Journal n°97

«Les citadins veulent la nature, mais sans ses désagréments»

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Dans le cadre du projet «NaVille – les Natures de la Ville» (lire ci-contre), Marion Ernwein, assistante de recherche au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société), s’est intéressée aux pratiques de jardinage et aux potagers urbains. Entretien

La nature en ville est forcément une nature domestiquée. Comment les acteurs de terrain la conçoivent-ils?

Marion Ernwein: Mes recherches sont guidées par cette question: les politiques actuelles visent-elles plutôt à favoriser une nature décorative ou vivante et sauvage? Qui en sont les acteurs légitimes et à qui s’adressent ces espaces naturels? En examinant les pratiques de jardinage en ville, notamment dans les potagers urbains, je me suis aperçue que ces interrogations sont toujours présentes dans le discours des acteurs concernés.

Comment cela se manifeste-t-il dans le cas des potagers urbains?

A Genève, ceux-ci sont, en règle générale, subdivisés en petites parcelles allouées à chaque habitant ou famille intéressé(e). Ils sont régis par des chartes qui encouragent des pratiques écologiques. Mais lorsque ce postulat est poussé jusqu’au bout, cela génère des conflits. Ni les mauvaises herbes ni les limaces ne respectent les délimitations spatiales. De même, si un usager utilise un produit contre les parasites, celui-ci s’infiltre rapidement dans les parcelles voisines. On retrouve ce même type d’ambivalence dans les attitudes vis-à-vis des arbres. Ceux-ci focalisent beaucoup l’attention, car ils sont le symbole d’une nature mémorielle qui traverse le temps et on assiste souvent à des réactions épidermiques lorsqu’un projet urbain implique des abattages. Par contre, dès que les branches d’un arbre font de l’ombre chez un voisin c’est une source de conflit. On veut donc la nature, mais sans ses désagréments.

Cela correspond à la conception romantique que les citadins se font de l’environnement…

C’est en tout cas une conception conflictuelle. On veut des jardins urbains, mais on a peur des plantes invasives, comme ce fut le cas au début des années 2000 avec la prolifération de l’ambroisie. En ville, la forme que revêtent les espaces naturels est également déterminée par les comportements humains qu’ils vont engendrer. On enlève les buissons dans certaines rues parce qu’on a peur que les dealers y cachent de la drogue. On favorise une nature plus soignée et maîtrisée dans le centre-ville, qui sert de carte de visite à l’économie touristique, tandis qu’on laisse davantage la nature reprendre ses droits en périphérie.

En Suisse, les jardins familiaux ont longtemps servi de modèle de jardinage en ville. Est-ce toujours le cas?

A considérer les listes d’attente, ils ont en tout cas toujours la cote auprès des Genevois. On en recense actuellement quelque 3000 dans le canton. Toutefois ils font aussi l’objet de nombreuses critiques: ils seraient trop périphériques, les usagers s’y rendraient en voiture, engendrant de la pollution. Ils entreraient en conflit avec les besoins en logement. Ils seraient par ailleurs trop axés sur une culture intensive et privatisée. Le potager urbain, qui prévoit des surfaces moindres, un cabanon unique et partagé, et un accès commun à l’eau, s’impose donc comme nouveau modèle. Cette évolution est reflétée dans le nouveau Plan directeur cantonal qui préconise de privilégier des jardins familiaux de petite taille ou des potagers urbains au pied des immeubles.

Est-ce que l’aménagement et l’entretien des espaces publics a également évolué au cours de ces dernières décennies?

On recherche effectivement une nature plus vivante, en privilégiant les plantes vivaces et des modèles esthétiques qui laissent une plus grande part au hasard. Au lieu d’avoir des rangées de bégonias ou de géraniums, on demande aux jardiniers de réaliser des visuels moins structurés et plus dynamiques. On permet à toutes sortes de plantes de cohabiter et on laisse faire la nature. On est donc passé d’une vision très décorative et maîtrisée à quelque chose de plus vivant et d’autorégulé. La part des initiatives privées est également un phénomène relativement récent, avec des mouvements comme la «guérilla jardinière»: des citadins repèrent un pied d’arbre et y sèment des plantes en l’absence d’autorisations municipales. A Genève s’est mise en place la «guérilla tournesol». Le 1er mai de chaque année, des graines de cette plante sont distribuées aux habitants qui les sèment où bon leur semble. Il s’agit d’une forme de réappropriation de l’espace public par des initiatives privées, avec parfois des visées pédagogiques à l’intention des enfants.


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