, on assiste donc à la reconstruction lente des schèmes sensori-moteurs sur le plan de la représentation. Le décalage est si fort qu’on pourrait parler de discontinuité entre l’intelligence sensori-motrice et l’intelligence conceptuelle. En fait, il y a bien continuité fonctionnelle : les actions s’intériorisent progressivement en représentations, qui, une fois coordonnées, formeront des structures opératoires. Mais l’enfant n’a pas d’emblée les instruments nécessaires pour construire une logique. D’où les inconséquences de sa pensée verbale jusqu’à  7 ou 8 ans, avec les jugements de non-conservation, les raisonnements que Stern a appelés « transductifs » (du spécial au spécial), etc. La représentation, si elle libère l’action de l’actualité spatio-temporelle et permet ainsi à longue échéance la généralité indéfinie du raisonnement formel, emprisonne longtemps la pensée dans la fixité de l’image et du mot.
Exemples : De nombreux faits déjà cités ou sur lesquels nous reviendrons plus loin l’attestent dans divers domaines. Déplace-t-on une tige horizontale A d’abord superposée à une tige B ? L’enfant voit « qu’elle dépasse » et juge donc qu’elle est devenue plus longue. Étire-t-on une boulette de glaise ? Le boudin est plus long, c’est donc qu’il est plus « grand » ; à moins que l’enfant ne remarque plutôt sa minceur, et le juge plus petit. Lui dit-on « Paul est plus grand que Pierre et plus petit que Jean » ? Il conclut alors que Paul et Pierre sont grands, Paul et Jean petits, d’où il suit que Jean est le plus petit, puisque c’est le seul dont on ait signalé la petitesse, alors que Paul a été dit une fois grand, une fois petit.
Perceptive ou verbale, la représentation véhicule ainsi de fausses notions, de « faux absolus » liés à des constats partiels et rigides — « grand », « petit », etc. — sur lesquels la pensée pré-opératoire reste centrée tant qu’elle ne sait pas les coordonner selon un système de relations mobile et réversible. Si l’enfant comprend « Paul plus grand que Pierre », si même il sait bien qu’alors Pierre est plus petit que Paul, il n’est pas capable de composer cette relation avec la relation pourtant analogue « Paul plus petit que Jean ». Il comprend de même que tous les oiseaux sont des animaux, que tous les animaux ne sont pas nécessairement des oiseaux « puisqu’il y a aussi (dit-il spontanément) les vaches, les cochons, les insectes » ; mais faute de savoir coordonner ces deux affirmations en une relation de partie à tout, il ne sait pas conclure qu’il y a nécessairement plus d’animaux que d’oiseaux : il demande à compter.
Les difficultés persistent jusqu’à 7-8 ans sur le plan concret, jusqu’à 10 ans au moins sur le plan verbal. À cette prélogique égocentrique, c’est-à -dire centrée sur le point de vue du sujet et du moment, il manque essentiellement :
— la conservation représentative qui assurera l’invariance de l’objet en dépit de ses modifications figurales ;
— une structuration, notamment dans le sens de l’inclusion (relation de partie à tout, de « quelques » à « tous »).
3. Niveau des opérations concrètes (jusqu’à 11-12 ans)🔗
Les intuitions pré-opératoires s’articulent progressivement et donnent lieu à des régulations compensatrices qui sont le point de départ des structures du niveau suivant. Les opérations de sériation (coordination de relations asymétriques), de multiplication (classifications selon deux critères, par exemple), de correspondance terme à terme, etc., caractérisent alors la logique des opérations concrètes. Cette logique appelle deux remarques.
En premier lieu, s’il s’agit bien d’une logique au sens habituel du terme, elle ne porte encore que sur les objets visibles, aisément manipulables, ou évocables immédiatement. De ce point de vue, la logique concrète constitue donc un palier de transition entre la logique des actions du niveau sensori-moteur, et la logique des énoncés (propositions) du niveau formel. À ne considérer en effet la logique que sous son aspect discursif, on pourrait penser que l’enfant reste prélogique jusqu’à 12 ans. Or, autre chose est de poser à l’enfant des questions toutes verbales sur des objets même familiers, et autre chose de lui présenter ces objets pour voir comment il les manipule et ce qu’il tire de ces manipulations. La logique concrète est déjà beaucoup plus que de l’action, mais elle n’est pas encore entièrement affranchie de l’action effective.
En second lieu, il convient de souligner une fois de plus que cette logique n’apparaît pas ex nihilo. Si elle constitue une nouveauté remarquable dans le domaine de la pensée, elle n’en est pas moins liée à tout ce qui précède. Ce n’est pas une structure a priori qui se surimpose aux représentations plus ou moins organisées du niveau pré-opératoire, mais bien la forme d’équilibre des articulations intuitives précédentes. Une classification, par exemple, suppose des opérations coordonnées (addition et multiplication de classes) ; mais ces opérations sont préparées au niveau précédent par la constitution de classes isolées (un enfant de 5 ans sait reconnaître un chat, il existe pour lui une classe intuitive des chats, réunissant des individus dont certains caractères ont été mis en relation), et par certains processus intermédiaires entre la perception et l’intelligence : l’assimilation, la dichotomie, etc. 42 De même, la notion de correspondance terme à terme (en tant qu’elle entraîne la conservation de l’équivalence des collections quelle que soit leur disposition figurale) n’est acquise que vers 7-8 ans. Mais un peu plus tôt, l’enfant sait aligner une rangée de jetons sous une rangée donnée, quand on lui demande d’en mettre « la même chose beaucoup » ; et plus tôt encore, lorsqu’il dessine un visage en y mettant scrupuleusement deux yeux, un nez, une bouche, une oreille à droite et une oreille à gauche, il fait déjà sans le savoir de la correspondance bi-univoque, quoique cette opération ne puisse être extraite du dessin. Cette correspondance est d’autant plus importante qu’à l’époque du « réalisme intellectuel » de Luquet, l’enfant se soucie davantage, comme on sait, de « tout mettre », que de représenter strictement ce qu’on voit 43.
4. Niveau des opérations formelles (à partir de 11-12 ans)🔗
À ce niveau, la logique devient indépendante des objets. Elle ne porte plus que sur les énoncés propositionnels, envisagés comme hypothèses, et dissocie alors la forme du contenu concret et empirique auquel elle peut s’appliquer. Naturellement, cette logique n’est pas une pure extension verbale de la précédente, et elle n’aboutit pas seulement à une organisation cohérente de l’univers du discours. Des schèmes opératoires nouveaux, applicables à l’action et notamment à l’expérimentation, apparaissent. Nous en avons déjà signalé quelques-uns. Rappelons : les opérations combinatoires (disposer de toutes les façons possibles 3 jetons de couleurs différentes), les proportions (numériques, métriques, et qualitatives dans certains cas d’« éduction des corrélats » selon la terminologie de Spearman, les doubles systèmes de référence (immobilité, par rapport à un point extérieur, d’un mobile qui se déplace sur un support se déplaçant en sens inverse à une vitesse égale), les invariants dépassant l’expérience, etc. 44
Nous revenons ci-après plus en détail sur quelques problèmes concernant la logique formelle.
II. Logique, langage et action🔗
Il nous faut maintenant expliquer cette construction progressive, c’est-à -dire comprendre la nature des structures logiques dont nous avons décrit les étapes. L’explication la plus simple, la plus classique, et en même temps la plus tenace chez les psychologues comme chez les logiciens impute ces structures au langage. C’est autour du problème des relations de la logique et du langage que nous centrerons donc notre discussion.
L’empirisme logique de Carnap et du Cercle de Vienne fournit la thèse extrême : les vérités logiques (et mathématiques) ne sont liées qu’à la signification des termes inclus dans les énoncés ; c’est pourquoi elles sont rigoureusement déterminées, à la différence des vérités physiques, qui ne valent que par conformité avec un fait extérieur empiriquement constatable. Il faut vérifier effectivement l’état du ciel pour savoir si l’énoncé « Le ciel est bleu » est vrai ou faux. Au contraire, l’énoncé « Le tout est plus grand que la partie » n’a pas besoin de vérification empirique : il est vrai de par la seule signification des termes qui y sont inclus. La logique n’est alors qu’une syntaxe précise, une sémantique générale. S’il en est bien ainsi, c’est par le canal du langage que l’enfant apprend la logique.
Remarquons tout de suite que, du point de vue psychologique, cette thèse est au premier abord plausible. Il n’y a pas à proprement parler de pensée avant le langage, et ce que nous avons appelé la « logique des actions » peut n’être qu’une métaphore. D’autre part, les progrès du langage et ceux de la logique semblent, en gros, parallèles : les mots comme « donc », « puisque », « quoique », qui expriment des relations logiques complexes d’implication, de disjonction, etc., n’apparaissent que tardivement. Enfin, sous sa forme achevée, la logique est bien un système d’énoncés verbaux.
Mais ces arguments sont loin d’être probants. Sans nier le rôle considérable du langage dans l’élaboration de la pensée logique, peut-on considérer qu’il est nécessaire à leur construction ? Le problème des sources reste entier, et l’on a quelques raisons de soutenir que les coordinations pré-verbales sont achevées, lorsque le langage les exprime. Sinon, comment expliquerait-on que l’enfant résout certains problèmes logiques présentés sous forme verbale deux ans en moyenne après avoir su résoudre leur équivalent concret ?
Pour exposer ce point de vue, nous distinguerons trois problèmes :
— les rapports du langage et de la pensée en général ;
— les rapports de la logique et du langage ;
— les rapports de la logique et de la pensée, problème que nous aurons entre temps ramené à celui des rapports de la logique et de l’action.
1. Le langage et la pensée🔗
Souvent les psychologues ont cherché à réduire l’un à l’autre le langage et la pensée. Pour Watson par exemple, la pensée n’est qu’un langage intérieur ; le postulat behavioriste exigeant de ramener tout fait psychologique à un comportement observable, Watson suppose même que toute pensée s’accompagne de contractions du larynx ; aujourd’hui encore, d’un point de vue d’abord physiologique, les pavloviens comme Ivanov-Smolenski considèrent la pensée comme déterminée par le langage, deuxième système de signalisation. D’autres au contraire ont soutenu le primat de la pensée : pour Karl Bühler, pour Delacroix, le langage est le produit de la pensée ; il la symbolise, mais il ne la crée pas. En vérité, il peut y avoir là matière à vaines querelles : entre le langage et la pensée, les interactions sont constantes ; il vaut mieux admettre, avec Revesz, une « théorie dualiste de l’unité ». Unité, parce que les deux termes sont inséparables et interdépendants, mais dualisme, parce qu’ils ne sont pas équivalents, que l’un ne peut être réduit simplement à l’autre. Cette thèse a été soutenue lors d’un symposium récent, à Amsterdam, qui réunissait sous la direction de Revesz des linguistes, des psychologues, des neurologues, des mathématiciens, etc. La plupart des participants ont adopté les conclusions de Revesz 45.
a) Dualité du langage et de la pensée🔗
Notre objectif étant ici de montrer que la logique ne saurait être réduite au langage, nous insisterons surtout sur l’aspect dualiste, sans nier le moins du monde les interactions. Nombreux sont en effet les cas qui montrent que la pensée peut déborder le langage, et inversement. Nous dirons que la pensée plonge ses racines plus loin que le langage, et que le langage pousse ses prolongements parfois plus loin que la pensée. Au symposium d’Amsterdam, le linguiste belge Buyssen a souligné la difficulté qu’il y a à formuler les pensées nouvelles : en leur source, elles dépassent le langage. Le mathématicien Van den Waerden a montré de même qu’il existe des constructions de l’esprit qui ne sont liées, à l’origine, ni à des représentations spatiales, ni à des formulations symboliques : l’intervention mathématique déborde initialement le langage. W. C. Eliasbebg note chez l’enfant des formes d’abstraction non verbale (récognition de figures non distinguées par le langage). Enfin, contre Goldstein divers neurologistes maintiennent l’existence d’une aphasie sans troubles correspondants de la pensée.
Du point de vue génétique, il n’est pas douteux que l’apparition du langage se fait au terme d’un long développement sensori-moteur, qui comporte incontestablement une intelligence non verbale. Certes, l’intelligence sensori-motrice n’est pas représentative, et ce n’est donc pas vraiment une « pensée » au sens strict du terme. Mais n’y a-t-il pas lieu de considérer qu’elle constitue la condition nécessaire (et non suffisante) du développement de la pensée, dont elle fournit les substructures ? Quand apparaît le langage, les schèmes sensori-moteurs sont déjà solidement organisés. C’est la conjonction du langage et de ce schématisme qui constituera la pensée proprement dite : on sait d’ailleurs que cette conjonction ne se fait pas immédiatement ni sans difficulté. Preuve supplémentaire que la pensée n’est pas véhiculée en bloc par le seul langage.
b) Pensée et fonction symbolique🔗
Après l’apparition du langage, la pensée présente trois nouveautés majeures, si importantes qu’on a pu y trouver argument pour opposer radicalement l’intelligence pratique et l’intelligence discursive (cf. Wallon) :
— une vitesse accrue, une accélération permettant de parcourir très vite, et en tous sens, un ensemble de trajets. Le groupe pratique des déplacements coordonne des actions qui sont seulement successives ; la représentation donne au contraire une image du tout ;
— des distances accrues : l’intelligence sensori-motrice a un rayon d’action limité à l’espace proche, la pensée peut au contraire opérer à des distances quelconques ;
— une médiatisation : l’intelligence sensori-motrice procède toujours de façon directe, avec au plus une schématisation de la situation ; la pensée au contraire opère de façon médiate, par l’intermédiaire d’un cadre conceptuel.
Nous avons déjà marqué (ci-dessus, sous I) ces différences et ces parentés. Ne retenons pour l’instant que les différences. Sont-elles imputables au langage ? Certes, le langage possède éminemment les trois caractères que nous venons d’énumérer :
— l’évocation verbale permet une accélération considérable de la représentation ;
— elle permet des mises en relation à des distances quelconques ;
— elle comporte son propre cadre conceptuel, sa syntaxe propre, etc.
Mais si ces trois conditions sont optimales dans le langage, elles ne sont pas sa propriété exclusive. À son apparition vers 18 mois, la pensée symbolique (qui différencie les signifiants des signifiés) déborde largement le langage, qui n’en est qu’un aspect. Les signifiants ne sont pas exclusivement verbaux. À côté des signes (signifiants arbitraires, d’origine collective), on trouve en effet dès le départ (et durant tout le développement) des symboles, signifiants intrinsèquement liés aux signifiés, qui peuvent se socialiser plus ou moins par la suite, mais ne requièrent pas nécessairement l’intervention du groupe social. Il ne s’agit plus seulement d’indices ou de signaux, puisqu’ils sont manifestement distingués de l’objet qu’ils symbolisent ; mais il ne s’agit pas encore de signes conventionnels, comme le sont ceux du langage. On voit donc un système de symboles individuels se constituer parallèlement au langage. Le jeu symbolique, l’imitation différée, l’imagination, le rêve sont autant de conduites qui manifestent l’existence et l’importance de tels signifiants symboliques.
Le problème n’est donc pas tellement celui du langage comme tel, que celui de la fonction symbolique. Qu’elle constitue une innovation dans le développement, ce n’est pas douteux ; que son apparition soit liée à la maturation de certains centres nerveux, c’est plus que probable. Mais de là à la considérer comme une métamorphose absolue, il y a loin. Si, comme nous l’avons dit, le fait nouveau est dans la différenciation des signifiants et des signifiés, on ne saurait pour autant nier toute continuité entre les indices sensori-moteurs et les symboles. La différenciation, qu’on ne peut imputer au langage puisqu’elle en est la condition, est elle-même fonction du développement antérieur de l’intelligence. Entre les conduites sensori-motrices et les conduites symboliques, dont le langage est un cas particulier, l’imitation forme la transition. C’est elle qui est l’instrument de la différenciation 46.
Nous conclurons donc que la pensée est rendue possible, non par le langage exclusivement, mais par la fonction symbolique, qui l’englobe. Mais cette fonction doit elle-même sa différenciation au développement de l’intelligence antérieure.
c) Le développement du langage et de la pensée🔗
Ces considérations suffisent à établir que la pensée déborde le langage à ses origines. Or, il en est de même dans la suite du développement. Le langage ne s’imprime pas en bloc dans l’esprit de l’enfant, et son acquisition ne se fait pas dans un ordre quelconque. Si les substantifs et les verbes sont en effet acquis assez rapidement, les adverbes et conjonctions marquant des relations complexes ne s’acquièrent guère avant l’adolescence. C’est donc que l’acquisition du langage n’est pas le simple fait d’un apprentissage mécanique, qu’elle ne dépend pas seulement de la pression du milieu et de la mémoire du sujet. Comme toute acquisition, elle exige des instruments d’assimilation préalablement élaborés sur le plan de la pensée. Sinon, l’enfant pourra bien retenir et répéter des mots entendus, mais sans rapport adéquat et stable à ce qu’ils expriment ; ces « savoirs verbaux » ne mènent guère qu’au psittacisme, au verbalisme. Wallon, qui pourtant insiste beaucoup sur l’importance du langage dans le développement de la pensée, a accumulé les exemples d’illogismes que l’enfant commet faute de comprendre exactement le langage qu’il emploie 47. Toutes les études que nous avons faites naguère sur la logique de l’enfant à partir d’énoncés verbaux montrent cette incompréhension relative du langage 48 :
On propose par exemple à l’enfant, sous diverses variantes, des problèmes de raisonnement inspirés du test de Burt. Ainsi : « Un petit garçon a un bouquet de fleurs, et dit : Quelques-unes de mes fleurs sont des boutons d’or (sont jaunes). La première sœur dit : Alors, tout ton bouquet est jaune ; la deuxième : alors, une partie de ton bouquet est jaune ; la troisième : alors, aucune de tes fleurs n’est jaune. Laquelle a raison ? » Jusqu’à 9-10 ans, l’enfant donne volontiers raison aux deux premières sœurs ; leurs réponses lui paraissent équivalentes. La relation de partie à tout exprimée par le mot « quelques-unes » n’est pas comprise ; quelques-unes de mes fleurs = mes quelques fleurs, toutes mes fleurs qui ne sont pas très nombreuses. S’agit-il là d’une incompréhension linguistique ou d’une incompréhension logique ? On sait qu’au même âge l’enfant échoue de même à tous les problèmes mettant en jeu, verbalement, la relation de partie à tout : « Y a-t-il plus de Suisses ou de Genevois ? », etc. Il semble donc, à varier ainsi les termes employés dans l’énoncé, que l’ignorance soit plus profonde qu’une simple ignorance verbale. Mais on ne peut encore trancher la question.
Or, on a repris le problème de l’inclusion en termes concrets, c’est-à -dire avec un matériel placé sous les yeux du sujet : une collection de perles, qui sont toutes en bois, avec une vingtaine de brunes et deux ou trois blanches. Y a-t-il plus de perles brunes ou plus de perles en bois ? 49 Le résultat est ici décisif. Jusqu’à 7 ans, il y a plus de perles brunes « puisqu’il y en a seulement trois blanches » ! Mais à 7-8 ans, le problème est correctement résolu sur le plan des opérations concrètes, alors que son exact équivalent verbal (Suisses-Genevois, animaux-oiseaux) ne l’est que deux ans plus tard environ. C’est dire que le langage ne constitue pas ses structures par lui-même. Les structures opératoires précèdent régulièrement les formes verbales correspondantes. Les opérations sont nécessaires, en tant qu’instruments d’assimilation, à l’acquisition de ces formes verbales.
Tous ces faits montrent donc qu’à l’origine comme dans la suite du développement, langage et pensée ne se recouvrent pas exactement. Si le langage peut en certains cas contenir plus que la pensée, il n’est pas douteux que la pensée contient aussi plus que le langage, comme l’attestent tous les décalages de compréhension en faveur de la pensée concrète.
2. La logique et le langage🔗
Mais notre problème central n’est pas résolu pour autant. On pourrait objecter à nos analyses précédentes que la pensée a deux fonctions bien distinctes : une fonction d’invention, de découverte, et une fonction de vérification, de contrôle. On nous accorderait que, pour la première fonction, la pensée déborde sans doute le langage, mais que pour la seconde, elle lui est étroitement liée, donc que la logique explicite est, elle, réductible au langage. D’autre part, nous n’avons pris nos exemples que dans la période d’élaboration de la logique. On objecterait alors que le langage est un outil complexe, qui s’offre en bloc à l’enfant et demande une longue période d’assimilation. Que, donc, la phase prélogique n’est rien d’autre que la phase d’assimilation du langage, et qu’une fois celui-ci assimilé, la logique l’est ipso facto.
Nous répondrons simultanément à ces deux sortes d’objection, en étudiant directement les formes de pensée logique. Nous pensons en effet qu’à tous les niveaux, la logique est plus profonde que le langage. Et nous en ferons successivement la preuve sur deux plans :
— celui des opérations concrètes, où nous montrerons que la logique plonge ses racines en deçà du langage ;
— celui des opérations formelles, où nous montrerons que la logique pousse ses constructions au-delà du langage.
a) Le niveau concret🔗
Toutes les opérations caractéristiques de ce niveau semblent déjà contenues dans le langage, où l’on trouve en effet :
— des classifications : le nom constitue déjà , d’une certaine manière, une classe, et les seules définitions indiquent par exemple des emboîtements : les êtres vivants contiennent les animaux, qui contiennent les vertébrés, qui contiennent les oiseaux, qui contiennent les moineaux, etc. ;
— des sériations, quand on dit par exemple : « de plus en plus loin », « de moins en moins grand », etc. ;
— des correspondances bi-univoques (« un par un ») ou co-univoques (« père de », « neveux de »), etc.
Est-ce alors le langage qui véhicule les opérations correspondantes ? Nous voyons trois raisons de penser que non.
La première raison est celle que nous avons déjà donnée (ci-dessus, sous 1.) L’enfant ne parvient aux opérations concrètes qu’en présence d’objets proches et effectivement manipulables. Pourquoi la notion de l’inclusion, acquise vers 7-8 ans dans l’expérience des perles, ne l’est-elle pas tout de suite pour des objets dispersés dans l’espace lointain et non manipulables, comme les Suisses et les Genevois ou les animaux et les oiseaux ? Ces objets sont pourtant univoquement désignés par des mots, dont l’enfant connaît bien la signification, puisqu’il déclare lui-même que « tous les Suisses ne sont pas des Genevois, il y a aussi les Vaudois, etc. » L’opération suppose donc autre chose que du langage. Ici, elle a besoin d’un soutien perceptif ; mais pas plus que le langage, la perception ne suffit à définir l’opération, sans quoi l’épreuve des perles serait réussie bien avant 7 ou 8 ans. Action intériorisée, « manipulation en pensée », l’opération logique est une réalité originale par rapport au langage. Comprendre ce que sont les Suisses et ce que sont les Genevois n’équivaut pas à comprendre la structure logique d’addition des sous-classes A et A’ en une classe totale B, c’est-à -dire les opérations (A + A’ = B), (A = B − A’), (A’ = B − A). L’opération est une action intériorisée, réversible, coordonnée à d’autres. Que le langage intervienne dans l’intériorisation des actions en opérations, et qu’il la facilite, ce n’est pas douteux. Mais ce n’est pas lui qui crée l’opération. Les mots « et », « plus », « moins » les signes +, −, …, bref, les termes du langage courant comme ceux du langage mathématique (artificiel mais d’autant plus précis) désignent des opérations. Ils ne les constituent pas.
Un deuxième argument est fourni par l’existence des décalages, notamment de ceux que nous appelons « horizontaux » (application d’une même opération à des contenus différents), par opposition aux décalages « verticaux » (même contenu structuré par des opérations différentes). Deux ans environ séparent la conservation des quantités simples (longueur, « quantité de matière ») de la conservation des quantités plus complexes (poids). Acquise à 7 ans pour les longueurs, la transitivité ne l’est pas avant 9-10 ans pour les poids, etc. Or les expressions verbales sont exactement les mêmes. L’identité du vocabulaire employé n’entraîne pas immédiatement la généralisation. L’opération est donc bien autre chose que la formulation verbale qui l’exprime.
Un troisième argument est fourni par le verbalisme. Sans l’opération, le langage est inefficace. A. Morf a entrepris d’exercer verbalement à la compréhension de structures formelles des enfants de niveau inférieur à celui des opérations formelles. Vainement. La compréhension est soit nulle, soit fragile et sans lendemain. La solution apprise pour un problème particulier ne se généralise pas aux problèmes semblables. Un autre exemple de verbalisme est fourni par la numération verbale, que les parents font apprendre prématurément à l’enfant. Que l’enfant sache correctement réciter, avant 7 ans, les noms de nombre jusqu’à  20 ou 30 ne signifie pas qu’il sache compter. Diverses expériences de correspondance, d’échange un contre un, ont montré que la numération parlée n’entraînait pas pour autant la permanence des ensembles ainsi comptés 50. Ces dispositifs ont été repris récemment, avec A. Morf, pour l’étude des jugements analytiques ou synthétiques. Les résultats corroborent entièrement l’idée que, sans opération, le langage est totalement inefficace.
Citons quelques réponses curieuses. Dans ce dispositif, deux collections de jetons sont d’abord mises en correspondance terme à terme : une rangée de jetons bleus, une rangée de jetons rouges disposés exactement sous les précédents. L’égalité une fois reconnue, la première collection est laissée intacte, les jetons rouges sont répartis en 2 sous-ensembles. Par exemple on aura 5 bleus et 2 + 3 rouges. On laisse l’enfant compter, et même on l’y invite. Avant 7 ans, le comptage ne sert strictement à rien : le sujet a beau trouver (= énoncer) 5 chaque fois, il n’en conclut pas à l’égalité des deux collections. Un peu plus tard, on trouve des réponses qu’on pourrait appeler « quasi opératoires » : pour de petits nombres, 10 et 8 + 2 par ex., l’enfant ne compte même pas : « c’est évidemment toujours pareil » ; à partir de 14 ou 15 jetons, il commence à avoir des doutes, compte, et constate l’égalité, parfois avec surprise ; avec 17 jetons, un enfant a même donné cette réponse révélatrice : « je vois bien que ça fait 17 ici et là , mais… mais… ».
La numération verbale n’assure donc pas par elle-même, la conservation numérique des ensembles. Répétons-le, le langage exprime et achève l’opération, il ne la construit pas.
b) Le niveau formel🔗
Comme la logique porte à ce niveau sur des propositions, sur des énoncés verbaux, comme elle est formelle, c’est-à -dire qu’elle n’a besoin d’aucune vérification concrète, — il peut sembler que le rôle du langage y est, cette fois, déterminant. Qu’est-ce en effet, dira-t-on, qu’une opération formelle, sinon ce qu’exprime la liaison linguistique correspondante ? Ici, il n’est pas besoin de manipulation réelle ni de soutien perceptif !
Exemples f
— la liaison « si (cet animal est un moineau), alors (c’est un oiseau) » définirait l’implication [moineau ⊃ oiseau] ;
— la liaison « ou bien (c’est un Français), ou bien (c’est un Étranger) » définirait l’exclusion réciproque [Français ⊕ étranger] ;
— la liaison « ou (cet animal est un vertébré), ou (c’est un insecte), ou (ce n’est ni un vertébré ni un insecte) » définirait l’incompatibilité [vertébré | insecte] ;
— la liaison « ou (cet homme est un Français), ou (c’est un marin), ou (c’est un marin français) » définirait la disjonction non exclusive [Français ∨ marin] ; etc.
On fera remarquer d’autre part que ces opérations apparaissent vers 11-12 ans, donc à une époque où l’enseignement scolaire fait une part énorme à l’usage verbal (exposés, formules, démonstrations mathématiques), et où la lecture, les jeux organisés avec règlements, etc., favorisent un maniement intense du langage. En cette coïncidence, on verrait une présomption en faveur de l’origine sociale et linguistique de la logique formelle.
Or, ici encore, sans nier le rôle considérable du langage, sans nier que les activités scolaires ou sociales accélèrent l’acquisition des opérations formelles, — nous refusons d’y voir la source ou la condition suffisante de ces opérations. Ici encore, comme au niveau précédent, nous pensons que langage et opérations ne se recouvrent pas exactement. Le langage ne reflète ici qu’une partie de ces opérations.
Les structures caractéristiques du niveau formel sont le réseau et le groupe des quatre transformations.
Voyons en quoi consistent ces structures très générales, dans quelles conduites on les rencontre, et si elles sont imputables au langage. Nous montrerons que, loin de constituer une émergence due au langage, elles procèdent des opérations concrètes, et débordent le langage à la fois dans leurs origines et dans leur aboutissement.
Le réseau (ou lattice dans la terminologie anglo-saxonne) est un système semi-ordonné, et tel que deux éléments quelconques a et b du système ont toujours, dans le système, une borne supérieure (ou join) définie par leur réunion, et une borne inférieure (ou meet) définie par leur intersection. C’est-à -dire que :
— tous les éléments du système ont un rang, mais plusieurs éléments peuvent avoir même rang : le classement des éléments comporte des ex æquo ;
— il existe dans le système au moins un élément s contenant à la fois a et b ; c’est le plus petit des s qui est la borne supérieure de a et b ;
— il existe dans le système au moins un élément i correspondant à la partie commune (a × b) de a et b ; c’est le plus grand des i qui est la borne inférieure de a et b.
Une telle structure s’applique aussi bien aux classes qu’aux propositions. On la trouve en théorie des ensembles, parfois sous le nom de « treillis », « ensemble réticulé », etc.
Prenons un modèle très simple en logique des classes. Soient deux classes A et B, et leurs inverses A’ (= non A) et B’ (= non B). P. ex. A = les Français, A’ = les étrangers, B = les étudiants, B’ = les non-étudiants. Rappelons au passage que :
A + A’ = B + B’ = T (tous les individus) et que les produits (A × A’) et (B × B’) sont nuls (il n’existe aucun individu qui soit à la fois Français et étranger, ou étudiant et non-étudiant) : les combinaisons AA’ et BB’ sont, de ce fait, exclues.
Si nous procédions à une classification simple, comme l’enfant sait en réaliser au niveau concret, avec des jetons ou des images par exemple (7), nous aurions quatre classes (cf. matrice à double entrée) :
Tableau I
- A B = les étudiants français,
- A B’ = les Français non étudiants,
- A’ B = les étudiants étrangers,
- A’ B’ = les étrangers non étudiants.
Mais on peut aller plus loin, et grouper ces classes deux par deux, trois par trois. Avec les quatre combinaisons de base, et en comptant les combinaisons (o) (= aucune classe) et T (= toutes les classes), on obtient 16 possibilités :
Tableau II
- (1) —Â
- (2) AÂ B
- (3) A B’
- (4) A’ B
- (5) A’ B’
- (6) A B + A B’
- (7) A B + A’ B
- (8) A B + A’ B’
- (9) A B’ + A’ B
- (10) A B’ + A’ B’
- (11) A’ B + A’ B’
- (12) A B + A B’ + A’ B
- (13) A B + A B’ + A’ B’
- (14) A B + A’ B + A’B’
- (15) A B’ + A’ B + A’ B’
- (16) A B + A B’ + A’ B + A’ B’.
On a donc 1 combinaison à 4 termes, 4 combinaisons à 3 termes, 6 combinaisons à 2 termes, 4 combinaisons à 1 terme, et 1 combinaison à 0 terme. Le tableau ci-dessus est le système total des combinaisons possibles. Tel est le réseau. On y voit d’autre part :
— que (6) = A, (7) = B, (10) = B’, (11) = A’, (16) = T
— que les combinaisons (1) à (8) et (16) à (9) sont respectivement complémentaires, c’est-à -dire que leur réunion donne chaque fois T :
(1) + (16) = (2) 4 (15) = (3) 4 (14) = … = (6) + (11) = (7) + (10) = … = T.
Pour obtenir le réseau des 16 combinaisons propositionnelles binaires, il suffit de remplacer dans le tableau ci-dessus A, B et leurs inverses par les prépositions p, q et leurs inverses. (D’autre part, pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, le signe + est remplacé en logique des propositions par le signe ∨, qui se lit « ou » et désigne la réunion de deux propositions ou couples de propositions.) Cette substitution faite, (8) se lira par exemple : « les énoncés p et q sont vrais en même temps ou faux en même temps » ; (12), qui contient toutes les combinaisons à l’exception de (5), et correspond donc à la négation (inversion) de (5), pourra se lire : « p et q ne sont pas faux en même temps », etc. Les 16 combinaisons représentent alors les 16 opérations binaires (= réalisées avec deux propositions p et q) de la logique propositionnelle bivalente (= qui n’admet que deux valeurs, vrai et faux, — si p est vrai, non p est faux et inversement). On a ainsi :
Tableau III
- (1) négation complète [o]
- (2) : conjonction [p. q]
- (3) : non-implication (= négation de (14))
- (4) : non-implication inverse (= négation de (13))
- (5) : négation conjointe [non p. non q]
- (6)Â : affirmation de p (p est vrai quel que soit q)
- (7)Â : affirmation de q (quel que soit p)
- (8) : équivalence (ou implication réciproque) [p = q]
- (9) : exclusion réciproque [p ⊕ q]
- (10) : négation de q (quel que soit p, q est faux)
- (11) : négation de p (quel que soit q)
- (12) : disjonction (non exclusive, ou trilemme) [p ∨ q]
- (13) : implication inverse [p ⊂ q] ou [q ⊃ p]
- (14) : implication directe [p ⊃ q]
- (15) : incompatibilité [p | q]
- (16) : affirmation complète [p * q]
La caractéristique du réseau est donc son caractère combinatoire. C’est par là que la classification du tableau II se distingue de la classification du tableau I : elle combine les sous-classes du tableau I de toutes les manières possibles. Le réseau est, en quelque sorte, la classification de toutes les classifications possibles.
Le problème est alors de savoir d’où provient cette combinatoire. Il faut souligner d’abord que la classification II ou les opérations du tableau III ne sont pas de pures constructions abstraites de logiciens. On les voit en œuvre dans certaines conduites de l’enfant.
Donnons-lui à classer un tas de jetons de formes et de couleurs différentes : ronds ou carrés, et rouges ou bleus. Au niveau pré-opératoire, l’enfant ne sait pas tenir compte simultanément des deux critères : forme et couleur. Tout au plus, au stade des intuitions articulées, parvient-il à former quatre tas par tâtonnements successifs, p. ex. en séparant d’abord les ronds des carrés, puis en séparant les bleus des rouges dans chaque tas. Mais un tel résultat est rare et hésitant (l’enfant s’en tient parfois à 3 paquets : les carrés, les ronds rouges, les ronds bleus, etc.) Au niveau concret, il sait construire sans difficulté les quatre classes du tableau I, ce qui suppose la multiplication des classes ; il arrive même, parfois, à disposer les quatre tas selon une figure de matrice. Mais il ne peut aller plus loin avant le niveau formel, faute d’opérations combinatoires.
Ces opérations combinatoires, on les lui fera réaliser en lui demandant d’accoupler les jetons de toutes les façons possibles, en tenant compte ou non de l’ordre, etc. (« ce sont des bonshommes, ils vont se promener deux par deux, trois par trois… »). Avant 12 ans, l’enfant réalise une partie des combinaisons possibles ; après 12 ans, il trouve une méthode, lui permettant d’établir systématiquement et exhaustivement les arrangements, permutations, combinaisons. 51
Un autre excellent exemple est fourni par l’expérience imaginée par Inhelder et G. Noelting. On propose au sujet 4 flacons contenant des liquides incolores (acide sulfurique, eau, eau oxygénée, thiosulfate) et un 5e qui contient de l’iodure de potassium. Appelons respectivement S, E, O, T et I ces liquides. On a préparé dans un verre un mélange S + O, et un autre verre contenant de l’eau pure. En versant (devant le sujet) quelques gouttes de I dans le mélange S + O, on obtient une couleur jaune, dans E : rien. On demande à l’enfant de refaire du jaune en utilisant à sa guise les cinq flacons. Vers 7-9 ans, l’enfant procède déjà systématiquement mais il se borne à verser I successivement dans S, E, O et T. Un peu plus tard, vers 9-12 ans, il commence à mélanger entre eux les flacons, mais sans système. Après 12 ans apparaissent les combinaisons systématiques des éléments n à n. 52
De tels faits montrent suffisamment, croyons-nous, que les opérations combinatoires s’inscrivent dans le prolongement des opérations concrètes, dont elles constituent la généralisation. Le réseau propositionnel du tableau III n’est pas le fait du maniement du langage. Combinaisons verbales du raisonnement, manipulations d’objets concrets (jetons), manipulation systématique des facteurs expérimentaux sont des conduites qui apparaissent en même temps. La combinatoire des propositions, loin d’être par conséquent une conduite spécifiquement linguistique, n’est qu’un cas particulier de la combinatoire générale qui caractérise toutes les opérations du niveau formel. De ce point de vue, la logique du discours procède de la logique concrète, et, par cet intermédiaire, de l’action.
On peut en dire autant de l’autre structure caractéristique du niveau formel, le groupe des quatre transformations (appelé aussi « groupe de Klein ») ou groupe INRC. Les opérations indiquées au tableau III constituent à la fois un groupe et un réseau. Sans entrer ici dans le détail de cette structure de groupe, disons qu’à toute opération I du groupe on peut faire correspondre :
— son inverse N (négation de I, c’est-à -dire sa complémentaire dans le tableau III)
— sa réciproque R (même opération mais entre propositions niées)
— sa corrélative C, qui est par définition la négation de R.
On appellera I toute transformation identique, c’est-à -dire laissant inchangée l’opération de départ. On a ainsi 4 transformations :
CÂ =Â NÂ RÂ ; RÂ =Â NÂ CÂ ; NÂ =Â RÂ CÂ ; NÂ RÂ CÂ =Â I.
Par exemple, en partant de l’implication (opération 14 du tableau III), on aura :
IÂ =Â implication (14)
NÂ =Â non-implication (3)
RÂ =Â implication inverse (13)
CÂ =Â non-implication inverse (4)
Ici, si I est vraie, N et R sont fausses et C vraie. Soit I = tout Genevois est un Suisse (= Genevois implique Suisse) ; N = il y a des Genevois qui ne sont pas Suisses (faux) ; R = tout non-Genevois est non-Suisse = tout Genevois est Suisse (faux) ; C = il y a des Suisses qui ne sont pas Genevois (vrai).
Dira-t-on, sur la base de ce dernier exemple, que les transformations résultent de la signification des termes employés ? On pourrait le prétendre si l’on s’en tenait à ce genre de raisonnements où la verbalisation est explicite. Mais, comme pour le réseau, la structure de groupe se retrouve ailleurs : elle intervient dans la compréhension des mouvements à double système de référence (escargot qui se déplace sur une planchette qui se déplace elle-même en sens inverse) 53 ; elle intervient dans les raisonnements expérimentaux étudiés par Inhelder : flexibilité, aimantation, etc. Elle est la structure d’ensemble de tous les schèmes opératoires du niveau formel ; comme telle, elle généralise les structures opératoires du niveau concret. C’est ainsi que la négation et la réciprocité, qui restent distinctes au niveau concret, sont coordonnées dans le groupe des quatre transformations. Nous pouvons conclure, comme pour le réseau, que le langage traduit et achève cette structure, mais qu’il ne la constitue pas.
La logique formelle dépasse donc le langage dans les deux sens. Elle va plus loin que le langage par ses constructions algorithmiques ; mais par ses origines, elle remonte en deçà du langage. Il n’est plus paradoxal d’affirmer que, bien qu’affranchie de tout contenu concret, la logique formelle, parce qu’elle est opératoire et non pas verbale, et parce que l’opération n’est qu’une action intériorisée, devenue réversible et coordonnée à d’autres, — dérive en dernière analyse de l’action. 54
3. La logique, la pensée et l’action🔗
Le langage n’explique pas la pensée ; il n’explique pas davantage cette partie de la pensée que sont les normes logiques. La pensée contient tout ce qu’on veut : des représentations, des savoirs verbaux, des connaissances transmises par la société… Mais ces divers apports ne s’accumulent pas simplement. Ils sont progressivement assimilés, ils s’organisent entre eux selon certaines structures. La logique, sous ses deux formes concrète et formelle, n’est autre que la structure de la pensée opératoire des niveaux correspondants. Et ces structures, nous l’avons vu constamment, procèdent de l’activité du sujet. Non seulement parce qu’à l’origine il n’y a rien que des activités sensori-motrices, mais aussi parce que toute l’activité mentale (au sens d’opératoire) est faite d’actions, qui ont d’abord été réelles, et qui se sont intériorisées par la suite et coordonnées entre elles.
Dès 18 mois-2 ans, les actions réelles sont coordonnées selon certaines structures d’ensemble. À 8-10 ans, actions réelles et actions virtuelles sont coordonnées selon des structures plus générales qui sont les groupements opératoires de la logique concrète. À 12-14 ans, les opérations proprement dites sont elles-mêmes coordonnées selon une structure d’ensemble encore plus générale : celle de la logique formelle (groupe et réseau), qu’on peut appeler un système d’opérations sur des opérations, d’opérations au second degré. Des unes aux autres de ces structures, il y a, sous ce rapport, filiation continue. Tel est le sens de la continuité fonctionnelle du développement mental, par opposition à la discontinuité des structures achevées en tant que telles. On a déjà montré que continuité fonctionnelle et discontinuité structurale ne sont que deux aspects, et nullement contradictoires, de la même réalité génétique : le processus continu d’équilibration aboutissant à une série discontinue de paliers d’équilibre.
La logique n’est donc pas une réalité linguistique ou sociale, étrangère à l’action et se superposant tardivement à elle. C’est dans l’action, ou plus exactement dans les coordinations générales des actions qu’elle plonge ses racines, c’est à travers l’action qu’elle construit progressivement ses structures. Certes, une telle affirmation heurte un certain nombre de préjugés. Le plus grossier, mais non le moins tenace, est celui qui oppose l’utilitarisme de l’action au caractère désintéressé de la vérité logique. Mais toute action, si utilitaire soit-elle, suppose une structure (ordre, sériation, etc.). De ces structures assurant la coordination des actions en vue d’un but préétabli sont tirées les notions qui constitueront ultérieurement la logique.
L’empirisme logique, nous l’avons vu, oppose les vérités physiques aux vérités logico- mathématiques, comme on opposerait le concret (et l’action) au formel (et au langage). Mais en réalité, cette distinction peut se marquer dans les actions elles-mêmes : les actions particulières (soupeser, pousser), qui nous renseignent sur les propriétés de l’objet dont elles dépendent ; et les actions coordonnées, puisque la signification du résultat de la coordination ne dépend alors que de la signification des actions coordonnées entre elles. Ces dernières coordinations, seules, sont à l’origine de la logique.
Remarques et conclusions🔗
On trouve dans l’organisation nerveuse certaines structures isomorphes à des structures logiques. Ainsi la loi du tout ou rien rappelle la structure de l’arithmétique binaire qu’utilise l’algèbre de Boole, base de la logique moderne. Il est vrai que la loi du tout ou rien n’est sans doute pas si générale qu’on a cru (Daniel Auger et Fessard ont obtenu sur des cellules végétales des processus de « potentiels gradués », retrouvés par Hodgkin, Katz et Arvanitaki sur des fibres refroidies de crustacés 55). Mais elle est dominante, et semble caractériser en tout cas les fonctionnements supérieurs.
Bien plus, le réseau nerveux est en partie isomorphe au réseau des opérations logiques. Le neurologiste américain Mc Culloch et le logicien Pitts ont pu ainsi établir la série des structures possibles dans le champ nerveux polysynaptique, et retrouver à ce niveau les combinaisons élémentaires de la logique des propositions. Ils ont montré aussi que l’on peut traduire ces structures en termes probabilistes 56. On pourrait de même traduire Pavlov en langage logique : l’excitation correspondant à l’opération directe, l’inhibition à l’opération inverse, les stéréotypes dynamiques aux schèmes…, et définir en ces termes les lois de sommation, irradiation, généralisation, etc.
Les machines cybernétiques sont construites aussi selon des structures isomorphes aux structures logiques (structure binaire, réseaux électroniques, etc.) et les rappellent dans leur fonctionnement : le feed-back correspond à la régulation par équilibration progressive, l’état d’équilibre répond à une structure de groupe, les efférences qui ne se traduisent pas par des effets extérieurs correspondant alors aux opérations.
Ces remarques n’ont pas pour but une réduction naïve du mental au matériel. Elles montrent la fécondité et l’opportunité du langage des structures et de l’équilibre pour rendre compte des mécanismes de la pensée et du développement. L’étude des structures et la logistique ne sont pas des constructions abstraites de l’esprit : elles ont un modèle en termes de causalité (système nerveux, machines construites pour en donner un modèle mécanique), et un modèle en termes d’implication (au sens large) sur le plan de la pensée. 57
Cela ne signifie donc nullement que la logique soit inscrite d’avance dans le système nerveux, et que celui-ci l’explique. On voit mal, d’ailleurs, comment le système nerveux pourrait expliquer la logique, si on recourt déjà à la logique pour expliquer le fonctionnement nerveux ! La logique n’est pas préformée. Le système nerveux, nous l’avons déjà dit et il semble inutile de revenir sur ce point, ne fait jamais qu’ouvrir un champ de possibilités. Et il faut bien l’expérience et la vie sociale pour les actualiser, puisqu’aussi bien certaines sociétés ne sont pas encore parvenues au niveau formel. Mais cela nous montre du moins que la logique n’est ni un a priori extérieur à l’esprit, ni une convention collective imposée par le groupe social à ses membres. Elle a ses racines dans l’action même, et jusque dans la réactivité élémentaire des, cellules nerveuses. Elle se développe sous d’innombrables influences dont aucune ne suffit à l’expliquer. Ce qui est sûr, c’est que son développement ne se fait pas au hasard, puisqu’elle est une forme d’équilibre, et que ce n’est pas miracle si elle s’applique au réel, puisqu’elle procède de l’action.
La notion de nombre🔗
Avec la genèse du nombre, nous envisageons un cas particulier de la formation des notions mathématiques. Il n’est pas inutile de situer d’abord cette étude dans le cadre de l’épistémologie des mathématiques : les caractères généraux de la connaissance mathématique nous suggèrent les problèmes que nous aurons à examiner du point de vue de la psychogenèse ; les théories proposées sur la nature de cette connaissance nous indiquent les hypothèses que nous aurons à discuter à la lumière des faits de développement. Réciproquement, d’ailleurs, l’épistémologie aurait tout intérêt à s’appuyer sur les données génétiques de l’histoire des sciences ou du développement individuel.
Caractères généraux de la connaissance mathématique🔗
Nous rappellerons cinq caractères généraux :
1. Les mathématiques s’accordent toujours avec la réalité physique. Sans doute y a-t-il eu, dans l’histoire des sciences, quelques essais de physique qualitative. Aristote, par réaction contre la dialectique descendante de Platon, propose une physique inductive, partant du sens commun et de l’observation des qualités sensibles. La Naturphilosophie de Hegel propose de même une physique non mathématique (dont Oerstedt s’est inspiré), avec notamment une astronomie qualitative. Mais ces tentatives sont restées sans lendemain, et n’ont guère eu d’influence sur le progrès scientifique. Nous pouvons donc affirmer que tout ce qui est physique est mathématisable.
2. Qui plus est, on observe du point de vue historique un phénomène curieux : l’anticipation des mathématiques sur la physique. Nombre de notions ont été construites pour ainsi dire in abstracto par les mathématiciens, sans recours aucun au réel, et sont pourtant devenues par la suite des instruments de connaissance pour le physicien. La géométrie d’Euclide n’avait, pour les Grecs, aucun sens physique : il a fallu attendre Copernic et Newton pour que l’espace euclidien devienne un espace physique usuel. Les géométries non euclidiennes ont été d’abord de pures constructions déductives, et pourtant l’espace riemannien est devenu avec Einstein l’espace de la relativité. Les nombres imaginaires (racines carrées de nombres négatifs) ont été une anticipation mathématique dont le nom seul dit la gratuité : ils sont devenus aujourd’hui une pièce essentielle non seulement de la théorie des nombres mais aussi de la géométrie, qui leur a donné une signification spatiale, et de la théorie des variables complexes en physique.
3. Les mathématiques dépassent pourtant toujours la réalité physique, notamment dans la direction de l’infini. Il est frappant de le constater chez l’enfant lui-même. À 7 ans, l’enfant assigne une limite fixe (et modeste) à la quantité de points qu’on peut intercaler entre deux points donnés A et B, ou à la décomposition d’une figure en éléments de plus en plus petits. Vers 11-12, il imagine sans difficulté un nombre illimité de points, et conçoit facilement un « regressus ad infinitum » dans la décomposition d’une figure 58.
4. La pensée mathématique est purement déductive : les points de départ une fois fixés, il n’est pas besoin de recourir à l’expérience pour vérifier la validité des résultats, la rigueur de la déduction suffit à l’assurer. D’ailleurs, en bien des cas la vérification expérimentale serait impossible.
5. Pourtant, la construction mathématique est continuelle. Elle part d’un petit nombre d’axiomes, et construit sans cesse du nouveau, sans rien emprunter à l’expérience. La fécondité paraît contredire à la rigueur. On pourrait supposer en effet que, se bornant à rigoureusement déduire, les mathématiques ne font que tirer des axiomes ce qui s’y trouve déjà contenu, autrement dit qu’elles se contentent de répéter les mêmes énoncés sous des formes diverses. C’est du reste ainsi que l’entendent les empiristes logiques du Cercle de Vienne : pour eux, la construction mathématique est illusoire, la mathématique n’est qu’une vaste tautologie. Ce problème nous intéresse au premier chef : ou bien en effet l’opération n’est qu’une illusion anthropomorphique, et l’empirisme logique a raison, ou bien elle est une construction réelle, et on comprend alors que la rigueur déductive aboutisse à un perpétuel enrichissement.
Solutions possibles aux problèmes de genèse🔗
Comment résoudre les problèmes génétiques ? L’épistémologie nous propose deux sortes d’hypothèses, exactement opposées, sur la nature et l’origine des connaissances mathématiques :
1. Les hypothèses empiristes, selon lesquelles les notions mathématiques sont tirées de l’expérience. Il est bien connu que la géométrie des Égyptiens procédait des pratiques de l’arpentage. Et à voir l’enfant de 5 ans compter, pour s’assurer qu’il y a toujours autant de jetons une fois qu’on a réparti 7 jetons en deux collections de 5 et 2, on pourrait croire que chez lui aussi, les notions de nombre dérivent d’une expérimentation sur les objets physiques concrets. C’est l’opinion de Brunschvicg comme celle de Gonseth : pour eux, la mathématique n’est que la partie la plus générale de la physique. Une telle hypothèse a l’avantage de rendre compte de l’accord des mathématiques et du réel. Mais comment expliquer les anticipations ? Et comment peut-on trouver dans les mathématiques des notions ultra-expérimentales, comment peut-on par exemple concevoir un nombre indéfini de géométries possibles ? Par généralisation ? Mais il reste alors à expliquer la généralisation elle-même. On retrouve le problème des deux sortes d’abstractions : l’abstraction « formalisante » et l’abstraction « généralisante », ce qui rappelle la distinction entre deux types d’expériences.
2. Les hypothèses idéalistes, selon lesquelles les notions mathématiques sont essentiellement le produit de l’activité de l’esprit. En définissant la ligne droite, Euclide, nous dit Poincaré, ne décrit pas la ligne d’horizon : il crée de toutes pièces un être mathématique original. Et à considérer l’enfant qui raisonne sur des objets, on voit bien qu’il ne se borne pas à lire des propriétés apparentes : il ajoute aux objets les produits de son intelligence. Les notions de conservation, une fois constituées, s’imposent comme nécessaires, lors même que rien dans l’expérience n’indique si quelque chose se conserve effectivement. Avec les hypothèses idéalistes, nous comprenons d’autre part pourquoi les mathématiques dépassent la réalité, pourquoi elles réalisent leur cohérence interne sans recourir à la vérification expérimentale. En revanche, nous ne comprenons plus pourquoi elles s’accordent au réel, pourquoi les anticipations les plus arbitraires en apparence finissent, à plus ou moins brève échéance, par rejoindre la réalité.
C’est dans le cadre de ces deux hypothèses que nous allons rechercher et interpréter d’abord les faits psychogénétiques. Non que des théories préconçues doivent diriger nos investigations. C’est seulement affaire de méthode. Et nous verrons au contraire que l’étude du développement effectif de la notion de nombre chez l’enfant nous invite à renvoyer dos à dos ces thèses extrêmes, et à proposer une nouvelle interprétation.
I. Les solutions empiristes🔗
1. Le nombre entier et l’expérience physique🔗
À partir de quoi, et par quelles démarches, l’enfant parvient-il à la notion du nombre entier ? On songerait d’abord à assigner au nombre une origine empirique. Léon Brunschvicg, pourtant idéaliste, insiste sur les origines empiriques du nombre (troc, échange un contre un) dans Les Étapes de la philosophie mathématique. Ferdinand Gonseth, mathématicien devenu logicien, déclare très explicitement que le nombre est une qualité des objets, que nous percevons en eux comme nous percevons « leur transparence ou leur couleur ». (Les Mathématiques et la réalité.)
Divers faits psychologiques semblent aller dans le sens de cette thèse. Chez certains animaux, on trouve une perception du nombre dans des collections discrètes (oiseaux qui s’aperçoivent qu’on a ôté un œuf de leur nid, poules qu’on peut dresser à picorer sur les nombres impairs, etc.) Chez l’enfant, toutes les structures logico-mathématiques sont précédées d’une phase pré-opératoire, au cours de laquelle les notions ne sont pas conçues comme nécessaires, mais vérifiées et au besoin découvertes expérimentalement. Pour le nombre, on connaît les expériences de Decroly sur la récognition figurale globale des « premiers nombres », et les statistiques d’Alice Descoeudres, établissant que le nombre 2 est acquis à deux ans, le nombre 3 à trois ans, et ainsi de suite jusqu’à 6-7 ans, où toute la suite des nombres se décroche.
À de tels faits, nous avons déjà donné une réponse générale. Tout en reconnaissant que la formation du nombre requiert l’expérience, nous refusons la thèse empiriste et nions que le nombre soit tiré des objets. Il faut se reporter ici à la distinction entre l’expérience physique et l’expérience logico-mathématique. La lecture de l’expérience fait toujours intervenir des actions coordonnées, qui ajoutent à l’objet des propriétés qui ne lui sont pas inhérentes. La commutativité, par exemple (1 + 2 = 2 + 1) découverte par l’enfant en comptant des cailloux, est une propriété de l’action de compter, non des cailloux. L’expérience physique n’est, en pareil cas, que l’occasion ou le moyen de découvrir les propriétés des coordinations de l’action. L’expérience n’est, pour cette raison, qu’un stade transitoire dans la formation des opérations : quand les coordinations entre opérations sont suffisamment stables, elle est superflue. L’enfant qui possède la transitivité opératoire conclut, sans vérification, que A = C une fois qu’il sait que A = B et B = C. Gonseth a défini la logique une « physique de l’objet quelconque ». On pourrait retenir cette formule dans la mesure où elle suggère que l’objet en tant que tel est indifférent ; mais le terme de « physique » fait équivoque, puisque la découverte des propriétés logico-arithmétiques n’est pas le résultat d’une expérimentation inductive comme celle de la physique proprement dite.
Signalons que certains psychologues, qui reconnaissent pourtant le rôle de l’action dans la formation des connaissances, n’admettent pas la distinction entre les deux types d’expériences. Ainsi Kostyuk ou Mme Menchinskaia, qui l’ont précisément contesté à propos du nombre. Nous répondrons d’abord que l’expérience logico-mathématique s’appuie naturellement sur des objets physiques concrets. Mais elle leur ajoute quelque chose. Parlons maintenant le langage pavlovien, pour nous mettre sur le même terrain que ces contradicteurs. Tout réflexe conditionné procède d’un réflexe absolu, lié à l’organisation nerveuse. Parmi ces réflexes absolus, certains, comme le réflexe d’orientation-exploration, impliquent déjà l’ordre, puisque les démarches par lesquelles il se traduit ne se font pas dans n’importe quel sens. Nous ne voulions pas dire plus : l’ordre, notion capitale dans la genèse du nombre, appartient à l’organisme du sujet, et non aux choses extérieures.
Nous conclurons donc que le nombre ne saurait être abstrait des objets comme le sont la couleur ou la forme.
2. Le nombre et l’« expérience mentale »🔗
La notion d’expérience mentale était fort répandue il y a une cinquantaine d’années. E. Mach, qui est le premier à l’avoir employée, explique qu’elle consiste à imaginer par la pensée la variation des faits. C’est une expérience virtuelle, plus économique que l’expérience effective, mais qui dérive de celle-ci, puisque « c’est la nature de l’expérience antérieurement acquise qui fait le succès d’une expérimentation mentale » (La Connaissance et l’erreur, trad. fr. 1917). Même point de vue chez Rignano, dont La Psychologie du raisonnement (1913) contient de nombreux développements sur l’acquisition du nombre : tout raisonnement est une suite d’expériences « en pensée ». Rignano emploie aussi le terme d’opérations, mais c’est sur l’expérience effective antérieure qu’il met l’accent, la mémoire et l’attention suffisant à leur utilisation mentale. L’Essai sur le mécanisme psychologique des opérations de la mathématique pure, du psychiatre Ph. Chaslin (1926), relève de la même inspiration, quoique l’être arithmétique y soit caractérisé par les opérations qu’on peut effectuer avec lui.
Pour ce qui est des faits présentés par ces auteurs, nous ne les contestons pas. L’expérience mentale joue un rôle très important, et au niveau pré-opératoire, tout raisonnement est en effet la représentation mentale d’une action réelle. Nous retiendrons d’autre part de Mach et Rignano l’idée que toute expérience matériellement exécutée est susceptible de se « mentaliser », de s’intérioriser, et que la pensée la plus abstraite repose, en définitive, sur des actions virtuelles. Mais l’équivoque de l’empirisme subsiste : puisqu’on effet l’expérience mentale n’est que le décalque de l’expérience matérielle, on retrouve à son niveau l’ambiguïté que nous avons dénoncée constamment.
Si donc on veut se référer à l’expérience mentale en tant qu’intériorisation d’une action, il faut distinguer encore entre une expérience mentale physique et une expérience mentale logico-mathématique. Comme exemple de la première, on peut citer la découverte des lois de l’accélération que rapporte Al. Koyré dans ses Études galiléennes (1939) : Galilée s’est représenté l’accroissement des vitesses avant d’avoir fait les expériences matérielles correspondantes. Comme exemple d’expérience mentale de type mathématique, empruntons à Rignano le problème suivant :
Supposons que le nombre maximum de cheveux sur la tête d’un homme soit de 3 millions, et qu’il y ait à Londres 5 millions d’habitants. Combien y a-t-il de Londoniens tels que deux au moins d’entre eux aient le même nombre de cheveux ? La question peut être facilement résolue par expérience mentale. Alignons mentalement les Londoniens, et considérons que le premier a 1 cheveu, le deuxième 2, le troisième 3, etc. Le trois-millionième Londonien aura 3 millions de cheveux, et il reste alors deux millions de Londoniens dont le nombre de cheveux est forcément le même que celui de l’un des précédents. L’expérience mentale a consisté ici à établir une correspondance ordinale entre les nombres de 1 à 3 000 000 et les Londoniens.
Or, que montre cet exemple ? Qu’on a introduit un ordre dans chacune des deux séries, puis établi une correspondance bi-univoque entre les séries ordonnées, toutes choses qui sont des opérations. L’ordre n’est pas dans les Londoniens, mais dans l’action d’ordonner. On a là un bel exemple de coordination opératoire.
La notion d’expérience mentale, pour exacte qu’elle soit du point de vue descriptif, n’explique donc rien. Pour le problème qui nous occupe, elle nous renvoie à l’étude de l’opération.
3. Le nombre et l’expérience intérieure🔗
Un autre exemple d’interprétation empiriste du nombre est fourni par Helmholtz. Dans un petit ouvrage intitulé Zählen und Messen, il soutient :
— que le nombre ordinal est plus primitif que le nombre cardinal ;
— que l’ordre est une notion d’origine empirique ; nous le tirons de l’intuition mnésique de la succession temporelle de nos états de conscience (il n’est donc pas tant l’ordre des objets que l’ordre de nos souvenirs : cette idée s’inscrit dans la perspective kantienne, qui rattache le nombre au temps) ;
— que l’ordination permet le comptage, d’où le nombre cardinal, et que pour passer de l’ordre interne à l’ordre mathématique, il suffit d’un certain nombre de conventions.
Ces affirmations appellent diverses réserves. D’abord, il est vain d’attribuer au nombre ordinal un primat sur le cardinal, ou inversement. Brunschvicg a montré de façon décisive que, dans le domaine du fini, l’ordination suppose la cardination, et vice-versa. Nous verrons plus loin que génétiquement ces deux opérations sont exactement contemporaines. Retenons pour l’instant que l’ordinal et le cardinal sont deux aspects complémentaires du nombre, en tant que les nombres forment une suite ordonnée : le nombre 3 ne se distingue du nombre 2, que parce qu’il vient après lui, puisqu’ils sont formés tous deux d’unités rigoureusement homogènes ; réciproquement, le 3e nombre n’est tel que parce qu’il y en a 2 avant lui.
Mais c’est surtout l’idée centrale de Helmholtz (l’expérience interne des états de conscience successifs) qui est discutable. Il est certain que les intuitions d’ordre sont primitives ; mais elles sont toujours liées à l’action. La coordination sensori-motrice des moyens en vue d’une fin implique déjà l’ordre. Cet ordre en fonction des résultats de l’action est bien plus primitif que l’ordre introspectif de l’expérience vécue. D’autre part, même lorsque l’introspection est possible, l’ordre des souvenirs est loin d’être une simple intuition, une lecture immédiate. La mémoire comporte elle-même une activité de reconstitution. Elle travaille sur des traces qu’elle structure, et en particulier qu’elle ordonne ; elle ne découvre pas l’ordre dans les représentations, elle l’y introduit. Nous retrouvons sur ce plan le problème de l’activité opératoire, conçue comme ajoutant aux objets des structures qui n’y sont pas d’abord contenues.
II. Les solutions idéalistes🔗
Après avoir rejeté les solutions empiristes, nous examinerons deux interprétations célèbres du nombre, qu’on peut appeler « idéalistes » en ce qu’elles imputent le nombre à une activité de l’esprit. Pour Poincaré, le nombre provient d’une intuition opératoire primitive : celle de l’itération (n + 1) qui permet d’ajouter toujours une unité à une quantité donnée ; c’est introduire le quantitatif dès l’abord, en quelque sorte a priori. Pour Russell et Whitehead au contraire, le quantitatif est tiré du qualitatif, le nombre de la logique des classes (cardinal) ou des relations (ordinal). La critique de ces points de vue requiert donc une mise au point préalable sur les rapports de la quantité et de la qualité.
1. Qualité et quantité🔗
L’opposition qualité-quantité est classique dans l’histoire des idées. Mais où placer la démarcation entre l’une et l’autre ?
Delacroix, dans son article sur « La fabrication du nombre » (Nouveau Traité de Dumas, t. V) soutient que la matière du nombre est toute qualitative, sans aller toutefois jusqu’à affirmer que le nombre est qualité pure. Spaier est allé plus loin (La Pensée et la quantité) : le nombre, dit-il, est un concept qualitatif ; et il ajoute que la quantité, c’est la qualité mesurée, et la mesure, l’application du nombre à la qualité. On tourne ainsi dans un cercle vicieux. C’est qu’en réalité, qualité et quantité sont inséparables.
Au point de vue génétique, et contrairement à un préjugé répandu qui tient surtout à des ambiguïtés de langage (on assimile volontiers quantité et mesure), la quantité est aussi primitive que la qualité. Quand le bébé empile des plots, quand il joue à balancer plus ou moins vite un objet suspendu, il n’est pas douteux qu’il intervient déjà des effets quantitatifs de différence. Pour dissiper toute équivoque de terminologie, nous partirons de la « quantité » logique, celle qui caractérise l’extension du concept, et nous distinguerons trois sortes de quantités, la troisième n’étant d’ailleurs qu’un cas particulier de la deuxième. Soit une classe B emboîtant une classe A, et soit A’ la classe complémentaire de A sous l’ensemble B (B = A + A’ ou A’ = B − A). Nous parlerons de :
— quantité intensive, si l’on sait seulement que B inclut A, sans rien connaître des relations entre les sous-classes A et A’ B est « plus grand » que A (le tout est plus grand que la partie) ;
— quantité extensive, si l’on connaît en outre la relation entre A et A’, par exemple sous la forme « presque tous les B sont des A » (donc : A plus grand que A’). Cf. la notion de « presque tous » utilisée en théorie des ensembles ;
— quantité métrique ou numérique, qui est la même que la précédente, mais avec un rapport défini entre A et A’ ce qui suppose l’intervention d’une unité. Par exemple, A = A’, donc B = 2A.
Partout où interviennent des structures opératoires, on trouve donc un aspect qualitatif (définition, cf. « compréhension » du concept) et un aspect quantitatif, qui peut être lui-même soit intensif, soit extensif et en particulier numérique. Ces définitions posées, revenons au problème du nombre.
2. La thèse de Poincaré🔗
La quantité numérique est, pour Poincaré, une donnée première. L’intuition de l’itération (qui suppose l’unité) est pour ainsi dire innée, comme d’ailleurs le groupe des déplacements : on la trouve déjà dans la marche. Négligeons ici le fait que le groupe des déplacements, pour précoce qu’il soit, n’apparaît qu’au terme d’une construction sensori-motrice. Retenons simplement l’idée que le nombre est indépendant de la logique et antérieur à elle.
D’où vient alors que la série des nombres n’est acquise que vers 7-8 ans, précisément à l’époque où la logique est constituée ? Certes, on trouve avant cet âge des enfants qui savent compter assez loin : mais ce ne sont alors que signes verbaux mémorisés. De même, les nombres figuraux de Decroly, Lay ou Mlle Descœudres ne constituent pas une objection. Ce qui est sûr c’est qu’on ne trouve rien, avant 6-7 ans, qui corresponde à l’intuition itérative dont Poincaré fait la base du nombre. Rien, non plus, qui montre une conservation du tout lorsqu’on modifie l’agencement des parties. Qu’on desserre ou resserre une collection de jetons, de façon à détruire une correspondance optique préalable, aussitôt le nombre change, même si le comptage oral aboutit à énoncer le même mot 59.
Entre les nombres figuraux (ou verbaux) et les nombres opératoires, la différence est donc radicale. Les premiers ne sont que des entités représentatives permettant d’individualiser quelques ensembles particuliers du point de vue qualitatif. Les seconds seuls sont des nombres véritables, impliquant l’ordre, la correspondance, l’invariance de la somme des parties, etc. Il est remarquable que ces nombres-là n’apparaissent que solidairement à la formation des structures logiques de classes (inclusions) et de relations (coordination de relations asymétriques = sériation). Cela va contre Poincaré : le nombre n’est pas une donnée immédiate, c’est la pluralité et la quantité intensive qui sont primitives. Le nombre en tant que tel est d’élaboration tardive. Sa construction converge avec celle des opérations logiques.
3. La thèse de Russell et Whitehead🔗
Nous rangerons-nous alors à l’opinion soutenue par Russell et Whitehead (Principia mathematica), qui prolonge d’ailleurs des tentatives de Frege ? Pour ces auteurs, le nombre est tiré de la logique. Le nombre ordinal se tire des structures de relations asymétriques transitives, le cardinal des structures de classes.
Pourtant, il existe des différences notables entre le nombre cardinal et la classe logique. Un concept est défini par ses qualités, alors que le nombre cardinal fait justement abstraction des qualités des objets qu’il contient (unités toutes équivalentes). D’autre part, l’addition n’a pas le même sens pour les classes logiques (A + A = A, la réunion d’une classe à elle-même ne la modifie pas) et pour les quantités numériques (a + a = 2a, l’addition d’un nombre à lui-même donne un autre nombre). Il faut donc expliquer le passage des unités qualifiées aux unités numériques susceptibles d’itération.
Russell résout la difficulté en s’appuyant sur la théorie des ensembles. En théorie des ensembles, le nombre est défini comme la puissance d’un ensemble, deux ensembles sont dits équivalents ou de même puissance lorsque leurs éléments peuvent être mis en correspondance biunivoque et réciproque. Russell applique ces notions aux classes logiques. Soit les classes formées par les maréchaux de Napoléon, les signes du Zodiaque, les mois de l’année, les apôtres, etc. Leurs éléments peuvent être mis en correspondance terme à terme. Cette correspondance épuisant toutes les classes citées, celles-ci sont équivalentes. Le nombre cardinal est alors défini comme « la classe des classes équivalentes » : le nombre 1 est la classe de toutes les classes singulières, le nombre 2 est la classe de toutes les paires, le nombre 3 de tous les trios, etc.
Remarquons d’abord que cette thèse nous explique peut-être chaque nombre isolément, mais pas la suite des nombres. Et cette suite, répétons-le, est fondamentale. D’autre part, en ajoutant (logiquement) les jours de la semaine et les doigts de la main, on ne saurait obtenir les maréchaux de Napoléon, au lieu que 7 et 5 font bien 12. Il semble donc qu’il y ait chez Russell un cercle vicieux : on tire le nombre de la classe, après l’y avoir introduit par l’intermédiaire de l’opération de correspondance. Cette opération est-elle en effet logique, ou arithmétique ?
Il y a lieu en fait de distinguer entre deux types de correspondances :
— la correspondance qualitative, quand à chaque terme particulier correspond un terme bien particulier. C’est là une opération dont les racines sont très primitives : on la rencontre dans l’imitation, dans le dessin (chaque élément du dessin correspond à un élément particulier du modèle, interne ou externe), etc.
— la correspondance numérique ou « quelconque », c’est-à -dire entre termes non qualifiés, ou traités comme tels. Ainsi, on peut faire correspondre n’importe quel apôtre à n’importe quel signe du zodiaque, n’importe quel jeton d’une collection 1 à n’importe quel jeton d’une collection 2. Pour cela, il a fallu qu’on rende chaque élément équivalent, c’est-à -dire substituable à chaque autre. Mais alors, on a précisément défini une unité.
L’opération de correspondance terme à terme entre deux classes, telle que Russell la décrit, est bien une correspondance quelconque, numérique. Mais elle n’est telle que parce qu’elle suppose déjà l’unité numérique 60.
III. Solution proposée🔗
L’examen des hypothèses empiristes nous a conduits à considérer le nombre non comme une réalité statique, abstraite des objets, mais comme une réalité dynamique, liée à l’activité opératoire. L’étude de la formation des structures logiques nous a appris d’autre part que cette activité, loin de procéder d’a priori structuraux, innés ou émergents et de nature spirituelle, présente une continuité fonctionnelle totale avec les actions élémentaires. Notre théorie du nombre ne saurait donc être idéaliste, au sens courant, pas plus qu’elle n’est « rationaliste » au sens kantien du terme, puisqu’elle admet la nécessité de l’expérience et la genèse. Tout ce que nous avons dit des opérations logiques s’applique exactement au nombre. Toutefois, il fallait encore montrer le caractère particulier du nombre, ce en quoi il se distingue de la logique dont les structures s’élaborent parallèlement. Il nous reste :
— à marquer plus précisément encore la différence entre les êtres logiques et les êtres arithmétiques ;
— à vérifier le caractère opératoire de la notion de nombre en étudiant quelques nombres « particuliers » : les nombres algébriques et les nombres fractionnaires, qu’on a souvent opposés indûment aux nombres entiers positifs.
1. Définition du nombre🔗
L’une des difficultés de la thèse de Russell, que nous avons relevée d’autre part à propos de Helmholtz, est de maintenir la distinction entre nombre ordinal et nombre cardinal. Nous partons au contraire de l’idée, confirmée génétiquement, que l’ordination et la cardination sont, à tous les niveaux, complémentaires, — que, dans le fini du moins, les nombres entiers sont toujours simultanément cardinaux et ordinaux. Mais alors, il n’y a plus de raison de tirer, comme Russell, les premiers des structures de classes et les seconds des structures de relations, puisque ce sont les mêmes. Nous définirons précisément le nombre comme la synthèse opératoire de la classe et de la relation asymétrique transitive, les opérations arithmétiques comme la synthèse des opérations d’inclusion et de sériation, dont les étapes génétiques sont étroitement parallèles 61.
Sur le plan des objets qualifiés, donc de la logique, emboîtement et sériation sont des opérations distinctes. Classer par inclusions successives, c’est identifier, c’est abstraire les qualités communes et éliminer les différences particulières. Sérier, c’est au contraire graduer, distinguer des objets selon un ordre spatial ou temporel orienté. Ces deux opérations distinctes fusionnent sur le plan du nombre, dont le caractère spécifique est de faire abstraction des qualités, de sorte que tous les éléments (unités) sont substituables les uns aux autres, et que l’on peut procéder simultanément à une sériation (ordination) et à une inclusion (cardination).
Les composantes du nombre sont donc bien des opérations logiques. Mais leur synthèse est originale. C’est pourquoi d’ailleurs, avec le nombre, nous sortons des groupements élémentaires qui caractérisent les structures logiques du niveau concret, pour arriver d’emblée à une structure nouvelle : celle du groupe. On pourrait dire que le nombre est plus rapidement « formalisé » que les opérations logiques, puisque nous avons un groupe dès le niveau concret : c’est encore une fois en raison de la nature particulière du nombre. Ordre et inclusion sont ici d’emblée indépendants du contenu, puisque toutes les unités sont interchangeables. De là , une réversibilité totale. Nous avons ainsi expliqué pourquoi les nombres apparaissent en même temps que la logique concrète (et non pas avant, comme l’aurait voulu Poincaré) et pourquoi ils ne sont pas cependant réductibles à ses structures (comme l’aurait voulu Russell).
2. Le nombre négatif et le zéro🔗
Puisque les nombres entiers forment un groupe, le zéro et les nombres négatifs font partie de ce groupe : ce sont, au point de vue mathématique, des nombres comme les autres. Trouverons-nous, dans le comportement opératoire de l’enfant, l’équivalent du zéro et des nombres négatifs ? Sans aucun doute, si notre interprétation psychogénétique est valable. Et de fait, dès 7-8 ans, l’enfant emploie sans difficulté les quantités négatives et milles, et comprend même, avec un dispositif concret, la fameuse « règle des signes » qui tourmente tant d’écoliers au cours d’algèbre. Zéro et entiers algébriques sont donc bien constitués en même temps que la structure générale du groupe (additif) des nombres.
Le problème présente ici d’autant plus d’intérêt, que de tels nombres n’ont été découverts que tardivement dans l’histoire des mathématiques. L’arithmétique des Grecs partait de 1. Il faut attendre Diophante d’Alexandrie (iiie siècle après J.-C.) pour que soit introduit le nombre négatif. C’est que les Grecs n’ont pas pris conscience de la nature opératoire de leur propre mathématique. Leur « idéal scientifique », comme le montre bien P. Boutroux dans son livre sur L’Idéal scientifique des mathématiciens, était contemplatif et « réaliste », qu’il s’agisse d’un réalisme de type physique comme chez Pythagore (« les choses sont des nombres »), où d’un réalisme des Idées comme chez Platon : physiques ou idéaux, les êtres numériques étaient indépendants du sujet et contemplés par l’esprit.
C’est seulement avec Descartes et Viète que la pensée mathématique prend conscience de son dynamisme opératoire. D’ailleurs, quoique devenus usuels en mathématiques, les nombres négatifs et le zéro ont continué de soulever des difficultés épistémologiques. D’Alembert disait encore que ces nombres n’étaient pas aussi « clairs et distincts » que les autres ; il prétendait ailleurs que si le nombre 3 est attaché à la sensation de trois objets, le nombre (−3) vient de la déception de ne pas les trouver ! (cf. M. Muller : Essai sur la philosophie de Jean d’Alembert, Payot, 1926). C’est que D’Alembert gardait du nombre une conception figurale. Voulant tout tirer du sensible, il ne savait rendre compte des nombres négatifs qu’en formulant cette étrange hypothèse : les quantités négatives ne diffèrent des positives que par le signe, mais « ce signe ne sert qu’à modifier et à corriger une fausse supposition ».
Or nous avons montré que la nature du nombre n’est ni statique, ni perceptive, mais dynamique et liée à l’action d’abord réelle, puis intériorisée en opérations. Dès lors, le nombre négatif est strictement identique au nombre positif. La pratique des quantités négatives est d’ailleurs courante chez l’enfant : il y a l’expérience de l’avance et du recul dans la marche et dans certains jeux (marelle, jeu de l’oie) ; dans le jeu de billes, si un joueur doit plus de billes qu’il n’en a, sa dette lui est remise jusqu’à la fin des parties pour que le jeu puisse continuer, etc. Mais surtout on trouve chez l’enfant des structures impliquant les quantités négatives, et les composant avec les quantités positives et entre elles.
Une expérience simple peut être réalisée avec une automobile munie d’une marche avant et d’une marche arrière. On fixe un but, et on oriente le mobile dans le sens du but ou en sens inverse. Au niveau des opérations concrètes, l’enfant sait parfaitement coordonner le sens de la marche et l’orientation du mobile.
De même, dans l’expérience des trois perles A, B, C, fixées dans cet ordre sur une tige rigide que l’on fait passer sous un tunnel cylindrique de carton. Selon qu’on déplace la tige de gauche à droite ou inversement, les perles apparaissent dans l’ordre A, B, C ou C, B, A. Si, les perles étant cachées dans le tunnel, on imprime à celui-ci une rotation de 180°, les ordres précédents sont inversés. Ils sont rétablis si l’on imprime au tunnel deux rotations successives ; etc. Au niveau des opérations concrètes, l’enfant sait coordonner les translations de la tige et les rotations du cylindre : très vite, il généralise les résultats observés et prévoit facilement l’ordre d’apparition 62.
On voit là , sous une forme prénumérique et qualitative, la compréhension de la « règle des signes » (−) × (−) = (+) : deux inversions ramènent l’ordre positif, etc. On voit également le caractère opératoire du nombre négatif, et l’on vérifie ainsi, indirectement, le caractère opératoire du nombre positif lui-même. Psychogenèse et épistémologie s’accordent pour considérer les nombres négatifs et le zéro comme faisant partie du groupe des nombres entiers : le zéro correspond à l’opération identique du groupe, le nombre négatif à l’opération inverse.
3. Les nombres fractionnaires et la mesure🔗
La suite des nombres donne lieu à un groupe additif, mais on peut construire aussi un groupe multiplicatif, qui ne comprendra pas le zéro mais inclura les nombres fractionnaires. Dans ce groupe, si l’opération directe est (× a), l’opération inverse est (: a) = (× 1/a), et l’opération identique est (× 1). Avec le groupe additif, ce groupe constitue un « corps ». Si notre interprétation opératoire est valable, on doit trouver le nombre fractionnaire au niveau où l’on trouve le nombre entier.
Une opinion répandue considère que le nombre fractionnaire n’a pas la même origine que les autres nombres. Il procéderait de l’expérience spatiale et perceptive de la partition. À l’appui de cette thèse, on fait valoir que l’unité numérique est indivisible et que seul le continu spatial peut être divisé.
Or, on peut faire remarquer d’abord que l’unité indivisible est une notion relative à l’action en cours. Mais surtout, l’observation psychogénétique montre que la mesure spatiale se construit parallèlement au nombre. Aussi, quoique les notions spatiales soient, à la différence des opérations logico-arithmétiques, constituées par des opérations « infralogiques », — il est illégitime de faire dériver le nombre fractionnaire de la mesure. Nous avons montré ailleurs 63 que la construction infralogique et la construction logique sont parallèles : comme le nombre est la synthèse des opérations logiques de l’inclusion et de la sériation, la mesure est la synthèse des opérations infralogiques de partition et de déplacement, qui correspondent respectivement aux précédentes.
Expérience : nous avons signalé déjà l’expérience de la mesure spontanée : construire, avec des plots de différentes tailles, une tour aussi haute qu’une tour donnée, mais à partir d’une base décalée. On observe successivement plusieurs conduites :
— Vers 4 ans, l’enfant entasse des plots jusqu’à atteindre le sommet de la tour de référence, sans tenir aucun compte de la dénivellation des bases. Il juge à vue du résultat, et résiste à toute suggestion de mesure, bien qu’on lui ait fourni tout le matériel nécessaire (mètre, ficelles, baguettes, etc.).
— Un peu plus tard, l’enfant essaie de tenir compte de la dénivellation, mais il se borne encore à comparer visuellement le décalage des bases et celui des sommets. La seule vérification qu’il envisage (mais qui est interdite), c’est de transporter une tour près de l’autre.
— C’est au niveau des opérations concrètes que l’enfant utilise un moyen terme, ce qui suppose la transitivité : tour I = mesurant, mesurant = tour II, donc tour I = tour II. Successivement, l’enfant utilise : le corps propre (hauteur prise entre les deux mains écartées, puis, par ex., mesure prise le long du corps) ; — une troisième tour qu’il construit et transporte ; — enfin les baguettes ; mais ici encore on trouve plusieurs stades : d’abord l’enfant recherche une baguette exactement aussi grande que la tour de référence, puis il prend une baguette plus grande sur laquelle il marque la hauteur, enfin il sait utiliser une baguette plus petite qu’il reporte un certain nombre de fois. C’est la mesure proprement dite 64.
On voit clairement que la mesure fait la synthèse de la partition (du continu spatial), et du déplacement (de l’unité choisie). Ces opérations sont exactement contemporaines des opérations numériques. Il est facile de vérifier, en faisant partager des quantités continues (gâteau, liquide) et discontinues (billes, jetons), que les deux partitions, donc les deux unités : métrique et numérique, sont équivalentes. Le nombre fractionnaire ne dérive donc pas de la mesure spatiale (ni réciproquement) : il est le produit d’une construction opératoire, au même titre et en même temps que le nombre entier, dont il ne diffère pas essentiellement.
Conclusion🔗
Kronecker distinguait entre deux sortes de nombres : les nombres naturels, qui viendraient de Dieu, et les autres, qui seraient des créations de l’esprit humain. Toutes les analyses qui précèdent vont à l’encontre de ce point de vue. Malgré leur apparente simplicité, les entiers arithmétiques ne sont pas plus « naturels » que les autres, et malgré la terminologie, les nombres « irrationnels » sont tout aussi rationnels ; les nombres « imaginaires » tout aussi réels ; que les nombres entiers. Tous les nombres, de 1, 2, 3… jusqu’à  i sont au même titre, sinon au même degré, les produits de l’activité opératoire. Aucun d’eux n’est directement extrait des objets. Même les plus élémentaires sont le résultat d’adjonctions dues aux mécanismes de l’intelligence.
S’il en est ainsi, on comprend non seulement pourquoi la notion de nombre peut se libérer de tout contenu concret et donner lieu à des constructions déductives, mais aussi pourquoi le nombre s’accorde au réel lors même qu’il semble entièrement fabriqué par l’esprit.
Sur le premier point, il n’y a pas de difficultés : la nature déductive du nombre provient de sa nature opératoire, la nécessité des déductions n’étant rien d’autre que le caractère général de la fermeture des structures.
Sur le second point, il faut bien comprendre que la théorie opératoire que nous proposons n’est pas un idéalisme déguisé, où « l’activité » remplacerait la construction de l’esprit. Il faut bien comprendre que l’action plonge ses racines dans l’organisme, que les coordinations des actions s’appuient sur les coordinations nerveuses, que celles-ci sont un aspect des coordinations propres à un organisme, c’est-à -dire à tout système qui assimile le milieu sans se détruire.
C’est donc par l’intérieur de l’organisme, si l’on peut dire, que la mathématique rejoint la réalité. Comme nous l’avons indiqué pour les structures logiques, on peut bien dire que le nombre est « tiré du réel », mais pas au sens où, classiquement, l’entend l’empirisme, c’est-à -dire qu’il n’est pas lu dans les choses par un constat expérimental. Les structures sont déjà dans l’organisme. L’organisme, qui est une partie du réel, opère avec la réalité des échanges constants, qui l’enrichissent. Il ne saurait d’autre part coordonner ses actions contrairement aux lois de la réalité. La connaissance est un de ces échanges. Ses structures ne sauraient demeurer étrangères au réel, et c’est bien pourquoi la construction mathématique finit, tôt ou tard, par rejoindre les choses 65.