Pour les chercheurs, le temps des incertitudes
La réaction des autorités européennes au vote du 9 février (lire ci-contre) laisse présager un avenir incertain pour les chercheurs suisses. Professeur au Département de physique de la matière condensée (Faculté des sciences) et représentant suisse du «Graphene Flagship», Alberto Morpurgo livre son analyse.
Quel est votre sentiment au sujet de la réaction des autorités européennes?
Alberto Morpurgo: Pour commencer, je dois vous dire qu’avant la votation, je n’aurais jamais pu imaginer qu’un tel résultat pouvait sortir des urnes. Politiquement, l’annonce de la Commission européenne fait sens. Elle précise que la liberté de circulation des personnes est une exigence incontournable. En pratique, cette annonce représente un sérieux problème. Si la Suisse se trouve effectivement empêchée de participer au programme Horizon 2020, la décision aura de très forts impacts sur le travail des scientifiques et sur la recherche qui est menée en Suisse.
Quelles conséquences, justement, peut-on présager pour les chercheurs?
Pour pouvoir œuvrer de manière efficace et aboutir à une recherche d’excellence, les scientifiques doivent être intégrés dans une communauté plus grande que la seule équipe à laquelle ils appartiennent. Dans le milieu académique, on est habitué à travailler avec les meilleurs experts d’un domaine, à pouvoir engager les meilleures personnes pour un projet. La décision européenne pourrait priver les chercheurs d’une partie des connexions indispensables à leur travail. Les contraintes qui sont posées par le gel de la participation des chercheurs suisses au programme européen constituent une erreur sur le plan stratégique.
Sans parler du problème du financement…
C’est vrai, beaucoup d’argent européen alimente des recherches menées ici. On mentionne généralement qu’un quart des demandes de financement faites par des institutions suisses a une chance de décrocher un subside européen. Ce rapport, très élevé, est un signe de la qualité de la recherche helvétique. En Suisse, les conditions pour faire de la recherche sont vraiment très bonnes. Mais si on ne peut plus postuler pour des financements européens, c’est autant d’argent que nos concurrents seront heureux de recevoir.
Qu’en est-il des FET Flagship européens en cours, Graphene et le Human Brain Project?
Les deux projets ont démarré le 1er octobre dernier. Les deux premières années des projets sont dans tous les cas financées, car elles font partie du périmètre du septième programme-cadre de l’Union européenne (FP7). Par contre, le problème reste entier au-delà de cette échéance. Il faut trouver une solution rapidement, car les scientifiques et les institutions partenaires doivent savoir quels moyens ils pourront engager pour la poursuite de ces projets. Au-delà des «Flagships», ce problème touche d’autres sources de financement européen, comme les subsides ERC, lesquels permettent à de très nombreux chercheurs, jeunes comme confirmés, de financer leurs travaux ou de constituer leur équipe de recherche. On parle de montants de 2 à 3 millions d’euros par subside répartis sur plusieurs années.
Les appels à projets pour Horizon 2020 sont en train d’être lancés. Est-ce que les chercheurs suisses ont ou auront la possibilité de postuler?
Pour l’instant, nous n’avons aucune certitude à ce sujet. A Berne, le Secrétariat d'Etat à la formation, à la recherche et à l'innovation nous encourage à continuer de participer activement aux projets. Il faut que la situation se débloque rapidement, sans quoi la recherche scientifique en pâtira.
A-t-on suffisamment anticipé les dangers qu’une acceptation de l’initiative populaire faisait peser sur le milieu académique?
Non. Les conséquences potentielles de cette votation auraient dû être expliquées de manière plus claire et plus complète. Je suis persuadé que beaucoup de votants n’auraient pas accepté cette initiative s’ils avaient été conscients de toutes les implications sur la recherche scientifique et sur les étudiants notamment.
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