Participer malgré tout : analyse de séances de sensibilisation aux parenting skills pour des femmes réfugiées
RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 15 OCTOBRE 2025
Par Laurent Filliettaz, Equipe Interaction & Formation

Pour inaugurer cette deuxième « saison » du cycle de conférence portant sur la participation en formation des adultes, le laboratoire RIFT avait le plaisir et l’honneur d’accueillir Véronique Traverso, linguiste renommée et spécialiste de l’analyse des interactions verbales en contexte pluriculturel.
Cette conférence donnait à Véronique Traverso l’occasion de revenir sur une expérience de terrain réalisée en 2018 et 2019 à Beyrouth, dans le contexte de l’accueil de femmes réfugiées, essentiellement syriennes et irakiennes, déplacées dans le cadre de conflits armés. Il s’agissait en particulier d’observer et de comprendre les pratiques de soutien psychosocial proposées à ces femmes par une association, et au moyen notamment d’ateliers d’artisanat textile. Comment ces femmes participent-elles aux activités proposées ? Comment s’engagent-elles dans les situations d’accompagnement ? Comment sont-elles catégorisées à travers les formats de participation prévus pour elle ?
Pour répondre à ces questions, un détour par la littérature interactionniste s’impose. Pour comprendre la manière de conceptualiser la participation à partir du champ de l’analyse des interactions, Véronique Traverso convoque tour à tour les concepts d’engagement (involvement) et de participation (footing) proposés par la microsociologie d’Erving Goffman. Pour la sociologie interactionniste, la participation s’incarne localement dans des formats de production et de réception de la parole-en-interaction. On peut « parler » et « écouter » à partir de plusieurs places et selon des « cadres de participation » variables. Mais ces formats ne doivent pas être envisagés comme des catégories statiques et figées. Ils évoluent de manière dynamique et négociée, à l’initiative des participants eux-mêmes et de leurs actions réciproques. Ce sont là les apports des critiques formulées à l’égard des travaux de Goffman, notamment par Charles et Marjorie Goodwin ou par Stephen Levinson.
Transposé au contexte des activités d’aide à destination des femmes migrantes proposées par une association libanaise, le concept de participation déploie tout son potentiel. Il permet de décrire finement les pratiques de soutien psychosocial proposées par des facilitatrices à des femmes réfugiées en vue de promouvoir leur bien-être et de prévenir des troubles mentaux.
L’espace de ces rencontres est sécurisé, mais il est aussi compté et contraint. Les séances de soutien psychosocial prennent place autour d’une grande table, celle qu’on utilise aussi pour les ateliers d’artisanat textile. Les femmes sont fatiguées, souvent épuisées. Elles s’endorment parfois. Mais leur participation à ces séances est requise. C’est à ce prix que l’association leur ouvre ses portes, à elles et à leurs enfants, pour un moment de sécurité et une collation. Les séances de soutien se déroulent de manière structurée et selon une progression thématique reconnaissable. Même si l’association distingue en théorie différents types de séances, ces distinctions ne sont pas toujours claires dans la pratique.
Les catégorisations de la participation ne sont pas absentes de ces espaces. Les femmes accueillies sont parfois catégorisées comme « ayant des problèmes ». Leur manque d’hygiène est parfois associé à des traits identitaires et on leur attribue une certaine inculture. C’est là tout le paradoxe d’une pratique de soutien psychosocial que de renforcer des stéréotypes culturels sans nécessairement le voir ni le vouloir.
Parfois, les femmes se rebellent. Mais le plus souvent, elles sont passives et participent de manière minimale aux activités proposées. Dans cette lourdeur, il convient parfois de dynamiser les interactions au sein du groupe. Des séquences dites « energizer » sont alors accomplies. Les participantes se lèvent et accomplissent une gymnastique rythmée. De manière intéressante, les séquences de recherche de mots agissent aussi comme des temps de dynamisation. Lorsque par exemple on cherche le mot « émotion » et qu’on finit par le trouve, on montre soudain de l’enthousiasme. On va rire, quitter une position de témoin pour endosser celle de locutrice. Le groupe s’anime soudain, pour reprendre ensuite son rythme mesuré.
Dans ces brefs moments dynamiques, se crée du lien entre ces participantes, au-delà des aléas de l’histoire, de la terreur et des événements traumatiques qui hantent le quotidien de ces femmes réfugiées. C’est cela « participer malgré tout ». Un écho d’une pratique localisée dans le Beyrouth de l’année 2018. Mais une pratique sans doute encore d’une vive actualité !