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Comment les interrupteurs génétiques agissent sur le développement
Les «enhancers», ou interrupteurs génétiques, sont de petites régions de l’ADN non codant dont le rôle est de réguler l’expression d’un gène. Depuis une petite dizaine d’années, leur étude a pris une ampleur sans précédent et il est maintenant démontré que leur dysfonctionnement est à l’origine de nombreuses anomalies du développement. Guillaume Andrey, professeur associé au Département de médecine génétique et développement, lève le voile sur cet aspect encore mystérieux de la régulation du génome.
Numéro 54 - octobre 2025
© Guillaume Andrey, UNIGE
Professeur Andrey, un petit résumé de vos travaux?
Je m’intéresse depuis le début de ma carrière aux mécanismes génétiques du développement. Lors d’un post-doctorat à Berlin, j’ai commencé à travailler sur les interrupteurs génétiques qui, bien qu’appartenant dans la partie non codante du génome, apparaissent de plus en plus comme la clé de compréhension de nombreuses pathologies. En effet, le rôle est d’activer puis de désactiver l’expression d’un gène, au bon endroit et au bon moment. Leur découverte permet notamment de revisiter ce que nous appelons des «cold cases» de la génétique: des syndromes développementaux connus depuis des décennies mais dont on ne parvenait pas à identifier l’origine.
Comme le syndrome de Liebenberg, une anomalie rare où les bras prennent des caractéristiques morphologiques typiques des jambes?
Exactement. Le syndrome de Liebenberg a été décrit dans les années septante, mais ce n’est que 50 ans plus tard que l’on en a compris la cause: il ne s’agit pas d’une mutation dans un gène, mais d’une mutation dans la partie non codante du génome qui perturbe la régulation d'un gène essentiel au développement des jambes, PITX1. Le gène reste inchangé, mais la communication avec l’un de ses enhancer est altérée. Dans ce cas, l’enhancer est rapproché du gène, qu’il active alors de manière erronée dans les bourgeons embryonnaires des bras. Le bras se développe, mais est parasité par le programme «jambe». Cependant, tous les patients et patientes n’ont pas exactement les mêmes variations génétiques, ni les mêmes malformations.
Pourquoi?
C’est justement ce que nous avons pu décrypter dans notre dernière étude, publiée dans Nature Communications. Dans un modèle de souris du syndrome de Liebenberg, Olimpia Bompadre, une doctorante de mon laboratoire, a marqué le gène Pitx1 chez la souris avec une protéine fluorescente verte afin de suivre son activation au cours du développement embryonnaire. Or, plus l’enhancer est proche de Pitx1, plus le pourcentage de cellules qui expriment le gène est élevé, et plus les malformations seront sévères. Sans le syndrome, l’enhancer est distant du gène de 330’000 nucléotides, et aucune cellule n’exprime Pitx1. A 216’000 nucléotides, 1/3 plus proche que la normale, 6% des cellules l’expriment. A 100’000 nucléotides, on monte à 27% des cellules et des malformations déjà sévères. Quand on se rapproche encore, 62% des cellules expriment le gène et on voit alors quasiment une patte arrière à la place de la patte avant. Ce qui importe donc, c’est vraiment la proportion de cellules qui expriment le gène, et non le niveau d’expression global comme on le pensait auparavant.
Ce que vous avez montré dans le syndrome de Liebenberg pourrait-il être identique ailleurs ?
Effectivement, notre étude est un bon modèle pour toute une classe de maladie que l’on appelle les «enhanceropathies», où un enhancer défectueux va activer ou désactiver un gène soit au mauvais endroit, soit au mauvais moment. Tous les organes peuvent potentiellement être affectés. Cela va d’ailleurs bien au-delà du développement, car des troubles du métabolisme comme le diabète, ou encore certains cancers ont déjà été liés à des enhanceropathies.
Grâce au développement de technologie d’investigation du génome, la recherche sur ces interrupteurs a pris une ampleur bien supérieure depuis une dizaine d’années. Ceci est principalement dû aux progrès de séquençage du génome entier, à la puissance de calcul permise par la bioinformatique, et surtout aux très grandes bases de données génomiques comptant des centaines de milliers d’individus, indispensables pour repérer les variants pathologiques. C’est fascinant pour les scientifiques, et cela ouvre tout un champ de recherche qui pourrait changer la vie des personnes affectées par des maladies génétiques encore mal comprises. Cela permettra de poser un diagnostic, prédire l’évolution probable de la maladie, et même, je l’espère, soigner des maladies encore incurables aujourd’hui. Le premier traitement basé sur la technologie CRISPR-Cas9, contre la drépanocytose, a été approuvé. Il modifie l’enhancer d'un gène important pour la fonction des globules rouges sans toucher au gène lui-même.
Et la suite de vos travaux?
Le cœur des recherches de mon laboratoire est de comprendre les mécanismes physiologiques et pathologiques qui régulent les gènes dans le développement. Nous voulons maintenant développer un cadre conceptuel très précis de la façon dont les gènes se régulent au cours du développement: les différentes phases, l’activation, la maintenance, puis la désactivation des gènes afin d’annoter en haute résolution le génome humain non codant et, in fine, de pouvoir prédire l’effet des variations génétiques sur le développement embryonnaire.
Guillaume ANDREY
Professeur associé
Département de médecine génétique et développement, Faculté de médecine & IGE3
Laboratoire Génomique et développement
Guillaume.Andrey@unige.ch
Référence
Bompadre, O., Rouco, R., Darbellay, F. et al. Liebenberg syndrome severity arises from variations in Pitx1 locus topology and proportion of ectopically transcribing cells. Nat Commun 16, 6321 (2025). https://doi.org/10.1038/s41467-025-61615-2