Journal n°153

Le citoyen suisse est un votant occasionnel

image-1.jpgEn 2017, les élections fédérales allemandes attiraient 76,15% des votants, un poil plus que le second tour de l’élection présidentielle française qui totalisait 74,56% seulement, soit un taux d’abstention record pour ce pays. Deux ans plus tôt en Suisse, les élections fédérales enregistraient une participation de 48,41%. L’abstention serait-elle le plus grand parti de Suisse? Entretien avec Pascal Sciarini, professeur en politique suisse.

Le Journal: Différents facteurs influent sur la participation électorale. Quels sont-ils?
Pascal Sciarini
: Nos études montrent que le niveau de participation dépend fortement de l’intensité de la campagne qui précède le vote. Plus le nombre d’informations est important, plus le citoyen a d’éléments à disposition pour se forger une opinion. Il y a également un aspect incitatif: l’intensité agit comme un signal indiquant que quelque chose d’important est en jeu. Au niveau individuel, il existe aussi une corrélation entre le niveau d’éducation et la participation. Mais le facteur le plus puissant est la compétence: s’il n’a pas le temps ou l’énergie pour s’informer, le citoyen ne vote pas, il s’autocensure. C’est rassurant en terme de gouvernabilité, car cela réduit le risque de vote arbitraire.

Quelles sont les principales causes de l’abstention?
La complexité des sujets et la fréquence élevée des scrutins. Il n’y a pas un État au monde où l’on vote autant qu’en Suisse au niveau national. Alors qu’ailleurs, le citoyen ne peut souvent exprimer une opinion politique que chaque quatre ans via les élections, l’Helvète peut se prononcer sur des objets concrets trois à quatre dimanches par année. Cela a notamment pour effet de réduire l’importance des élections, mais aussi de rendre le citoyen suisse sélectif, d’en faire un votant occasionnel. Ce sont les thèmes liés à l’immigration ou à la politique extérieure ainsi que les initiatives qui mobilisent le plus les électeurs. Quant aux sujets qui rebutent, ils sont complexes ou très techniques, comme par exemple le génie génétique.

Existe-t-il un profil type des personnes qui ne votent pas?
Il y a une petite frange de l’électorat qui ne veut plus entendre parler de la politique et qui ne vote jamais. Une autre ne croit plus aux partis et boycotte les élections, tout en continuant de participer aux votations. À cela s’ajoute l’effet de l’âge. La participation est en effet fortement liée à l’âge: la tranche des 70-80 ans vote deux à trois fois plus que les 18-25 ans. Les résultats sont donc fortement marqués par le vote des personnes âgées. Toutefois, la participation diminue avec l’entrée dans le quatrième âge, après 80 ans.

Le vote par Internet n’a pas amené de nouveaux votants, mais simplement une substitution des moyens

Les nouvelles possibilités de s’exprimer, comme le vote par correspondance ou par Internet, ont-elles une influence sur la participation?
Simplifier la procédure a été un vrai gain. L’introduction du vote par correspondance a permis d’augmenter de 5% la participation au niveau suisse, voire plus dans certains cantons. Le vote par Internet, par contre, n’a pas eu d’effet global. Il n’a pas amené de nouveaux votants, mais simplement une substitution des moyens: ceux qui votent par internet auraient de toute manière voté par correspondance. Une étude encore en cours montre toutefois que ce nouveau mode pourrait avoir un effet stimulant chez les jeunes.

La légitimité démocratique exige-t-elle de lutter contre l’abstentionnisme?
Globalement, celui-ci n’est pas si élevé. En effet, bien que le taux de participation soit faible si l’on prend chaque vote séparément, on a pu montrer, en analysant dix scrutins successifs, que seuls moins de 20% des citoyens ne votent jamais. Les autres ont au moins voté une fois, plusieurs fois ou même chaque fois. Cette dernière catégorie représente également 20% des votants. Ce qui est important, ce n’est donc pas d’assurer un niveau élevé de participation, mais d’en assurer sa qualité. Un problème démocratique se pose en effet si des groupes spécifiques de population sont systématiquement sous-représentés. Exclus des processus de décision, ceux-ci peuvent alors subir l’adoption de lois non conformes à leurs intérêts. Le cas de la Suisse ne semble pas si problématique de ce point de vue, car les abstentionnistes ne sont pas toujours les mêmes. Même si les jeunes et les personnes peu formées votent moins, ils le font de temps en temps.

Dans un pays exigeant du point de vue démocratique, l’expérience civique s’acquiert progressivement

Dans quelle mesure peut-on réduire ces inégalités?
Il est souvent difficile d’améliorer la participation parmi les groupes sous-représentés. Les facteurs qui influent par exemple sur la socialisation politique des jeunes sont difficilement corrigeables. En effet, la participation est fortement liée à l’intégration sociale. Encore en formation, sans enfants, les jeunes participent peu, mais le font davantage en avançant dans leur parcours de vie, un processus naturel qu’il est difficile de changer. Ensuite, l’expérience et la compétence politique leur fait défaut. Dans un pays exigeant du point de vue démocratique, l’expérience civique s’acquiert progressivement. Quand on a déjà voté plusieurs fois sur un même sujet, le travail pour s’informer devient moins chronophage. Là où l’État peut intervenir, c’est au travers de l’école, en confiant par exemple l’éducation citoyenne à des politologues ou en introduisant des cours de sciences politiques dans le cursus de maturité.

Rendre le vote obligatoire comme à Schaffhouse serait-il intéressant du point de vue démocratique?
Voter est un droit. Certes, il y a un devoir civique à utiliser ce droit, mais il ne doit pas devenir une obligation. Il y a des raisons rationnelles pour ne pas voter. Si l’on force les 50% d’abstentionnistes à le faire, on risque bien d’aboutir à un vote aléatoire.  —