Avec Maria Passeggi : un exercice de réflexivité narrative dialogué entre le Brésil et Genève

Propos recueillis par Nathalie Muller Mirza et France Merhan, RIFT, Université de Genève

Novembre 2024

L’équipe Identités et Apprentissages en contexte de Transition (I-ACT) du RIFT a eu le plaisir d’accueillir durant deux journées Maria Passeggi, professeure des universités en sciences de l’éducation au Brésil, associée à l’école doctorale de deux universités (Université fédérale à Natal, et Université Cidade de São Paulo), et chercheure du Centre National de recherche, ainsi que dans d’autres départements académiques au Portugal, en France et en Colombie.

Nous avions fait sa connaissance à l’occasion du Colloque « Histoire de vie, récits et savoirs expérientiels en formation et santé » qu’elle a co-organisé avec Hervé Breton, Hervé Prévost et Jean-Michel Baudouin au château de Cerisy en août 2024. Et nous avions particulièrement apprécié sa démarche d’« humanisation de la recherche » mettant la réflexivité narrative au cœur de ses travaux.

Lors de son séjour à Genève, qui coïncidait avec la tenue de la conférence de départ de France Merhan « Itinéraire d'une intervenante en formation d'adultes : Entre savoirs expérientiels et savoirs académiques », un petit groupe de chercheur·es s’est réuni autour de Maria pour échanger sur des intérêts communs propres au champ de la formation des adultes. Nous avons ainsi évoqué l’engagement éthique des chercheur·es, l’importance de l’écoute de la parole des personnes avec lesquelles nous travaillons dans nos domaines de recherche respectifs, nos approches méthodologiques et épistémologiques lorsqu’il s’agit de travailler par exemple avec des enfants hospitalisés et les enseignantes qui leur font école, des médiatrices interculturelles, des professionnel·les de soin en formation, des professionnel·les aux prises avec la question de l’inceste, etc. et des questions que nous nous posons en endossant cette posture compréhensive. Maria Passeggi est intervenue également lors du cours d’introduction de Bachelor en Sciences de l’éducation Processus de formation et d’apprentissage, le champ de l’éducation des adultes, donné par Nathalie Muller Mirza ce semestre pour une conférence intitulée « Contribution de Paolo Freire à la formation des adultes ».

Connaissant sa passion et son expertise dans le domaine des approches biographiques qu’elle mobilise et auxquelles elle contribue par ses recherches et enseignements, nous avons souhaité en connaître davantage sur son parcours et ses travaux. A travers sa voix, il s’agissait pour nous de rappeler aussi l’héritage de chercheur·es de l’Université de Genève, comme Pierre Dominicé, professeur dans le secteur de la formation des adultes depuis 1977, et d’autres, qui ont contribué à mettre en lumière le rôle de la mise en récit de sa propre histoire sur les processus d’apprentissage et de formation de l’adulte, et dans les démarches de recherche. Nous avons ainsi proposé à Maria d’entrer en dialogue avec nous autour de quelques questions sur la place des histoires de vie dans sa propre vie.

A partir de cette rencontre, le texte qui suit s’organise autour de cinq dimensions qui apparaissent de manière transversale dans l’entretien, et font écho à des réflexions plus larges portant sur les histoires de vie en formation.

 

  1. Le voyage des concepts : du Brésil à la Suisse et retour

C’est en se préparant à un colloque à Campinas au Brésil en 2000 qui portait sur l’œuvre de Vygotski (ISCAR) que Maria, formée en linguistique, découvre un numéro de Sciences humaines dédié aux Récits de vie où elle réalise que les recherches qu’elle conduit sur le « mémorial autobiographique » peuvent être mises en lien avec des chercheur·es contemporain·es qu’elle décide alors de rencontrer. Parmi ces chercheurs, il y a d’abord Gaston Pineau avec lequel elle conduit un projet post-doc en 2004-2005, en France, puis elle fait connaissance avec d’autres grand.es pionnier·ères du champ des histoires de vie, Pierre Dominicé, Christine Josso, Guy de Villers, Christine Delory Momberger, Martine Lani-Bayle qui a créé le premier Diplôme Universitaire d’Histoires de vie en Formation à Nantes. "Je rencontrais enfin des personnes qui me comprenaient" nous raconta Maria. 

Ce que Maria retrouve au gré de ses rencontres avec ces pionnier·ères, c’est l’importance qu’ils et elles accordent à la dialectique pédagogique de l’éducation des adultes incarnée par Paulo Freire au Brésil. Fondée sur l’idée que la formation se présente comme un chemin qui mène à la liberté si les personnes deviennent conscientes de leur oppression et qu’elles sont en mesure de transformer leur situation. Maria est très attachée à cette pensée et à cette perspective éthique auxquelles Pierre Dominicé faisait aussi fréquemment référence dans ses enseignements et recherches. Son ouvrage intitulé : « L’histoire de vie comme processus de formation » a d’ailleurs été profondément inspirant pour Maria (elle en réalise une traduction en portugais pour une des collections qu’elle dirige) qui a adopté la notion de biographie éducative initiée par Pierre.

Elle note en souriant qu’elle a fait tous ces voyages en France et des contacts avec des chercheur·es de l’École de Genève pour finalement retrouver Paulo Freire et redécouvrir l’importance des savoirs expérientiels et de la pédagogie critique aux fondements du courant des histoires de vie. Pour mémoire, rappelons que c’est à Genève que Paulo Freire, dont l’ouvrage le plus célèbre est la « Pédagogie des opprimés », écrit en 1968 au Chili, a vécu les dix dernières années de son exil et d’où, selon lui-même, sa proposition libératrice a acquis des dimensions universelles.

 

  1. Une réappropriation créative des théories

L’intérêt de Maria Passeggi pour le champ des histoires de vie en formation provient de ses travaux sur les « mémorials autobiographiques » d’étudiant·es, futur·es enseignant·es au Brésil. Si le terme mémorial renvoie à un lieu de mémoire, Maria réintroduit sa seconde acception solidement implantée au Brésil dès les années 1930, à savoir celle d’un récit autobiographique axé sur les faits mémorables du parcours intellectuel, professionnel et existentiel de son auteur. Il s’agit d’un genre discursif qui relève d’un exercice paradoxal, entre écriture captive et écriture distanciée. Le sujet écrivant se pliant en effet à une prescription institutionnelle universitaire où il est exigé de lui une aptitude à se mettre à distance pour s’autoanalyser et se raconter de manière réflexive. Certain·es collègues associé·es à l’approche biographique ont parfois émis quelques critiques à l’égard de cette pratique. En effet, pour ces chercheur·es, la démarche des histoires de vie en formation ne saurait en aucun cas être obligatoire et ne peut se faire sous la contrainte d’une évaluation certificative. Elle repose sur un volontariat qui doit être véritable et clairement posé.

 

  1. L’importance de prendre l’expérience des professionnel·les au sérieux

Au Brésil, Maria souligne que l’on fait usage des histoires de vie en formation auprès des enseignant·es pour qu’ils et elles puissent mettre en avant leurs savoirs expérientiels en développant une posture se démarquant d’une logique purement instrumentale et fonctionnelle d’ingénierie et de technologie des apprentissages et d’une conception « bancaire » de l’éducation. Cette dernière correspond à l’idée selon laquelle la seule marge de manœuvre qui s’offre aux élèves est celle de recevoir des savoirs de la part de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants et de les garder, de les archiver. Or plus les élèves s’emploient à archiver les « dépôts » qui leur sont remis, moins ils développent en eux la conscience critique permettant leur insertion dans le monde comme agents de transformation, comme sujets. Cette pensée de Paulo Freire est aujourd’hui d’actualité dans différents domaines, comme celui de la santé, dans lequel Maria inscrit ses derniers travaux portant sur les récits d’enfants hospitalisés.

 

  1. Intertissage entre choix professionnels et expériences de vie dans le parcours d’une chercheuse

Ces différentes rencontres et l’engagement actif de Maria à l’ASIHVIF (Association Internationale des Histoires de vie en Formation et de recherche biographique en éducation), font aussi écho à sa propre trajectoire : c’est pour ces femmes institutrices qui lui ont permis d’apprendre à lire dans la zone rurale du nord-est du Brésil et auxquelles elle témoigne une immense gratitude, raison pour laquelle elle travaille aujourd’hui, au service de la formation et de la reconnaissance des savoirs des enseignant·es.

Elle retrouve dans l’intention éthique de cette approche une perspective émancipatrice où le recours aux histoires de vie n’est pas uniquement envisagé comme une « méthode » de recherche visant à comprendre les dynamiques complexes à l’œuvre dans les processus de formation des adultes. Les démarches de « formation par les histoires de vie » visent aussi à renforcer le pouvoir d’action du sujet sur lui-même et sur son environnement en l’associant à la construction des savoirs produits. Cette approche nourrit ainsi les recherches de Maria dans leur dimension éthique.

 

  1. Principes éthiques d’une activité de recherche au service du changement social

Dans cette perspective, Maria Passeggi montre qu’il existe trois enjeux traversant les réflexions de l’approche des histoires de vie en formation qui inspirent ses propres pratiques :

  • un enjeu épistémo-politique (une épistémologie qui ne peut pas être pensée loin de la politique et de la responsabilité des chercheur·es dans l’exercice de leur métier) ;
  • un enjeu décolonisateur (l’importance de prendre en considération les différents types de savoirs, du nord et du sud, et leur puissance pour décrire la complexité des savoirs, comme l’ont bien montré Boaventura de Sousa Santos ou François Laplantine) ; 
  • un enjeu post disciplinaire (chaque science a son territoire de recherche qui peut être coupée des autres, or il importe de penser non pas l’inter ni le pluri ni le transdisciplinaire mais le post-disciplinaire, comme le suggère Ferrarotti, pour chercher des instruments heuristiques là où ils se trouvent).

Les sciences de l’éducation correspondent pour Maria à « l’ouverture vers l’être humain, vers son bien-être dans le monde ».

 

A l’occasion de l’entretien que nous avons mené avec elle, Maria nous rappelle que désormais la recherche biographique déborde les seules frontières de l’usage des histoires de vie en formation en se développant largement dans les sciences humaines et sociales (littérature, philosophie, sciences du langage, sciences de l’éducation, anthropologie culturelle, ethnographie, psychologie sociale, sociologie qualitative et clinique).

« Il nous faudra beaucoup d’encre et de papier pour raconter le renouveau des sciences de l’éducation grâce à l’approche biographique » pense Maria Passeggi en adressant toute sa reconnaissance à toutes celles et ceux qui finalement « parlaient mon langage » et qui ont œuvré à l’émergence d’un courant qui a largement contribué « à faire de l’éducation une pratique de libération et d’émancipation des sujets ». La recherche s’inscrit ainsi à ses yeux dans une perspective politique et éthique où il s’agit de parler avec « pour le bien de l’autre »  mais jamais sur l’autre. Une posture de recherche susceptible de concerner celles et ceux qui œuvrent en tant que formateur·trice·s. Et qui nous inspire aussi au sein de notre équipe I-ACT.

Nous témoignons donc notre reconnaissance à l’égard de cette « passeuse » des savoirs – ancrés dans une vision éthique de la recherche – qui nous a fait voyager en nous rappelant l’importance de nos héritages et de leur reconfiguration créative.

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2 déc. 2024

Décembre 2024 (n°35)