7 mai 2020

 

«L’injonction à la disponibilité
permanente est une forme de violence»

 

Deux professeures de la Faculté de droit publient une brochure sur la convention 190 adoptée par l’Organisation internationale du travail en juin dernier et la réalité des plaintes pour violence et harcèlement sur le lieu de travail en Suisse. Tour d’horizon de la problématique

 

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«Construire un monde du travail exempt de violence et de harcèlement»: telle est l’ambition de la convention 190 adoptée le 21 juin 2019 par l’Organisation internationale du travail à Genève. Ce texte novateur, qui constitue une avancée importante par rapport à la plupart des législations nationales relatives à la violence et au harcèlement dans le monde du travail, fait aujourd’hui l’objet d’une publication par Karine Lempen et Anne-Sylvie Dupont. Sous l’égide du Pôle Berenstein de droit du travail et de la sécurité sociale et de la Société internationale de droit du travail et de la sécurité sociale, les deux professeures de la Faculté de droit mettent en regard le texte de l’OIT avec la réalité juridique qui prévaut en Suisse, tout en donnant la parole à divers experts du domaine.

 

Une conception élargie de l’espace de travail

Outre le fait qu’il s’agit du premier traité entièrement consacré à cette thématique, la convention 190 innove surtout en ce qu’elle propose une acception élargie des notions de violence et de harcèlement au travail, qui ne se limitent plus aux actes survenant sur le lieu de travail stricto sensu, mais incluent, par exemple, le harcèlement via les réseaux sociaux commis par un supérieur hiérarchique envers sa subordonnée - conduite susceptible de se poursuivre en période de confinement et pouvant tout autant affecter la vie professionnelle que des actes commis dans l’entreprise.

Pour Karine Lempen, «le recours accru aux technologies de communication numériques dans le cadre professionnel peut favoriser les comportements violents et de harcèlement en facilitant la diffusion d’injures et de commentaires humiliants.»

 

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Karine Lempen. DR

 

Les personnes les plus exposées
sont très souvent des femmes

L’intensification des rythmes de travail et l’extension du travail à domicile peuvent également conduire à des excès lorsque, par exemple, un employeur exige des membres de son personnel d’être disponibles pour répondre à des courriels à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. L’injonction à la disponibilité permanente et le non-respect des normes impératives relatives à la durée du travail et à la protection de la santé sont aussi des formes de violence.

La convention propose ainsi une conception de l’espace de travail qui tient compte des réalités de la société numérique et de l’éparpillement géographique du lieu d’activité. Elle oblige les États à encourager les entreprises du secteur privé à adapter leur réglementation interne, de façon à mieux prévenir et sanctionner les comportements inadéquats.

Les personnes les plus exposées aux violences et au harcèlement sont très souvent des femmes occupant des emplois précaires. C’est le cas des travailleuses domestiques. Mais pas uniquement. Le champ d’application de la convention s’étend à tout individu, y compris à ceux en formation, aux stagiaires, aux apprenties ou encore aux personnes en recherche d’emploi.

 

L'évolution de la juridiction suisse

Comment la législation suisse se situe-t-elle par rapport à ces nouvelles normes internationales? «Le Tribunal fédéral a rendu en août 2019 un arrêt très intéressant, relève Karine Lempen. Il a qualifié de harcèlement sexuel le comportement d’un cadre qui ne cessait d’envoyer des messages sur le téléphone d’une subordonnée se trouvant chez elle en incapacité de travail. Cet arrêt nous invite à repenser la notion de harcèlement sur le lieu de travail.»

Sur la question délicate de la preuve du harcèlement, le Parlement fédéral s’est jusqu’à présent refusé à introduire la règle selon laquelle la personne portant plainte peut se limiter dans un premier temps à rendre vraisemblable le harcèlement, sans devoir en apporter la preuve complète. Le canton de Genève a récemment déposé une initiative demandant que le harcèlement sexuel soit inscrit dans la liste des discriminations pour lesquelles le fardeau de la preuve est allégé. Un tel allègement existe dans les États de l’Union européenne. Karine Lempen se montre optimiste: «L’adoption de cette convention par l’OIT est un signal très positif. Cela indique probablement que le niveau de tolérance vis-à-vis de comportements que l’on estimait jusqu’ici normaux a baissé au niveau mondial. Nous sommes dans une dynamique de sensibilisation accrue et d’augmentation des connaissances sur ces thèmes.»

La Commission européenne a autorisé, le 22 janvier 2020, les États membres à ratifier la convention, «dans l’intérêt de l’Union européenne». La Suisse devrait suivre, espère Karine Lempen.


POUR EN SAVOIR PLUS

 «La Convention OIT n° 190 au regard de la réalité suisse
des plaintes pour harcèlement au travail»
,
Pôle Berenstein, Les débats