Journal n°77

«Le développement économique exige de la cohésion sociale»

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La Suisse est le pays où il fait «bon naître» en 2013. Cette bonne santé économique, qui contraste avec la situation de nos voisins, repose autant sur des critères sociaux que structurels

«Y en a point comme nous», ont coutume de dire nos voisins vaudois. Et, sur le plan économique au moins, tous les indicateurs leur donnent raison. Classée en tête de l’indice de bien-être calculé par l’«Economist Intelligence Unit» pour 2013, la Suisse est également sur la plus haute marche du podium dans le «Global Benchmark Report» 2013 – ce qui en fait le territoire le plus compétitif de l’OCDE – ainsi que dans le «Rapport global sur la compétitivité» publié par le World Economic Forum. Et, alors que la plupart de nos voisins européens connaissent la récession, la Confédération affiche un taux de chômage qui tourne autour des 3%, tandis que les salaires réels de ses employés sont en augmentation. Pourtant malmené par l’épisode des «subprime», même le secteur financier relève la tête, la Banque nationale et UBS affichant des bénéfices en milliards de francs. Comment expliquer cette prospérité insolente au regard des difficultés que connaît le reste de l’Europe? Eléments de réponse avec Yves Flückiger, professeur au Département des sciences économiques (Faculté des SES) et vice-recteur de l’Université.

Un pays condamné à la compétitivité
Le premier pilier sur lequel repose le «miracle économique» suisse tient à la capacité de transformer en avantage ce qui pourrait sembler constituer un handicap. Petite nation fragmentée perdue au centre du Vieux Continent, la Suisse ne dispose pas d’un marché intérieur suffisamment grand pour que ce dernier lui assure sa prospérité. Elle doit par ailleurs faire face depuis toujours à une très forte concurrence lorsqu’il s’agit de conquérir des marchés extérieurs. «Notre pays est condamné à innover, à accroître sans cesse sa compétitivité pour maintenir ses parts de marchés externes, explique Yves Flückiger. L’aspect positif de la chose, c’est que les gains de productivité ainsi réalisés se traduisent par une augmentation des salaires réels qui, à son tour, stimule le marché intérieur. Le cas de l’horlogerie est à cet égard symptomatique. Dans les années 1960, le secteur a commencé à perdre du terrain en raison du statut très protégé dont il bénéficiait et qui lui accordait une position de quasi-monopole le mettant à l’abri de la concurrence internationale. Et c’est seulement après avoir été pris de vitesse par le Japon que le goût de l’innovation est revenu et que l’industrie suisse a regagné la place qui est la sienne aujourd’hui.»
Autre avantage pointé par le professeur: un tissu économique au sein duquel des PME, habituées à la nécessité de s’adapter, dominent largement l’industrie lourde, plus difficile à reconvertir, comme en témoignent les efforts déployés, souvent en vain, par la France pour tenter d’en maintenir la compétitivité au prix de subventions massives qui auraient été mieux investies dans le reclassement des travailleurs actifs dans ces industries.
Combinant hautes études et apprentissage professionnel, ce qui permet de laisser un minimum de jeunes sur la touche, le système de formation a également sa part dans la bonne santé économique de la Suisse. Et ce d’autant que l’accord de libre circulation avec l’UE a permis d’en combler les lacunes, notamment en termes de personnel hautement qualifié, les vagues migratoires les plus récentes disposant d’un niveau de formation supérieur à la moyenne de la population active suisse.

Le sentiment de l’intérêt commun
A ces éléments stfaut ajouter le fait que la Suisse peut compter sur des marchés d’exportation très diversifiés en termes géographiques. Le ralentissement conjoncturel qu’a connu l’Union européenne, qui reste le partenaire privilégié, a ainsi pu être atténué par les conditions bien meilleures offertes par l’Asie ou les Etats-Unis.
Les effets de la crise ont également été atténués par des finances publiques saines qui ont permis aux collectivités publiques de soutenir la consommation domestique. Celle-ci a ainsi pu prendre le relais des marchés européens défaillants.
Enfin, la mentalité helvétique, et en particulier l’esprit de compromis, constitue également un facteur d’explication de la réussite suisse. Le dialogue social et la paix du travail ont en effet permis d’adapter les revendications sociales à la réalité de chaque entreprise, secteur ou région, assurant à long terme des conditions de travail et de rémunérations plus favorables que celles générées par des systèmes plus centralisés. «Malgré toutes les prédictions annonçant sa fin prochaine, ce système s’est maintenu en raison de la dispersion et de la faible taille des unités de production, complète Yves Flückiger. Le côté extraverti de l’économie suisse – caractérisée par une proportion très importante d’entreprises dont la survie dépend de leurs exportations – a contribué à renforcer le sentiment de l’intérêt commun, qui l’emporte sur les revendications partisanes.»
Quant à savoir si cette situation est appelée à perdurer, le professeur se veut plutôt rassurant dans la mesure où la plupart des caractéristiques qui font la force de l’économie suisse sont structurelles et non conjoncturelles. La Suisse reste cependant une toute petite économie très dépendante du reste du monde et elle ne pourra pas indéfiniment échapper à ce qui se passe autour d’elle. «Si nos principaux marchés d’exportation ne vivent pas le début d’une reprise forte et durable, cela ne pourra pas durer, prédit Yves Flückiger. L’économie suisse ne peut faire bande à part.»

Des formations qui préparent l’avenir
Pour limiter les dégâts, deux axes devraient être privilégiés, selon le professeur: le maintien d’une politique migratoire ouverte et le développement d’une politique de formation ambitieuse, basée sur un soutien fort à l’égard des hautes écoles, qui constituent «le meilleur gage d’avenir de notre économie en jouant un rôle crucial dans la capacité d’innovation de l’économie suisse.»
Il est également nécessaire de limiter les inégalités, dont l’augmentation risque de miner les bases du miracle helvétique en créant un sentiment d’injustice au sein de la population. «Des rémunérations comme celle de Monsieur Vasella relèvent d’une dérive, et le peuple suisse l’a clairement manifesté, conclut Yves Flückiger. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de justice et d’équité, réservée à des sociologues, mais d’un véritable enjeu de société qui devrait préoccuper les économistes car le développement économique exige aussi de la cohésion sociale. Il faut donc combattre ce type d’agissements avec toute la vigueur nécessaire.»


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