21 octobre 2021 - Alexandra Charvet

 

Analyse

«Le dialogue social est central dans la question du droit à la déconnexion»

Un colloque fait le point, le vendredi 12 novembre, sur les normes existant en matière de protection de la santé et de sécurité au travail à l’ère du numérique. La question de la participation du personnel est au cœur des préoccupations.

 

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C’est à partir du début du XXe siècle que les normes en matière de protection de la santé et de la sécurité au travail ont été adoptées. Depuis, elles n’ont que peu évolué malgré les bouleversements qu’a connus le monde professionnel. Organisé par le Pôle Berenstein de la Faculté de droit, un colloque se penche sur la nécessaire évolution du droit du travail et de la sécurité sociale au vu du développement des outils numériques, le vendredi 12 novembre prochain à Uni Mail. Codirectrice du Pôle et professeure à la Faculté de droit, Karine Lempen y interviendra. Entretien.

 

LeJournal: Y a-t-il urgence à faire évoluer le droit du travail?
Karine Lempen
: Les normes relatives à la protection de la santé adoptées au début du XXe siècle visaient surtout à prévenir les risques physiques liés, par exemple, à l’utilisation d’un outillage dangereux ou mal réglé. De nos jours, la réalité de la vie professionnelle fait apparaître d’autres problématiques. Il faut notamment faire face à des phénomènes tels que le mobbing ou la culture de la connexion permanente. Les risques psychiques méritent plus d’attention que par le passé. La pandémie de Covid-19 a, de plus, révélé des faiblesses dans notre système de protection de la santé et de la sécurité au travail. La conférence publique qui clôt le colloque s’intéressera d’ailleurs aux conditions de travail du personnel soignant.

 

Votre intervention portera notamment sur les horaires de travail à l’ère du numérique. Qu’en est-il?
Dans le cadre du télétravail par exemple, une question est de savoir s’il vaut mieux que la convention qui en fixe les modalités se concrétise par un accord individuel entre la personne salariée et son employeur/euse ou si, au contraire, cette convention doit être le fruit d’une négociation collective. Selon moi, le dialogue social doit occuper une place centrale dans la mise en place de ces règles afin d’équilibrer les rapports de force. La question se pose aussi de savoir si le télétravail peut véritablement être considéré comme une mesure permettant de concilier vie professionnelle et vie familiale alors que, dans certaines conventions, l’entreprise se réserve le droit de faire revenir une personne sur son lieu de travail, pour une séance par exemple, même si un jour fixe a été instauré pour le travail à distance. Ce type de clause n’est pas adapté à la prise en charge des proches, la possibilité de changer le jour de télétravail doit être réservée à des cas de rigueur.

 

La pandémie a-t-elle mis en péril le dialogue social dans ce domaine?
En temps normal, la loi fédérale sur le travail prévoit une consultation du personnel sur les mesures de protection de la santé au travail, en particulier sur la question de l’organisation des horaires. La consultation implique plus qu’un simple droit à l’information. Pendant la crise liée au Covid-19, tout s’est fait dans l’urgence et les droits de participation n’ont pas toujours pu être respectés, ce qui peut entraîner une adhésion moindre du personnel à des mesures qui lui ont été imposées. Il est donc d’autant plus important d’impliquer le personnel quand la situation est urgente. Évidemment, cette participation ne s’applique pas aux mesures ordonnées par le Conseil fédéral – le port du masque ne pouvait être discuté par exemple – mais plusieurs questions ont dû être gérées au niveau des entreprises, comme le maintien de la distance et l’instauration de tournus pour éviter de se retrouver à plusieurs dans un bureau. Dans certaines entreprises, des consultations ont eu lieu par voie électronique; dans d’autres, ce sont des «groupes covid» qui ont été mis en place avec ou sans représentants du personnel.

 

Que peut-on dire aujourd’hui du droit à la déconnexion?
Ce droit vise à éviter l’épuisement professionnel dû à une sollicitation permanente, mais il faut plutôt parler du droit de négocier, au niveau collectif, les modalités d’une déconnexion, soit les plages durant lesquelles la personne doit être joignable et celles où elle n’a pas à l’être. Il ne faut pas laisser la question de la non-joignabilité pendant le temps libre se régler uniquement dans le cadre d’un accord individuel entre parties au contrat de travail. Le droit à la déconnexion doit être négocié avec les représentants du personnel – quand il y en a – ou avec les syndicats dans le cadre d’une convention collective de travail.

 

Comment mieux protéger les travailleurs et les travailleuses de l’injonction à la disponibilité permanente?
Plusieurs motions visant à inscrire un droit à la déconnexion dans la loi ont déjà été déposées au Parlement fédéral et la réponse du Conseil fédéral a toujours été la même: il n’y a pas besoin de règles spécifiques en la matière, celles-ci résultant déjà des règles existantes sur le temps de travail. De leur côté, la France, la Belgique, l’Espagne et l’Italie ont inscrit dans la loi le droit à la négociation collective sur les questions liées à la déconnexion et, en janvier dernier, le Parlement européen a adopté une résolution visant à ce que la Commission européenne légifère sur cette question. Le projet de directive prévoit l’obligation, pour les États membres, de veiller à ce que les modalités d’application soient négociées avec les partenaires sociaux afin de ne pas laisser la personne salariée seule face à son employeur/euse. Le rôle que doivent jouer les syndicats dans la mise en œuvre concrète de ce droit semble incontesté.

 

Pratiquement, comment ce droit à la déconnexion se concrétise-t-il dans les entreprises?
Certaines entreprises mettent hors service leurs serveurs informatiques ou bloquent l’entrée des courriels à partir d’une certaine heure. D’autres affichent un pop-up quand un courriel arrive en dehors des heures de bureau indiquant qu’il n’y a aucune obligation de le traiter. Paradoxalement, ces mesures de déconnexion peuvent se transformer en facteurs aggravants. Si rien n’est modifié quant au volume de travail mais que les serveurs sont inutilisables, cela devient beaucoup plus stressant pour les personnes salariées. Le droit à la déconnexion, ce n’est pas seulement l’installation de logiciels qui empêchent de travailler à certains moments mais aussi une réflexion à mener en amont sur les facteurs qui mènent à la surcharge.

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Colloque

Vendredi 12 novembre | Uni Mail | Inscription jusqu’au 30 octobre

 

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