«Chaque séance est consacrée à une philosophe qui est présentée, dans la plupart des cas, par une invitée qui exerce cette discipline en Suisse ou à l’étranger, détaille l’historien. Lucie et moi prenons garde à laisser une large place à la discussion pour permettre aux personnes présentes de poser des questions.» Ces cours d’introduction à la philosophie et à son histoire invitent précisément à remettre en question les normes établies. «Il est capital de dire à nos étudiants et étudiantes: vous n’êtes pas là uniquement pour ingurgiter de la matière, mais pour réfléchir à ce que vous êtes en train d’apprendre et à ce que vous allez en faire pendant et après vos études.»
Les femmes philosophes ont été écartées
Pour la chercheuse, il est important de former la prochaine génération de philosophes à cette problématique. «Lors du bachelor, explique-t-elle, les étudiants et étudiantes vivent des expériences intellectuelles fortes et ce genre de cours, couplé à des cours plus traditionnels, permet de comprendre la dynamique de la critique.» Elle ajoute que «l’exclusion engendre l’exclusion» et que, de facto, jeter le discrédit sur une partie des acteurs et actrices de la philosophie et sur leurs écrits équivaut à réduire peu à peu les personnes visées au silence. Ce cours apparaît ainsi comme une opportunité de fournir de nouveaux modèles aux générations futures.
«Notre cours recoupe deux aspects centraux de la pensée féministe: la place des femmes dans le savoir et les sciences en général, qui s’est considérablement amplifiée depuis les années 1980 grâce aux mouvements sociaux lancés aux États-Unis notamment, et la place des femmes au sein même de l’institution philosophique», souligne Lucie Mercier. Il est intéressant de rappeler que les femmes n’ont pas toujours été absentes des canons de textes philosophiques, du moins jusqu’à l’époque des Lumières.
«C’est paradoxal étant donné que le siècle des Lumières est le berceau de la pensée critique, pointe Laurent Cesalli. C’est aussi à cette époque qu’est né le modèle de la pensée philosophique que l’on connaît encore aujourd’hui.» Modèle qui reflète la pensée dominante de l’époque, soit une raison philosophique blanche, européenne et masculine. «L’universalisation de cette raison coïncide avec l'institutionnalisation de l’histoire de la philosophie, complète Lucie Mercier. Cette discipline académique n’existait pas avant le XVIIIe siècle. Ce schéma d’exclusion des femmes et des personnes marginalisées s’est répété au niveau institutionnel.»
Cultiver son champ philosophique
À partir de ce moment, tout ce qui ne correspondait pas à ce formatage a été exclu du champ de la philosophie et l’histoire de la philosophie a été écrite selon ce paradigme. Ainsi de nombreuses figures, mais aussi de nombreux thèmes et genres littéraires ont été écartés du champ de la philosophie. «Exclure les femmes, c’est exclure des perspectives de compréhension de la sphère domestique par exemple ou des questions relationnelles, reprend Lucie Mercier. On en est ainsi venu à considérer tout ce qui était catégorisé comme ‘féminin’ comme n’étant pas digne d’attention. Le champ philosophique est repensé aujourd’hui, mais ce n’est pas évident de valoriser ces sujets face à la métaphysique ou l’épistémologie, notamment, qui ont toujours eu la part du lion.»
Comment introduire de nouveaux sujets? «C’est justement l’une des questions à laquelle nous essayons de répondre durant ces cours», répond-elle. C’est un des effets de la disparition des femmes philosophes du canon de textes: l’appauvrissement intellectuel. «En réduisant la philosophie à la pensée dominante, le champ des possibles a considérablement rétréci, constate l’historien. Et pour de mauvaises raisons, car ce processus ne reposait pas sur des arguments scientifiques.»
Le chercheur et la chercheuse s’accordent à dire que l’histoire de la philosophie doit être pratiquée différemment et sont ravi-es de pouvoir le faire en développant ce qu’elle et il qualifient d’«histoire critique de la philosophie», à savoir aborder l’histoire de la philosophie en interrogeant ses normes implicites, tout en cherchant à donner voix aux figures minoritaires ou oubliées. C’est un exercice intellectuel «un peu acrobatique», estime Laurent Cesalli, car «le message central de notre introduction à l’histoire de la philosophie est la remise en question de la manière dont on a fait l’histoire de la philosophie traditionnellement». Peut-on faire plus méta?