"ça fait plaisir !" Hommage à Marianne Zogmal à l'occasion de son départ à la retraite
Par Laurent Filliettaz, équipe Interaction & Formation, RIFT, Université de Genève
Novembre 2024
Chère Marianne,
Voici venu le temps pour toi de t’exposer à une pratique que tu goûtes généralement peu, celle de te placer sous la lumière de l’attention de tous. Au moment où tu commences à faire tes valises pour prendre bientôt une retraite bien méritée, j’ai donc le plaisir de t’adresser ces quelques mots, personnels, mais dans lesquels nous sommes peut-être plusieurs à nous reconnaitre. C’est du moins l’espoir !
Parmi les expressions verbales qui te caractérisent, il y en a une que tu produis souvent, et qui m’a toujours beaucoup plu. Cette expression c’est « ça fait plaisir ! ». Si vous annoncez une bonne nouvelle à Marianne, il y a 80% de chances qu’elle vous réponde : « ça fait plaisir ! ». Donc que ce soit clair d’emblée, cela ne nous fait pas du tout plaisir de te savoir au seuil de ta retraite et de devoir bientôt réinventer un monde quotidien sans toi. Mais ce qui fait plaisir en revanche, c’est de regarder dans le rétroviseur et de contempler le remarquable parcours professionnel que nous avons eu le bonheur de partager avec toi.
Si on peut dire que tu as résolument tracé ta voie, il convient de préciser d’emblée qu’il faut mettre la voie au pluriel. Car tes accomplissements et tes carrières se déclinent résolument sur plusieurs registres, et ce même s’ils tiennent un même cap, celui d’aller toujours de l’avant, en direction du Nord, et de ne jamais cesser d’avancer. C’est d’abord dans la pratique de l’éducation de l’enfance que tu as creusé ton sillon, comme éducatrice, comme directrice de crèche, comme adjointe de direction. Le milieu de l’éducation de l’enfance, tu le connais par cœur, sous les traits notamment d’une militante, toujours engagée pour la reconnaissance d’un métier souvent peu reconnu socialement, parfois maltraité politiquement et médiatiquement. Les personnes qui te connaissent sous cette identité saluent généralement ta persévérance et ton engagement associatif, ta vision holistique pour une petite enfance dont les enjeux de qualité intègrent non seulement le bien-être des enfants, mais aussi celui des familles, des professionnels et des institutions. C’est pourquoi la formation professionnelle te tient à cœur, car elle constitue un levier essentiel pour créer du lien entre les acteurs du système.
Mais la voie que tu as tracée s’est aussi élargie, épaissie pourrait-on dire, par tes activités de recherche. Depuis ta rencontre avec les enseignements de Guy Jobert et le champ de la psychodynamique du travail jusqu’à tes travaux récents sur le développement des compétences interactionnelles des éducatrices et des éducateurs, tu t’es forgé rapidement la conviction que la recherche scientifique en sciences de l’éducation pouvait constituer un levier de la reconnaissance du travail. Un petit détour par une thèse de doctorat rédigée en cours d’emploi et te voici embarquée dans une nouvelle carrière de collaboratrice scientifique, dans laquelle tu as exploré pendant plus de dix ans le travail des éducatrices et des éducateurs, sous l’angle de leurs compétences professionnelles et de leurs capacités de conduire des interactions verbales et non-verbales au quotidien. L’observation des enfants, l’accompagnement des stagiaires, les entretiens de bilan, les retours aux parents sont quelques-unes des situations que tu as patiemment documentées, décortiquées et analysées, à force de vignettes vidéo, de transcriptions multimodales, de tableaux chiffrés.
Que ce soit dans ton parcours de praticienne de l’éducation de l’enfance ou de chercheuse, tu as interagi avec autrui avec une remarquable constance. Sans jamais te mettre toi-même au centre, tu es devenue une figure centrale. Sans jamais t’imposer, tu t’es imposée comme un socle solide sur lequel on peut compter en toutes circonstances. Sans jamais nier le besoin d’être guidée et accompagnée, tu as toujours su te mettre généreusement au service des autres pour les guider à ton tour. Et cela, ce sont des qualités rares, qu’on est généralement chanceux de rencontrer, parfois.
Au moment d’envisager péniblement les rituels de pré-clôture, à la fois de mon discours et de notre belle collaboration, je me suis posé la question depuis plusieurs jours de savoir quel phénomène interactionnel serait le mieux à même d’incarner métaphoriquement ce que tu représentes pour nous tous. J’ai pensé d’abord à la « multiactivité », mais ça m’a semblé banal. J’ai pensé ensuite aux « régulateurs verbaux », ces petits mots que l’on produit pour montrer qu’on écoute, mais ça m’est apparu comme trop « invisible ». J’ai pensé aussi aux « questions didactiques », que l’on pose quand on connait la réponse. Mais ça ne m’a pas convaincu, car même si tu connais souvent la réponse à nos questions, tu te mets rarement en scène comme une « sachante ». Alors j’ai pensé aux « enchainements préférentiels », et je me suis dit que, finalement, ce serait pas mal pour te transformer en métaphore.
Pour la petite histoire, un enchainement préférentiel, c’est quand un locuteur confirme les attentes projetées par le tour de parole qui précède. Par exemple, si vous dites à Marianne « Il y a 65 personnes inscrites à la conférence de mercredi », elle va vous répondre … « ça fait plaisir ! ». L’annonce d’une bonne nouvelle projette la validation de cette bonne nouvelle. Et quand Marianne dit « ça fait plaisir », elle satisfait aux attentes d’un enchainement préférentiel. Donc oui Marianne, j’ai le plaisir te t’annoncer que, pour nous, tu es et tu resteras toujours un … « enchainement préférentiel ». D’abord parce qu’un enchainement préférentiel ne se fait pas tout seul, qu’il se déploie collectivement de manière dynamique dans le temps et parfois de façon multimodale. Mais surtout parce qu’il constitue un événement de parole remarquablement rassurant. On sait qu’il va venir et en toutes circonstances, on peut compter sur lui. Parce qu’il est attendu, prévisible, projeté par des rituels patiemment fabriqués au cours d’une histoire partagée.
Donc tu comprendras, chère Marianne, l’instabilité et le désarroi dans lequel ton départ prochain nous plonge. Avec ta retraite, nous allons perdre notre « enchainement préférentiel » préféré, et il va nous falloir réinventer de nouvelles routines pour poursuivre nos échanges. Donc, au moment de prendre ton balluchon pour faire de nouvelles rencontres sociales sur les routes européennes, nous espérons que tu garderas encore longtemps le souvenir de nos interactions. Pour notre part, nous n’oublierons pas la chance que nous avons eue de pouvoir faire un bout de chemin à tes côtés. Comme tu dirais, et en toute simplicité, … « Ca nous a fait plaisir » !