Journal n°110

«On observe une montée du déni des faits scientifiques»

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Lorsque les convictions idéologiques évincent l’analyse critique, le dénisme scientifique n’est pas loin. Le professeur Alexandre Mauron en donnera quelques exemples lors de sa leçon d’adieu le 5 novembre

Fondateur et premier directeur de l’Institut Ethique Histoire Humanités de la Faculté de médecine, le professeur Alexandre Mauron prononcera sa leçon d’adieu le jeudi 5 novembre. Il s’exprimera sur le «dénisme antiscience», c’est-à-dire l’opposition systématique à des faits scientifiques par idéologie ou intérêt financier. Titulaire de la première chaire en éthique biomédicale créée dans une faculté de médecine suisse, Alexandre Mauron a dirigé des travaux sur les enjeux éthiques de la médecine moléculaire, de la génétique, ainsi que sur le statut de l’embryon.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au déni des faits scientifiques?

Alexandre Mauron: Ce sont les circonstances de la vie qui m’ont donné l’occasion d’en observer quelques exemples. Il y a d’abord le créationnisme dans les années 1980. J’étais chercheur à l’Université de Standford aux Etats-Unis lorsqu’un procès très médiatique a eu lieu sur l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles de l’Arkansas. Les créationnistes voulaient imposer un nombre d’heures de cours équivalent pour présenter la conception biblique de la création du monde. Le second exemple remonte à 1998 et aux débats sur l’initiative de protection génétique, qui visait en fin de compte à interdire l’essentiel des méthodes du génie génétique. Le troisième, c’était l’affaire Rylander, du nom de ce chercheur suédois qui travaillait à l’Université de Genève tout en étant financé par le cigarettier Philip Morris. Dans ces trois cas, des faits scientifiques ont été niés.

Quels sont les ressorts de ce dénisme?

Les causes sont souvent idéologiques, mais elles peuvent aussi être économiques, comme dans l’affaire Rylander. Dans ce dernier cas, je parlerais de dénisme machiavélique, puisque la dénaturation et le refus des évidences devaient servir des intérêts financiers. En revanche, je préfère parler de scepticisme nihiliste pour décrire la réaction de ceux pour qui aucune preuve ne sera jamais suffisante, comme par exemple l’attitude de certains scientifiques acquis à la cause des cigarettiers dans les années 1980: quand bien même les preuves de la nocivité du tabagisme passif s’accumulaient, ils soutenaient que les études n’étaient pas concluantes ou que certaines hypothèses n’avaient pas été vérifiées.

Vous parlez aussi de «populisme épistémique», qu’est-ce que cela signifie?

Ici, l’idée est qu’en démocratie toutes les opinions se valent et qu’en conséquence, l’ignorance des uns possède autant de valeur que le savoir des autres. J’observe également une déconsidération grandissante des experts, un sentiment «anti-élite» de plus en plus marqué. Mais la tendance sociale qui m’inquiète le plus reste la montée du moralisme.

C’est-à-dire?

Le fait qu’on puisse parler plus ouvertement qu’autrefois de la sexualité, ou même que la pornographie soit très accessible, n’empêche pas qu’en arrière-fond le moralisme progresse. On assiste actuellement à un extraordinaire débordement du moralisme sur les débats publics. Typiquement, les créationnistes questionnent la théorie de l’évolution d’un point de vue moral: Darwin ne peut pas avoir raison parce que cela signifierait, pour eux, la disparition de certaines valeurs. Or, le monde réel n’est pas censé s’adapter à nos désirs! Beaucoup de débats sont parasités par ce besoin de désigner les gentils et les méchants. Par exemple, les OGM sont le fait des méchants, donc ils sont dangereux pour l’homme, même s’il n’existe aucune preuve que cela soit vrai.

Qui sont les promoteurs de ces idées?

Le dénisme scientifique est avant tout l’affaire des industriels et des scientifiques acquis à leur cause, ainsi que des militants que tel ou tel aspect de la science dérange dans leurs convictions. Certes, le citoyen est parfois concerné directement. Par exemple si l’on décide d’installer une ligne à haute tension au-dessus de son toit, sa réaction sera de se précipiter sur Internet et comme la somme d’informations disponibles est absolument prodigieuse, il tombera forcément sur une ou deux choses susceptibles d’alimenter son angoisse. La bonne vulgarisation scientifique est souvent noyée dans la masse. Mais il serait faux de croire que la solution à l’égarement du peuple serait une meilleure éducation. Le problème n’est pas l’ignorance, mais les idéologies. Prenons l’exemple de la vaccination. Aux Etats-Unis, les oppositions viennent surtout des classes dirigeantes, enclines à penser que la santé publique est un enjeu socialiste: un individu responsable ne se laissera donc pas vacciner. En revanche, en Europe, les mouvements anti-vaccins sont souvent associés aux médecines alternatives et donc plutôt à gauche sur l’échiquier idéologique.

Jeudi 5 novembre

Les idéologies antisciences aujourd’hui: un défi bioéthique et biopolitique

Leçon d’adieu du professeur Alexandre Mauron

12h30 | CMU, Auditoire A250