Juin 2022 (n°30)

Interactions, dialogues et apprentissage : quels apports d’une approche socioculturelle et dialogique pour la formation d’adultes ?/ Nathalie Muller Mirza (UIGE) & Marcelo Dos Santos Mamed (UNINE) / 12.04.2022

 

Retour sur la table ronde du 12 avril 2022

Par Stéphanie Cardoso, équipe I-ACT, RIFT, Université de Genève

Les champs de l’éducation et des pratiques professionnelles sont alimentés depuis plusieurs années par une littérature importante sur les interactions et le langage : de nombreux travaux ont déjà montré que les interactions sociales jouaient un rôle central dans les processus d’apprentissage, et certains vont même jusqu’à considérer le dialogue comme constituant la pensée. Cette table ronde a été l’occasion de faire dialoguer des chercheurs et chercheuses de différentes disciplines autour de plusieurs domaines d’études sur les liens entre dialogues, interactions et apprentissage dans le domaine de la formation des adultes. L’approche dialogique, ici comprise au sens large, mobilisée par les intervenant.es permet de considérer que l’Autre ne soutient pas seulement l’apprentissage, mais en est constitutif. Les exemples de différentes recherches exposées au long de la séance, examinant les pratiques réelles d’activités de travail, ont permis de montrer qu’il est important de prendre en compte le sujet apprenant dans son contexte, en mettant en évidence les tensions et divergences qui peuvent se présenter. L’apprentissage se réalise ainsi dans une trame dialogique, avec des dialogues qui se nourrissent et parfois s’entrechoquent.

Laurent Filliettaz a proposé une approche dialogique de l’activité de conseil dans le cadre d’entretiens de parents en contexte préscolaire pour illustrer la manière dont les individus mettent en échange les connaissances lors d’une interaction. Les résultats de sa recherche ont permis de montrer que l’activité de conseil est éminemment dialogique et co-construite dans le cadre de l’interaction. L’échange ainsi créé est une activité à la fois épistémique – les acteurs et les actrices en présence mettent en commun des connaissances – et relationnelle – l’obtention d’une position particulière se joue dans la relation aux autres.

Michèle Grossen a apporté un regard neuf sur l’entretien clinique à but thérapeutique grâce à une approche socioculturelle et dialogique, en partant du constat suivant : l’entretien thérapeutique est une activité essentielle dans la pratique des psychologues, les ressources pédagogiques existantes en la matière le présentent souvent sous une dimension prescriptive, normative, et décontextualisée. Centrées sur le/la patient.e, ces textes en oublient le rôle et la participation du/de la psychologue, tant au niveau émotionnel qu’interactionnel, ainsi que le langage, outil essentiel. L’approche dialogique proposée par Michèle Grossen a ainsi permis de mettre en lumière la co-construction de l’entretien thérapeutique entre le/la psychologue et le/la patient.e (qui détient également des compétences interactionnelles).

Marcelo dos Santos Mamed a proposé de se pencher sur les interactions de soin et leur trame dialogique, en prenant comme objet l’éducation thérapeutique. Cette pratique, alimentée par toutes sortes de discours, contient un double objectif, enseigner sur la maladie et soigner, et part du présupposé que plus l’individu possède des connaissances sur sa maladie et plus il acquiert des comportements de santé. A partir d’une méthode d’auto-confrontation croisée, Marcelo Dos Santos Mamed a démontré que les discours produits dans le cadre de l’éducation thérapeutique sont habités par des interactions relevant de situations antérieures.

Nathalie Muller Mirza a proposé quant à elle de s’intéresser aux tensions dialogiques présentes dans un dispositif d’enseignement. En prenant en compte les perspectives des différent.es acteur.trices impliqué.es – apprenant.es, formateur.trices, concepteur.trices – l’approche dialogique lui a permis de mettre en lumière qu’un dispositif de formation n’est jamais linéaire et lisse, mais qu’il implique au contraire tout un processus de co-construction des significations, à différents niveaux et selon des rapports de force parfois implicites.

Enfin, Tania Zittoun a exposé ses travaux sur le développement des personnes âgées, notamment lors de l’entrée en maison de retraite. A partir de l’approche dialogique, elle a ainsi mis en lumière l’expérience de ces personnes et montré que leur sentiment de continuité est fortement lié à l’environnement social et matériel dans lequel elles sont inscrites. Ses analyses ont en outre permis de faire ressortir la créativité des personnes âgées dans la réappropriation des espaces de vie, pour en faire de nouvelles sphères personnelles d’expérience.

Ce tour de table, alimenté par les observations issues de divers environnements et contextes de recherche, a permis d’illustrer le fait que, pour pouvoir rendre compte de la façon dont les interactions soutiennent l’apprentissage, on ne peut se limiter à un champ disciplinaire bien défini, et qu’il est préférable au contraire d’opter pour une approche multidisciplinaire et transversale. En considérant l’interaction comme centrale dans la situation étudiée, et en incluant les « voix » des différent.es acteur.trices et même des chercheuses et chercheurs, ces études proposent des outils utiles également au développement et à la formation des professionnel.les concerné.es.  Que ce soit au niveau de dispositifs de formation, de contenus de formation ou encore d’accompagnement de personnes en transition, ces quelques exemples de recherche font ressortir l’importance de considérer les interactions et les dialogues dans les processus d’apprentissage.

Avec ces recherches se pose aussi la question de la parole des participant.es : comment, en tant que chercheurs et chercheuses, peut-on valoriser, mettre en valeur, promouvoir le vécu et l’expérience des personnes apprenantes ? Comment les faire entendre par des personnes dirigeantes, des dispositifs institutionnels ou encore des instances politiques qui posent un cadre à cette même expérience d’apprentissage ? Telles sont d’autres questions que soulèvent les interventions de cette table ronde que je retiens pour ma propre pratique.

RéSUMé DE LA THEMATIQUE DE LA Table RONDE

Les réflexions autour de la centralité du langage, des interactions et plus largement du « dialogue » nourrissent depuis de nombreuses années la recherche dans le domaine de l’éducation et des pratiques professionnelles. Si certains travaux montrent combien les interactions sociales et verbales sont des facteurs essentiels pour comprendre l’apprentissage et le développement, d’autres, de manière plus radicale considèrent que le dialogue (avec l’autre, le soi, l’ailleurs) est constitutif de la pensée. Cette dernière position, dite « dialogique », inspirée par des auteurs provenant de différentes disciplines des sciences humaines et sociales (comme Bakhtine [1978/2008], Mead [1934/2006], ou Vygotski [1934/2019]), remet en questions une conception solipsiste et linéaire de la pensée : elle définit cette dernière davantage comme un processus de construction de sens, marqué par des ruptures et des déséquilibres dont l’ « autre » serait constitutif. Cette approche, définie ici au sens large, invite les chercheur.e.s et les professionnel.le.s à penser de nouveaux objets (non plus seulement l’individu apprenant mais la personne interagissant avec d’autres au moyen du langage et d’outils matériels) et à mettre en œuvre de nouvelles pratiques de recherche et de collaboration (ne pas étudier « sur » mais « avec » les personnes en considérant la présence des chercheur.e.s comme constitutive de leur objet) (Muller Mirza & dos Santos Mamed, 2021a, 2021b).

Cette approche a porté avant tout sur l’étude du développement de l’enfant alors que peu de travaux portent sur le développement de l’adulte dans ses contextes de formation et de travail.

Cette conférence table-ronde vise précisément à discuter des apports de cette approche à la formation des adultes à la lumière de travaux récents situés dans différents contextes : celui de la santé, de la migration et du développement des personnes à l’âge avancé.

  • Les intervenant.e.s présenteront leurs travaux et discuteront particulièrement les questions suivantes :-     En quoi leurs travaux contribuent-ils à mieux comprendre les processus d’enseignement-apprentissage des adultes ?
  • En quoi contribue-t-elle au dialogue avec les acteurs sociaux sur les terrains professionnels ?
  • Quels sont les apports mais aussi les limites et écueils de la démarche mise en œuvre ?

 

Exposés

La discussion sera animée par Francesco Arcidiacono.

  • "Dialogisme et développement des compétences d’interaction : les voix de la formation" par Laurent Filliettaz 
  • "L’entretien clinique : une situation dialogique au service de la formation" par Michèle Grossen
  • "Tensions dialogiques au cœur d’un dispositif. Analyse d’un programme d’enseignement du français pour requérant.e.s d’asile" par Nathalie Muller Mirza
  • "Les interactions de soin et leur trame dialogique : une approche dialogique pour le développement professionnel" par Marcelo dos Santos Mamed
  • "HomAge, une étude de cas dialogique." par Tania Zittoun

Les intervenant.e.s

Laurent Filliettaz est professeur ordinaire en sciences de l’éducation dans le domaine de la formation des adultes, langage et travail à l’Université de Genève. Ses domaines de recherche portent sur l’étude des rapports entre langage et travail et sur les processus d’apprentissage et de formation dans le domaine de la formation professionnelle initiale, supérieure et continue.

Michèle Grossen est professeure honoraire de l’Université de Lausanne. Examinant les liens entre langage, cognition et pratique, et assumant à ce titre un caractère transdisciplinaire, ses recherches portent sur l’analyse des interactions sociales et des processus d’intercompréhension dans des situations d’apprentissage ou d’entretien clinique.

Nathalie Muller Mirza est professeure associée à l’Université de Genève. Elle dirige l’équipe Identités et apprentissages en contextes de transition en Formation des adultes. Adoptant une approche socioculturelle, elle étudie l’activité d’apprendre en prenant en compte les dynamiques relationnelles, identitaires et sociomatérielles, dans différents contextes de formation et auprès de personnes en transition.

Marcelo dos Santos Mamed est post-doctorant à l’Université de Neuchâtel. Ses recherches portent sur les procédés discursifs et le rôle des interactions sociales dans les processus d’apprentissage déployés dans le contexte de soin, en particulier dans le domaine de l’éducation thérapeutique.

Tania Zittoun est professeure à l’Université de Neuchâtel. Ses travaux portent notamment sur le développement des personnes tout au long de leur vie, dans leurs contextes, et sur l’importance de l’art, de la fiction et de l’imagination dans ces trajectoires.

Discutant : Francesco Arcidiacono est professeur en psychologie du développement et interactions sociales à la HEP-BEJUNE. Ses activités de recherche portent sur le rôle des relations interpersonnelles dans les contextes éducatifs et, plus particulièrement, dans le cadre de la formation à l’enseignement. 

 

Quelques références

Bakhtine, M. (1978/2008). Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard.

Mead, G. H. (1934/2006). Le soi et la subjectivité. In G. H. Mead (Ed.), L'esprit, le soi et la société (pp. 230-249). Paris: Presses Universitaires de France.

Muller Mirza, N., & dos Santos Mamed, M. (Eds.). (2021a). Dialogical approaches and tensions in learning and development : At the frontiers of the mind. London, UK: Springer.

Muller Mirza, N., & dos Santos Mamed, M. (Eds.). (2021b). Sur les frontières de la pensée: Contributions d'une approche dialogique et socioculturelle à l'étude des interactions en contexte. Lausanne: Antipodes.

Vygotski, L. (1934/2019). Pensée et langage. Paris, France: La Dispute.

15 juin 2022

Juin 2022 (n°30)