Psychogenèse et histoire des sciences ()

Chapitre IV.
La psychogenèse des structures géométriques 1 a

Contrairement à ce que nous disions de la psychogenèse de l’impetus, qui portait sur une notion antérieure à la physique moderne et où l’on peut donc montrer un parallélisme assez détaillé entre les périodes de l’histoire de ce concept et les phases de sa psychogenèse, l’évolution de la géométrie déborde très largement ce que l’on en observe aux stades élémentaires. Nous allons cependant essayer de montrer que les processus de construction en jeu dans ce développement interviennent dès les débuts et qu’ainsi un même fonctionnement se retrouve à toutes les étapes dans le passage de l’une aux suivantes, malgré des contenus de plus en plus riches et des structures de plus en plus fortes.

I

Le mode de construction propre à l’espace présente deux caractères spécifiques. En premier lieu, il existe un espace des objets et une géométrie du sujet et, si l’évolution des connaissances quant au premier dépend naturellement des instruments construits par la seconde, avec un certain nombre d’actions en retour, il y a cependant là deux développements distincts. En second lieu, l’un et l’autre de ces deux espaces, mathématique comme physique, passent au cours de leur évolution par une période où ils sont conçus comme des totalités continues, englobant l’ensemble des figures dans le premier cas (en tant non seulement que chacune relève des propriétés générales de cet espace mais encore et surtout qu’elle en constitue un secteur) et contenant l’ensemble des objets physiques dans le second cas (en tant que chacun est contenu dans ce cadre universel et permanent). Cependant, s’il y a eu là une parenté qui semble évidente, elle a été suivie d’une différence qui paraît même une opposition mais dont il s’agira de préciser la signification réelle : après sa phase de totalisation, l’espace mathématique aboutit à une série de différenciations telles que la géométrie se subordonne de plus en plus à l’algèbre et que la notion des propriétés générales « de l’espace » s’évanouit pour faire place à une multiplicité de structures assurément coordonnables, mais qui ne constituent plus un espace unique. À l’opposé, du moins en apparence, de ce déclin de « la géométrie » en tant que discipline séparée, on assiste en revanche à une géométrisation croissante et féconde de la physique comme si les objets jusque-là contenus « dans » l’espace recevaient de lui leurs propriétés les plus significatives.

S’il en est ainsi de cette double évolution des espaces physique et mathématique, dont les étapes supérieures tiennent au besoin général d’expliquer les formes par des transformations, il devient alors possible de reconnaître dès la psychogenèse certains processus correspondants, d’en préciser le mécanisme constructif et de voir en ce dernier le fonctionnement commun que l’on retrouve ensuite au cours de l’histoire lors des passages d’une étape à la suivante, quels que soient les enrichissements de contenus et la complexité considérablement croissante des structures.

La première étape de la psychogenèse de l’espace est donc celle des relations intrafigurales. Sans avoir à parler ici de la perception et en nous bornant à la représentation, on constate dès les débuts du dessin la distinction entre figures ouvertes ou fermées, curvilignes ou rectilignes, à angles droits ou non droits, à côtés en nombre variable, etc. Quant à l’opposition entre les propriétés intrafigurales et interfigurales, un bon exemple permet de l’illustrer : deux droites perpendiculaires l’une à l’autre sont facilement reproduites en tant que formant une seule figure, tandis que les tracés corrects des horizontales ou verticales sont longtemps manqués en tant que nécessitant le recours à des références extérieures : c’est ainsi que des cheminées sur un toit incliné sont d’abord reproduites par l’enfant (même en copie directe) comme perpendiculaires à ce toit et donc penchées et non pas comme verticales.

À ces relations intrafigurales nous pouvons rattacher celles qui résultent d’une comparaison entre les propriétés internes de deux ou plusieurs figures, ce qui est bien différent de l’interfigural en tant que position des figures dans un espace englobant dont la structuration est alors nécessaire en tant que présentant des caractères de totalité. Par exemple, ayant découvert que les trois angles d’un triangle donnent ensemble une « demi-lune » (180°), les jeunes sujets parviennent assez rapidement à prévoir qu’il en sera encore ainsi pour d’autres formes triangulaires, et même que les angles d’un carré donneront alors une « lune entière ». On peut également considérer certains lieux géométriques comme intrafiguraux, par exemple trouver qu’en posant une série d’objets à égales distances d’un personnage on obtiendra un cercle. Par contre, il est plus difficile au sujet de découvrir que les points à égales distances de deux joueurs ne se réduisent pas au seul point médian, mais occupent toute la droite médiane aussi prolongée qu’on le veuille dans les deux directions : en ce cas, où la droite est donc perpendiculaire au trajet reliant les deux joueurs, sa construction suppose une organisation du plan et s’engage donc dans le sens de l’interfigural.

Mais si ce début de structuration géométrique à partir de l’intrafigural est donc conforme à l’ordre de succession historique, l’un de nous avait remarqué jadis que, contrairement à l’histoire et conformément à l’ordre théorique, les premières formes spatiales considérées par l’enfant sont de nature topologique et qu’il n’en vient que plus tard aux figures euclidiennes et projectives : les sujets ne parviennent par exemple que vers quatre ans à copier des carrés et les représentent auparavant par des courbes fermées (en opposition à des croix, etc.) ; et, de plus, ils savent fort bien dessiner un petit cercle à l’intérieur, à l’extérieur de cette courbe ou encore sur la frontière (« entre dehors » comme l’ont dit certains petits). Mais si, à l’intérieur de l’intrafigural, il y a ainsi renversement de l’ordre historique (tandis que les étapes de l’interfigural et du transfigurai sont plus tardives), il faut distinguer le plan des actions, où se situent ces premières intuitions topologiques (copier des figures, etc.), et le plan des thématisations avec raisonnements sur les figures, où le jeu des morphismes sur les voisinages et enveloppements topologiques est loin d’être primitif.

II

Le passage des relations intrafigurales aux interfigurales est dû, au cours de la psychogenèse, aux trois facteurs principaux des exigences d’homogénéisation des espaces vides et pleins, de coordination des directions ou des distances à deux ou trois dimensions et de localisation des mobiles en cas de déplacements. Les espaces vides et pleins soulèvent à eux seuls un curieux problème. Lorsque, par exemple, deux petits arbres de quelques centimètres sont posés sur une table à vingt-trente centimètres l’un de l’autre et qu’on demande à l’enfant si leur distance demeure la même au cas où l’on dresse entre eux un mur de deux-trois centimètres d’épaisseur, ce n’est que vers sept ans en moyenne (début du stade des opérations concrètes) que cette distance demeure inchangée : l’idée qui précède est qu’elle a non pas augmenté comme on aurait pu croire, mais bien diminué, du fait que l’espace plein occupé par l’épaisseur du mur n’a pas la même valeur d’éloignement que l’espace vide. « Si vous laissez un trou dans le mur, nous ont même dit spontanément plusieurs sujets, rien ne sera changé, mais si on bouche le trou la distance diminue », de telle sorte que nous avons pu employer cette technique du trou libre ou bouché à titre de contrôle ! Cette hétérogénéité des espaces vides et pleins montre assez l’absence initiale d’un espace général conçu à titre de contenant par rapport aux objets ou simplement aux figures qu’il s’agirait de relier.

Pour ce qui est de celles-ci, examinons les problèmes de distances ou de directions lorsque interviennent deux ou trois dimensions. On présente par exemple à l’enfant deux feuilles de papier identiques, on dessine un point vers le haut non loin de l’un des angles et l’on demande au sujet d’en reproduire un sur l’autre feuille, mais exactement à la même place. Les petits se contentent naturellement d’une estimation à vue, mais lorsqu’ils en viennent aux mesures ils se bornent, durant une assez longue période, à tracer simplement une droite unique et oblique reliant le point à l’angle le plus proche : constatant alors que le point obtenu est situé ou trop haut ou trop de côté, ils recommencent sans comprendre l’insuffisance de cette mesure oblique, puis ils la remplacent par une nouvelle mesure unique, mais horizontale ou verticale. Ce n’est qu’au niveau des opérations concrètes (sept-huit ans) qu’ils comprennent d’emblée la nécessité de deux mesures conjointes pour fixer la position du point, ce qui revient à faire correspondre, avec Descartes et Fermat, tout point sur un plan à un couple de nombres ! Il y a donc là, mais naturellement au seul palier des actions et sans thématisation ni surtout de théorie réflexive, une conduite impliquant les coordonnées cartésiennes. Une autre procédure pour étudier les mises en référence consiste à présenter aux sujets un paysage ou un petit village (petits bâtiments posés sur la table selon diverses relations de distances entre positions) et de le faire reproduire sur une autre table : on obtient ainsi toute une hiérarchie de conduites allant des simples alignements aux structurations correctes, mais celles-ci étant tardives lorsqu’il s’agit de multiples éléments et non plus d’un seul point comme tantôt.

À passer aux directions, il est clair que le tracé d’une verticale ou d’une horizontale par le sujet exige des mises en références interfigurales, en opposition avec les perpendiculaires quelconques dont il a été question plus haut. Il est vrai que ce sont des notions relatives à l’espace des objets physiques mais, une fois admis qu’une petite surface d’eau est horizontale et un fil à plomb vertical, il reste à reconstituer ces lignes lorsqu’il ne s’agit pas de simple copie (celle-ci étant d’ailleurs déjà difficile pour les petits). Pour ce qui est des horizontales, on s’est donc borné à faire indiquer d’un trait bleu la surface que présente une eau colorée en un bocal transparent que l’on soumet à des inclinaisons diverses (en cachant l’eau mais en présentant un dessin pareillement incliné sur lequel le sujet marque son trait) : or, jusqu’à huit-neuf ans, l’enfant demeure si attaché aux seules références intrafigurales qu’il va jusqu’à tracer un trait vertical quand le bocal est couché, parce que ainsi il conserve la position initiale de la surface de l’eau parallèle au fond plat du récipient. En d’autres situations, le sujet se réfère aux angles du bocal, etc. mais n’a pas l’idée d’utiliser les références extérieures, telles que la surface de la table ou celle d’un large support placé entre elle et le flacon. Pour ce qui est de la verticale, on fait dessiner un fil à plomb pendant du haut d’une paroi elle-même verticale ou au contraire oblique : en ce dernier cas, l’épreuve est manquée jusqu’aux mêmes âges.

Un troisième ensemble de facteurs conduisant le sujet à considérer les relations interfigurales sont ceux qui ont trait à la représentation du déplacement (de même que les clercs de Merton College et Oresme étaient sur la voie menant à la géométrie analytique lorsqu’ils se sont adonnés à des descriptions géométriques du mouvement). C’est ainsi qu’une de nos expériences 2 a consisté à présenter deux réglettes A et B, la première poussant perpendiculairement la seconde, soit en son milieu, soit vers l’une de ses extrémités, ce qui engendre une rotation partielle. La poussée simple de A sur le centre de B est naturellement comprise très tôt, puisque alors B est sans plus déplacé dans le prolongement du mouvement de A. Par contre, la prévision de la rotation de B en cas de poussée de A sur l’un de ses côtés ne devient générale qu’à sept-huit ans et sous une forme demeurant très globale, c’est-à-dire sans les deux sortes de précisions suivantes qui ne seront acquises qu’à dix-douze ans : 1. il n’y a pas encore de composition des mouvements de translation avec ceux de rotation en ce qui concerne les déplacements de l’extrémité des tiges ; 2. les déplacements de A et de B sont mis en référence globale l’un par rapport à l’autre, mais non pas encore par rapport à leur support immobile (carton ou table). En ces deux cas, ce qui manque est donc la coordination de deux systèmes interne et externe de références), car, pour pouvoir s’effectuer, les relations interfigurales doivent s’accompagner de transformations interdépendantes qui deviennent ainsi transfigurales (troisième palier de cette psychogenèse).

Relevons encore, à propos des relations interfigurales relatives aux déplacements, le fait remarquable du caractère tardif de la conservation des longueurs en cas de déplacement d’une réglette A parallèlement à la réglette B, avec léger dépassement de A. En ce cas A est censé s’allonger (jusque vers huit ans) et l’intervalle aA − aB (où a marque le point d’arrivée de A et l’extrémité de B dépassée par A) est affirmé plus grand, malgré les observables perceptifs, que l’intervalle eB − eA (où e est l’extrémité arrière de B et celle de A après son déplacement). Il y a donc ici indifférenciation entre le déplacement et l’allongement, bien que les relations interfigurales de positions « dans » l’espace ne soient modifiées que par un très petit mouvement.

III

Cette non-conservation initiale des longueurs nous conduit à examiner de plus près les frontières entre les relations interfigurales et transfigurales, autrement dit entre le niveau examiné ici et celui où les êtres géométriques seront l’objet de deux transformations structurales à la fois. Rappelons d’abord que, dans l’histoire, la construction des coordonnées cartésiennes a ouvert, de façon immédiate, la possibilité des courbes algébriques correspondant aux polynômes et d’une solution géométrique des équations de l’algèbre. Nous ne devons donc faire débuter la période des relations transfigurales qu’à partir du moment où interviennent des transformations au sein des « structures » totales algébrico-géométriques et non pas à l’intérieur de figures simples, et où l’« espace », en tant que contenant général, cède la place à ces structures multiples, certes coordonnables mais bien différenciées. Il est donc normal qu’au plan de la psychogenèse nous réservions l’étape correspondante des relations transfigurales au niveau des structures relativement complexes comme les doubles systèmes de coordonnées, les relations projectives entre plusieurs objets, etc., sans la faire débuter dès les transformations de figures simples.

Quant à des transformations plus élémentaires, elles soulèvent alors le problème de leur statut et ce que nous venons de voir de la conservation des longueurs (où intervient le déplacement en tant précisément que telle transformation) nous aidera à le résoudre. En effet, tout changement de forme d’une figure est dû à des déplacements de parties et tout déplacement peut se traduire en relations interfigurales puisqu’il s’agit de comparer des positions initiales et finales avec leurs références respectives. En ce cas, n’importe quelle figure soumise à des changements de forme constitue un référentiel comprenant ses formes initiale et finale, tandis que les parties déplacées au sein de ce référentiel représentent, en leurs états de départ et d’arrivée, les figures ou sous-figures qui sont à mettre en relations interfigurales : c’est pourquoi, lorsque le sujet centre ses raisonnements sur ces relations interfigurales internes par rapport à un tel référentiel limité, il n’en est encore qu’à l’étape interfigurale et ne recourt point encore aux compositions ou transformations de structures totales qui caractériseront l’étape transfigurale.

Le cas le plus simple de ces changements de forme des figures est celui où les parties de celles-ci ne sont que déplacées, sans autre modification : par exemple un carré divisé en quatre sous-carrés égaux que l’on dispose ensuite en un rectangle pour demander au sujet si la surface totale s’est conservée ; ou 4 cubes d’abord réunis en un grand cube puis superposés en une tour pour savoir si le volume s’est conservé. Or, même en des cas aussi simples, on constate que les jeunes sujets demeurés au stade intrafigural contestent la conservation de la surface ou du volume (comme ils nient celle des longueurs dans le cas des réglettes décrit plus haut) et il faut attendre le niveau interfigural avec ses systèmes élémentaires de références pour que ces invariants soient atteints. Notons maintenant que dans les cas où la question ne porte plus sur de simples figures géométriques mais sur des objets physiques 3 avec leurs propriétés spatiales liées aux masses et indissociables d’un contexte spatio-temporel, les réactions sont exactement les mêmes : lors de l’allongement d’une boulette de pâte en un boudin ou du transvasement d’un liquide en un récipient plus étroit ou plus large, les morceaux ou parties de l’objet ne sont que déplacés, mais quand le sujet en demeure aux comparaisons intrafigurales au lieu de raisonner en termes de déplacements avec leurs relations interfigurales, il refuse d’admettre la conservation des quantités de matière, du poids ou du volume comme si les déplacements s’accompagnaient d’accroissements ou de pertes absolus.

De telles réactions, soit purement géométriques, soit spatio-physiques, on peut déduire que la principale caractéristique du déplacement en tant que conçu sous forme interfigurale est ce que nous appellerons la « commutabilité 4 », c’est-à-dire l’équivalence entre ce qui est ajouté au terme du déplacement et ce qui est soustrait ou enlevé à son départ. Or, ne se centrant que sur les points d’arrivée, les jeunes sujets y voient des productions ou accroissements absolus, faute de penser à ce qui quitte les points de départ, tandis qu’avec la commutabilité les déplacements sont réduits à de simples changements de position, d’où la compensation nécessaire entre les adjonctions et suppressions, autrement dit la constitution d’invariants au travers des modifications de la forme figurale. D’autre part, si les déplacements ne sont imprimés qu’à cette figure totale (en référence alors à un cadre extérieur) mais non pas à ses parties, la commutabilité ne porte que sur cette totalité, dont le changement de position global ne modifie pas en ce cas les distances entre les parties : il s’agit donc, si la figure est celle d’un objet physique, d’un solide indéformable, notion qui, si évidente puisse-t-elle paraître, n’est pas reconnue (comme déjà dit en notre introduction) par les jeunes sujets avant le niveau que nous voyons maintenant être celui des relations inter- et non pas seulement intrafigurales, ainsi que de la commutabilité. En effet, celle-ci exige que le solide indéformable occupe, au terme du déplacement, une place équivalente à celle qu’il a laissée libre au départ, tandis qu’en cas de modification de la figure ce n’est pas le cas de sa totalité, mais le devient des parties déplacées à son intérieur et cela par rapport à cette totalité devenant le système de référence.

Pour ce qui est des transformations affines d’une figure isolable, nous avons étudié les modifications d’un losange au moyen du dispositif appelé « ciseaux de Nuremberg » où un losange à côtés égaux aplati latéralement se transforme de façon continue en un losange aplati longitudinalement en passant à mi-chemin par un carré sur pointe. Les jeunes sujets s’attendent simplement à des agrandissements ou rapetissements absolus de la figure sans conserver sa forme ni surtout les parallélismes, puis ils en viennent peu à peu aux transformations correctes. Celles-ci sont alors à concevoir comme un jeu de compensations entre l’allongement de la petite diagonale et le raccourcissement de la grande, de même qu’entre les agrandissements et rapetissements des deux couples d’angles, le tout en situant ces modifications dans le référentiel extérieur (sans rotations de la figure) : il y a donc là une suite de correspondances interfigurales avec commutabilité élargie dans le sens de ces compensations.

Les transformations projectives sont comprises et anticipées au même niveau que les conservations précédentes, lorsqu’il s’agit des perspectives relatives à un seul objet, tandis que les relations entre points de vue concernant plusieurs objets sont plus complexes et relèvent des modifications transfigurales s’appliquant à une structure totale. En ce qui concerne un seul objet, on peut le faire tourner ou l’éloigner (fuyantes) ou attendre les mouvements du sujet lui-même, les relations projectives élémentaires se rapportant donc aux points de vue, c’est-à-dire aux positions et distances du sujet eu égard à l’objet. Cela dit, les modifications apparentes de celui-ci par rapport aux points de vue sont donc également dominées au même niveau et il est remarquable de retrouver à ce propos une évolution analogue aux précédentes. Il n’y a, il est vrai, d’abord aucune prévision de changement, puisque l’objet est ce qu’il est et que le point de vue du sujet est ignoré en tant que tel ; mais dès qu’il y a découverte empirique ou début de prévision d’une modification, elle est à nouveau conçue comme une sorte d’altération absolue, sans compréhension de compensations. C’est ainsi qu’un disque ou une montre présentés horizontalement (sur la tranche) ou un crayon placé obliquement ou « debout » sont dessinés comme une demi-lune ou une moitié de crayon puisque alors on ne les voit pas en leur totalité. Lorsque au contraire les relations sont comprises, elles obéissent à des lois de compensations : les parties devenant invisibles de l’objet, en cas de rotation, sont remplacées par des parties jusque-là invisibles et devenant visibles (devant ou derrière, dessus et dessous, etc.) ; quant à l’éloignement, il y a rapetissement de l’objet avec la distance, mais agrandissement si on la diminue. En ces cas il y a donc à nouveau construction de relations interfigurales en fonction de références, mais cette fois relatives à des points de vue, et on retrouve un jeu de compensations comparable à une commutabilité élargie. On en pourrait dire autant des similitudes, mais l’invariant en jeu consiste en proportions, c’est-à-dire rapports de rapports : d’où une plus grande difficulté et une solution accessible au seul niveau transfigurai de onze-douze ans.

IV

Il nous reste à caractériser les différentes formes de ce que nous venons de désigner du terme un peu large de compensations, à chercher le caractère commun des diverses commutabilités permettant au sujet de comprendre ces compensations, et à les opposer aux compositions et opérations qui deviendront possibles au niveau transfigural.

Il faut tout d’abord distinguer les compensations par inversions et par réciprocités. Les premières interviennent en cas de suppressions, celles-ci étant alors compensées par des adjonctions sur d’autres points : c’est le cas d’un simple déplacement, la place laissée vide par le mobile à son départ équivalant à la place occupée à l’arrivée. Quant aux réciprocités, la compensation résulte du renversement de sens du parcours : une modification due à une fonction croissante sera compensée dans la direction décroissante. Il faut en outre distinguer ce qui est inversion pour l’objet ou pour le seul sujet, selon ses points de vue sur l’objet : dans le cas des changements de perspective il intervient des inversions pour le sujet, quand ce qui était visible devient invisible ou l’inverse, mais les relations devant-derrière ou dessus-dessous ne sont que des réciprocités pour l’objet. Quant aux réciprocités pour le sujet, il convient encore de différencier celles qui se rapportent aux grandeurs ou distances, comme lorsque l’objet se rapetisse projectivement avec l’éloignement et s’agrandit réciproquement en se rapprochant, et celles qui concernent les formes : ainsi le cercle perçu obliquement devient ellipse sans que son diamètre diminue et réciproquement retourne à la forme circulaire lorsqu’on corrige les positions.

Or, en chacune de ces modifications interfigurales, on observe que le progrès cognitif obéit à une même loi : le sujet commence par n’y constater que les résultats sans les comprendre en tant que liés à des transformations systématiques, tandis qu’il atteindra et dominera celles-ci à partir du moment où il apercevra leurs compensations possibles. La question est alors de préciser par quels moyens il découvrira ces dernières et c’est à ce propos que le processus de la commutabilité paraît constituer un intermédiaire nécessaire et de forme généralisable. En son principe il revient très simplement à relier l’état final d’un changement quelconque à ses états initiaux ou plus précisément à subordonner la notion d’état à celle de sa formation : mais si facile que cela paraisse, ce changement de direction fait problème, car toute action, exécutée ou constatée, est orientée vers son but avec négligence possible de son point de départ. La commutabilité implique donc d’abord une inversion de sens qui constitue déjà un début de construction. Mais il s’y ajoute que ce renversement, pour atteindre la transformation, doit la dérouler en sa continuité et non pas seulement évoquer le point de départ à titre purement statique (ce à quoi se bornent les jeunes sujets lorsqu’ils comparent sans plus un état final à l’état initial et concluent à la non-conservation). C’est alors le déroulement exigeant une comparaison en sens opposé qui conduit à la compensation et caractérise le second aspect de la commutabilité : ce qui change ou se perd au cours de la modification est compensé ou compensable par ce qui se gagne et réciproquement.

En un mot, la commutabilité apparaît comme le point de départ des transformations opératoires réversibles, et si celles-ci s’affirment déjà lors des modifications d’une figure isolable au niveau des relations interfigurales, elles aboutiront à une sorte de calcul lorsqu’il s’agira de la composition des résultantes de deux systèmes distincts, comme nous allons le voir à propos des relations transfigurales.

V

Lorsque deux systèmes sont à composer en une structure totale, comme par exemple les déplacements selon deux sortes à la fois de références ou de coordonnées, ou plus simplement des rotations avec des translations, ou encore des vecteurs en intensités et directions différentes, etc., les transformations élémentaires à base de commutabilité ne suffisent plus et il s’agit de les combiner : ces compositions, d’abord dirigées par les constatations, sont ensuite anticipées ou déduites et prennent alors une forme de calcul, portant sur les longueurs et qui, lorsque celles-ci sont exprimées par des nombres, s’engagent alors dans la direction algébrique, comme c’est le cas des proportions.

Un premier exemple est celui des mouvements relatifs 5 : un escargot peut circuler le long d’une planchette dans les deux sens et l’on peut avancer ou reculer celle-ci en se référant à un objet extérieur immobile servant de point de repère. Les questions sont alors de prévoir les différentes positions de l’animal par rapport à cet objet, selon les combinaisons des deux sortes de mouvements, et, en particulier, ce qu’il faut faire pour que l’escargot reste face au référent malgré les déplacements des deux mobiles ; ou encore, on fera comparer les temps durant lesquels trois voyageurs demeurent dans un tunnel, si deux d’entre eux parcourent le train en sens inverse l’un de l’autre et que le troisième reste assis. Or, si simples que paraissent ces problèmes, ils ne sont résolus qu’à notre dernier niveau (onze-douze ans) du fait des compositions nécessaires entre deux systèmes de mouvements. Par contre, sitôt cette coordination acquise, elle donne lieu à une relativisation des notions qui dépasse les transformations observables : à la question de savoir qui verra le plus de cyclistes en un même temps donné (s’ils se succèdent à raison d’un par minute) d’un personnage assis devant sa porte, d’un autre marchant dans le même sens que les cyclistes et d’un troisième allant à leur rencontre, les sujets trouvant la solution disent volontiers : « C’est comme si le bonhomme restait sur place et si les cyclistes allaient plus vite. » Ce n’est pas là une relativité à la hauteur de celle du jeune Einstein demandant à un contrôleur stupéfait : « Quel est le nom de la gare qui vient de s’arrêter devant notre train ? », mais c’est cependant une transposition de relations correctes quant à un calcul logique d’équivalences.

Le problème que soulèvent ces premiers faits et que nous retrouverons à propos de tous les autres est de comprendre pourquoi ces compositions de mouvements sont si tardives alors que la compréhension des mouvements composants est élémentaire. Il ne s’agit, en effet, ici, que de translations. L’escargot A, par exemple, peut se déplacer en un sens selon le mouvement + A ou dans l’autre − A, de même que la planchette B en + B et − B : d’où quatre combinaisons + A + B, +A − B, etc., qui se différencient en douze selon que l’on a A = B, A > B ou A < B. Or, si ces mouvements étaient successifs et si l’on demandait par exemple : « Si A fait ce chemin + A sur la planche et qu’il doit arriver face à telle ou telle marque (extérieure), que faut-il faire ensuite avec la planchette ? », il n’y aurait pas la moindre difficulté pour aucune des douze combinaisons. Comment donc expliquer que si ces translations + A et + B sont simultanées au lieu de rester successives, la question se complique jusqu’à provoquer un décalage de quelques années pour obtenir des solutions immédiates ? Or, du point de vue des figures de l’espace, la principale différence est qu’en simultané les deux mouvements à composer ne peuvent plus former à eux deux une seule figure, sinon par dessin animé. Un seul déplacement correspond à une figure, soit statique en sa trajectoire, soit cinétique en la suivant du regard, en fait ou en pensée. Par contre deux translations simultanées sont impossibles à suivre, même orientées dans le même sens puisque chacune des deux est continuellement modifiée par l’autre en ses aboutissements tout en conservant son caractère propre. La notion du « transfigurai » prend de ce fait sa signification étymologique : ce qui ne peut plus être constaté directement en une figure unique et doit donc être calculé. Il est vrai que les relations interfigurales supposent déjà deux figures, mais elles ne sont que comparées à titre d’états à relier par une transformation, elle-même figurable. Dans le cas des transformations transfigurâtes par contre, le problème est de fusionner deux figures en une seule, et ou bien elle ne se perçoit pas, ou bien il faut la construire par composition de deux transformations en une seule résultante, ce qui exige l’intermédiaire d’un calcul (+ A) + (+ B) ; c’est donc l’élaboration d’un tel mode de calcul qui explique son retard, par rapport aux relations interfigurales. Ce n’est pas encore le lieu de parler de la nécessité de coordonner deux systèmes de références, ce qui va de soi dans les exemples précédents, mais demeure implicite, tandis qu’on en verra plus loin des manifestations explicites.

Les faits qui suivent sont relatifs à la coordination de translations et de rotations. En ces cas la résultante peut être représentée en une figure unique, mais nullement donnée dans l’inspection des composantes et qui doit être construite à nouveau par l’intermédiaire d’inférences. Un exempte clair est celui de la cycloïde, résultant d’une composition de la rotation du cercle en son périmètre et de sa translation directement observable en son centre. Or la cycloïde se perçoit si peu en regardant une roue avancer que les jeunes sujets la remplacent par une suite de cercles d’abord sans autre connexité que de petites droites pour les relier, puis de cercles contigus, dont la comparaison interfigurale suggère le mouvement d’ensemble mais sans que l’on puisse comprendre le passage d’une rotation à la suivante puisqu’il n’y a que juxtapositions. Après quoi ils construisent les connexions, mais aboutissent à des épicycloïdes par prédominance des rotations et ce n’est une fois de plus que vers onze-douze ans que la cycloïde est atteinte. Une composition paraissant bien plus simple consiste à faire avancer une planchette sur un cylindre en rotation 6 : en ce cas le trajet de la planchette est deux fois plus long que celui du cylindre, puisque, à la distance parcourue par celui-ci, s’ajoute le mouvement qu’il transmet à la planche. Or, en regardant la figure que décrivent ensemble ces deux mobiles, on perçoit bien l’avance de celui qui est porté par l’autre, mais on n’arrive pas à voir qu’il parcourt sur le cylindre en rotation un chemin égal à celui que fait celui-ci sur la table : en ce cas à nouveau ce n’est donc pas la figure qui fournit la compréhension, mais bien un calcul (si simple que soit cette addition) dont la nature est clairement transfigurale. Une autre composition étudiée a été celle de la spirale, en faisant avancer en ligne droite un crayon le long d’un cylindre en rotation. Les premières solutions consistent à nouveau en cercles reliés par des segments de droites, puis en droites obliques et parallèles avant de se transformer en courbes se rejoignant en spirales. Dans les cas de la vis d’Archimède 7 et des ondes, nous n’avons plus cherché à faire prévoir les résultantes à partir des composantes, mais avons demandé l’analyse des composantes. Or, en collant un petit bout de papier sur le tube hélicoïdal que l’on fait tourner en position inclinée, l’enfant s’attend jusqu’aux environs de sept ans à une montée du papier le conduisant au sommet de cette vis creuse où l’eau passe d’un tour de spire au suivant. À partir de sept ans, le papier n’est plus censé monter, mais le sujet ne parvient pas à voir que l’eau descend en fait à chaque tour et ce n’est qu’à l’étape de onze-douze ans que les mouvements composants sont correctement décrits. Il en est de même des ondes d’une corde de trois-quatre mètres ou des vaguelettes produites par la chute d’une goutte de liquide rouge dans un petit bassin d’eau : un ruban attaché à la corde est d’abord supposé avancer et la goutte rouge se propager jusqu’aux bords avec les vagues ; ce n’est à nouveau qu’à onze-douze ans que la sinusoïde de l’onde est dissociée des montées et descentes locales d’objets n’avançant plus en liaison avec elle.

Ces problèmes peuvent paraître complexes, mais ils sont tous résolus au même niveau que les précédents, ce qui montre la parenté générale des modes de compositions en jeu. Pour mieux analyser celles-ci, venons-en à des cas apparemment très simples de coordinations entre translations et rotations, mais où la difficulté apparaît alors clairement sous les espèces d’une mise en relation nécessaire des systèmes de références extérieur et intérieur au dispositif cinétique. Il s’agit à nouveau des réglettes mentionnées sous III, dont l’une pousse perpendiculairement un côté de l’autre et la fait tourner 8. Si ces mouvements sont décrits globalement dès sept-huit ans en termes interfiguraux, ils donnent lieu en revanche à des problèmes transfiguraux de solution nettement plus tardive lorsqu’il s’agit de décrire dans le détail les translations et rotations des extrémités de ces tiges. À cet égard divers dispositifs ont été utilisés dont les deux principaux sont figurés ci-dessous,

l’un non articulé et ne donnant lieu qu’à des poussées, l’autre articulé avec en plus une possibilité de traction. Les questions sont sans plus de décrire les étapes et les résultats de ces poussées ou tractions et d’indiquer avec précision les positions des extrémités des tiges, notamment celles de B, l’une proximale (siège de l’action de A) et l’autre distale (ou libre). Or, dans le cas du dispositif articulé, l’extrémité distale de B descend quand la proximale monte et réciproquement, ces rotations étant repérables grâce surtout au système interne de références (relations entre A et B), tandis que les translations exigent le recours au système externe (positions sur le support). Il en résulte une série d’erreurs dans la coordination des unes avec les autres (inutile de les décrire en détail 9), avec en plus ce fait remarquable que jusqu’aux approches du niveau de onze-douze ans les sujets ne parviennent même pas, après leurs fausses prévisions, à une lecture objective du processus lorsqu’il est effectué. Or, les mouvements du jeu étant tous fort simples, il semble clair que la difficulté centrale est celle de composer en un seul tout les deux systèmes de références, ce problème général n’étant résolu qu’au palier habituel des constructions transfigurâtes en tant que comportant de continuelles multiplications de relations.

À cette coordination des systèmes de références correspond, dans le domaine projectif, la coordination des points de vue sur un ensemble de plusieurs objets, par exempte trois montagnes de carton dont il s’agit de prévoir les positions relatives lorsqu’on les regarde des quatre côtés de la table où elles sont dressées. En ce cas les relations à multiplier entre elles sont simplement celles de gauche-droite et de devant-derrière, avec prévision des parties visibles ou cachées, et la question semble d’autant plus facile qu’on ne demande pas des dessins, mais un choix parmi plusieurs images pour chacune des quatre positions possibles. Or les prévisions se révèlent aussi difficiles que dans le cas des deux systèmes de coordonnées et pour les mêmes raisons qui tiennent à la nécessité d’une composition simultanée des diverses relations en jeu, donc d’un calcul logique.

Avec les compositions vectorielles 10 on assiste à la constitution d’un calcul explicite, mais une fois de plus à notre dernier palier seulement et après de longues phases de simples tâtonnements. Par exempte le sujet ayant prévu que deux forces égales et conjointes agissant parallèlement donnent un maximum de rendement, tandis que si elles sont opposées elles s’annulent, il en conclura à une suite continue d’effets décroissants à partir de la première situation, donc au fur et à mesure que les directions s’écartent. D’autre part, le problème inverse de la direction en fonction de l’intensité est résolu au même dernier niveau : si la résultante de deux forces égales, avec écart de 90° par exemple en leurs directions, se situe sur leur médiane, en cas d’inégalité elle sera d’autant plus proche de la plus grande force que leur différence est plus notable ; c’est, en fait, la loi du parallélogramme, mais par calcul simplement logique ou logico-géométrique.

Avec les proportions, enfin, nous en arrivons à un calcul à la fois géométrique et numérique. Leur aspect spatial est découvert à propos des similitudes : construire un triangle ou un rectangle exactement de même forme que leur modèle mais n fois plus grand. L’aspect numérique s’imposera, par exemple, dans les problèmes de vitesse en cas de trajets successifs et non plus de deux mouvements synchrones à comparer perceptivement : si un mobile parcourt tel espace en deux minutes, où arrivera-t-il après huit minutes ? Etc. Or, si élémentaires puissent-elles paraître, de telles proportions ne sont généralisées qu’au niveau transfigurai, car elles constituent des rapports entre rapports et exigent donc elles aussi des coordinations entre systèmes distincts : c est à d comme a est à b.

VI

D’une manière générale et quelles que soient la multiplicité et la diversité de leurs manifestations, les relations transfigurales sont donc bien distinctes des interfigurales. Celles-ci ne consistent, en effet, qu’à situer des figures séparées dans un même système spatial qui les englobe : un espace homogène ou isotrope, un système de coordonnées ou une structure caractérisée par une seule espèce de transformations (déplacements, affinités, etc.), celles-ci étant issues du mécanisme général de la commutabilité qui permet de relier les états successifs de la figure transformée. Avec les relations transfigurales, par contre, il s’agit toujours à la fois de composer en une seule totalité des systèmes distincts et de réunir en un ensemble simultané un certain nombre de relations faciles à établir successivement, mais non données en leur association dans les figures de départ. En un mot, le propre du transfigural est de substituer le calcul à la description des figures et, même quand la résultante de ces compositions peut se traduire en une figure, celle-ci est nouvelle et doit être construite déductivement avant de donner lieu à une représentation.

Le mécanisme de ces constructions spatiales successives est alors d’une grande simplicité quoique se présentant sous trois aspects corrélatifs. Le premier est le passage des systèmes élémentaires — car les relations intrafigurales constituent déjà des systèmes, différents pour chaque figure — à des systèmes totaux susceptibles de les englober non pas seulement à titre de classes, mais encore de contenants continus, ce qui est le propre des espaces ; puis le passage de ces systèmes totaux à des coordinations de systèmes caractérisés, non plus par des relations de contenants à contenus ou par des transformations successives, mais par des compositions reliant en un même acte des connexions distinctes les unes des autres. Le second aspect de ce mécanisme constructif est indissociable du précédent : c’est le passage des relations figurales à des relations plus abstraites en tant que constituant des relations de relations de divers degrés, comme les proportions en tant qu’équivalences entre rapports (en attendant les birapports ou proportions entre proportions). Certes cette élaboration de relations complexes débute dès le domaine intrafigural, mais plus les systèmes à construire sont de rang élevé et plus les connexions en jeu s’éloignent du spatial pur pour le combiner avec un calcul logico-arithmétique, prélude d’une algèbre générale : dès les coordonnées orthogonales dans le plan, un point se traduit par un couple de longueurs exprimables en nombres et les doubles systèmes de coordonnées exigent une logique des relations dont on a vu les difficultés jusque vers onze-douze ans. Quant au troisième caractère de ce mécanisme d’ensemble, c’est celui qui en fournit le moteur et rend donc compte des deux autres : c’est le besoin de passer des états de fait à la compréhension de leurs raisons. Or une forme spatiale ne s’explique pas par elle-même et, à elle seule, elle n’est l’objet que d’une intuition figurale : pour atteindre la raison de ses propriétés il est donc nécessaire, d’abord de les subordonner aux lois de quantités en général, puis de concevoir la raison comme le résultat de transformations.

C’est ainsi qu’un axiome euclidien tel que « de deux quantités égales soustraites deux quantités égales il reste deux quantités égales » (dont nous avons vérifié sur deux surfaces modifiées différemment qu’il n’est saisi par l’enfant qu’au niveau interfigural) concerne les quantités algébriques aussi bien que géométriques. D’autre part, la somme des angles de polygones dont on accroît le nombre des côtés n’est comprise que si leurs transformations sont rattachées à une loi de récurrence (sans quoi le cercle de 360° correspondant aux quatre angles du carré est simplement agrandi pour les pentagones, etc.). En bref, l’intégration des systèmes élémentaires en des structures de plus en plus fortes est due au fait que pour comprendre les formes il faut les considérer comme résultant de transformations et que pour comprendre celles-ci il faut dépasser le géométrique dans la direction d’un calcul possible en subordonnant au domaine des quantités en général les grandeurs spatiales, qui sans cela ne demeureraient que figurales et ne rejoindraient pas la nécessité interne propre aux structures logico-algébriques.

Si tel est le triple mécanisme constructif de l’espace au cours de la psychogenèse, on voit d’emblée comment il peut donner lieu à des reconstructions complétives et généralisatrices à toutes les étapes de l’histoire de la géométrie. Même à considérer les niveaux supérieurs à partir du programme d’Erlangen, on peut considérer que chacun des groupes fondamentaux considérés par Klein donne lieu à des mises en relations intrastructurales, que leurs filiations selon un système de sous-groupes dont chacun est emboîté dans le suivant constituent des relations interstructurales et que les anneaux et les corps considérés dans la suite par la géométrie algébrique correspondent à des étapes transstructurales, les préfixes intra-, inter- et trans- s’appliquant ainsi à des structures de rangs supérieurs et non plus à des figures élémentaires 11. Mais parler d’intégration de systèmes simples en de plus riches et plus complexes serait plus que trivial si ces généralisations, communes à tous les niveaux, ne s’accompagnaient pas de ce phénomène paradoxal selon lequel les progrès de la géométrie conduisent à une algébrisation qui l’élimine en tant que géométrie et qu’une meilleure connaissance de l’espace a abouti à sa suppression en tant que « contenant » général pour le remplacer par des structures ou des champs bien différenciés. Or ces paradoxes, qui caractérisent le vrai problème du développement de la géométrie, trouvent un début modeste de correspondance dans le passage psychogénétique des relations interfigurales aux transfigurales, lorsque les progrès de l’abstraction réfléchissante conduisent à subordonner les constatations figuratives au calcul et aux compositions multirelationnelles. Et la raison en est, comme indiqué plus haut, qu’à tous les niveaux l’intuition figurale des grandeurs spatiales ne devient compréhensible qu’à la condition de se subordonner aux lois de la quantité en général.

VII

Mais il reste à tenter l’explication du fait que, en synchronisme avec l’algébrisation de la géométrie, donc l’évanouissement progressif de l’« espace » mathématique en tant qu’entité unitaire et générale, on assiste à une physicalisation et même une dynamisation de la géométrie des objets, avec élimination corrélative d’un « espace » physique unitaire en tant que « contenant » général de tous les phénomènes. Or, ici encore et malgré ce qu’une telle tentative comporte de témérité apparente (sinon simplement de candeur), nous croyons que le point de vue psychogénétique peut contribuer en partie à la solution de ce problème. Les raisons en sont simples et évidentes. Il faut d’abord se rappeler que la connaissance ne débute ni par une prise de conscience des activités du sujet, ni par une pure lecture des propriétés des objets, mais toujours par des interactions d’abord indissociables entre le sujet et les objets. Ce n’est que dans la suite que deux directions se dissocient : l’une, d’intériorisation, fondant les relations logico-mathématiques sur les coordinations internes des actions, l’autre, d’extériorisation, orientée vers l’objectivité physique. Or les connexions spatiales se situent précisément au centre même de ces interactions indifférenciées initiales, puisque les actions du sujet se déploient dans l’espace et que la propriété la plus élémentaire des objets est d’occuper des positions : l’espace constitue donc, dès ses formes les plus primitives, l’instrument fondamental de rencontre entre les activités du sujet et les caractères de l’objet. Il est alors naturel que la différenciation progressive (et très lente) entre les constructions logico-arithmétiques et les connaissances physiques lui enlève ce privilège en tant qu’exclusif et le soumette à des transformations qui aboutissent finalement aux deux exigences complémentaires et bipolaires d’une algébrisation et d’une physicalisation.

1. L’indifférenciation du spatial et du logique se présente sous une forme maximale aux niveaux sensori-moteurs, puisque les connaissances s’y réduisent à un savoir-faire non encore conceptualisé, dont les seuls instruments consistent en mouvements et perceptions, donc en actions matériellement effectuées. Il n’empêche que l’intelligence sensori-motrice comporte des structures qui sont constituées par les schèmes d’actions et leurs coordinations. Mais ces schèmes, tout en présentant les propriétés logiques d’identité, d’équivalence, etc., inhérentes à toute généralisation, demeurent évidemment spatiaux faute de toute pensée ou représentation conceptuelles, et il en est de même de leur coordination, puisque les relations d’ordre, les emboîtements ou les correspondances qui les caractérisent portent sur des actions matérielles se déployant dans l’espace.

Lorsque ce schématisme indissociablement logique et spatial se complète entre deux et sept ans par des systèmes de concepts dont la formation est rendue possible grâce à la fonction symbolique ou sémiotique, il y a alors un début de différenciation entre ces deux aspects logico-arithmétique et géométrique de la pensée naissante puis en développement. Seulement il est instructif de constater combien longtemps les concepts et les nombres conservent un caractère spatial. Par exemple, une rangée de n jetons sera bien dénombrée verbalement par le sujet mais, si on l’allonge en espaçant simplement les éléments sans aucune adjonction, il croira qu’elle comporte un nouveau nombre > n de jetons. De même les premières classifications reposent en partie sur les relations de ressemblances et différences, mais exigent en outre que les collections possèdent comme telles une figure spatiale d’ensemble (collections figurales) avec indifférenciation de la compréhension et de l’extension.

Au niveau des opérations concrètes (sept-huit à dix-onze ans), la différenciation des structures logico-arithmétiques et géométriques semble achevée en tant que donnant lieu à deux systèmes isomorphes, mais distincts, d’opérations, les unes logiques fondées sur les ressemblances et différences et les autres infralogiques fondées sur les voisinages et le continu. Seulement en tant que les premières demeurent « concrètes », c’est-à-dire que leur utilisation exige la manipulation des objets, ces opérations comportent encore des déplacements dans l’espace, donc un résidu important d’aspects spatiaux. Ce n’est qu’au niveau hypothético-déductif (à partir de onze-douze ans) que les structures logico-arithmétiques se libèrent entièrement du géométrique : mais c’est précisément alors que s’instaure la phase « transfigurale » de la géométrie du sujet, c’est-à-dire les débuts d’une algébrisation, si modeste soit-elle.

2. De ce développement psychogénétique découlent alors trois conséquences essentielles.

La première est que, étant donné l’origine commune des structures logico-arithmétiques et géométriques à partir des actions sensori-motrices, l’espace demeure à tous les niveaux un médiateur nécessaire (quoique non suffisant) entre le sujet et les objets. C’est pourquoi, même en physique théorique, les structures de groupe, etc., servant à expliquer les phénomènes, conservent une dimension spatiale, car partout où il y a mouvement, réel ou virtuel, intervient quelque « champ » avec son étendue.

La seconde conséquence, dérivant également de cette origine commune, est l’isomorphisme de l’espace des objets, en ses diverses variétés, et de certains aspects de la géométrie du sujet (d’abord asservie à celui-là mais devenant de plus en plus riche). En effet, tandis que le sujet ne procède que par approximations successives dans ses reconstructions déductives de la dynamique des objets, sans être jamais certain d’avoir atteint la limite, les caractères spatiaux de l’expérience sont transparents à la raison dans la mesure où ils demeurent géométriques.

Quant à la troisième conséquence, elle résulte du fait que, à partir d’une origine commune tenant aux interactions initiales du sujet et des objets, il y a ensuite différenciation des connaissances dans les deux directions opposées des coordinations internes de l’action, sources des structures logico-arithmétiques, et des connexions entre objets, que visent à atteindre les concepts physiques. En ce cas l’espace, qui constituait initialement le lieu ou milieu communs de toutes les connaissances sensori-motrices, est débordé sur les deux bords, dans le sens de l’intériorisation par les structures logico-arithmétiques ou algébriques et dans le sens de l’extériorisation par la dynamique des objets. La géométrie du sujet et celle des objets cessent alors de se confondre partiellement pour se dissocier, mais symétriquement, la première dans le sens d’une algébrisation et la seconde d’une physicalisation ou dynamisation. Dans les deux cas l’espace cesse de jouer le rôle de contenant général pour se diversifier en structures mathématiques particulières et en caractères variés de « champs » physiques, en se soudant ainsi d’un côté comme de l’autre aux parties non communes de la connaissance, nées du double mouvement solidaire dirigé vers les mécanismes internes des activités du sujet et vers le dynamisme des objets. Ce n’est pas à dire, répétons-le, que les structures spatiales perdent leur rôle de médiateur entre le sujet et les objets, mais elles ne sont plus seules à le jouer du fait que les connaissances ne se centrent plus seulement sur les objets extérieurs.

VIII. Conclusions

Les mécanismes communs que nous cherchons à dégager entre la psychogenèse et l’histoire des connaissances devant porter sur les processus de succession des niveaux indépendamment de leur degré hiérarchique absolu, il nous reste à chercher la signification de la séquence intra-, inter- et transfigurale en ses caractères généraux, tout d’abord, et ensuite spécifiquement spatiaux.

1. Du point de vue général, la succession intra-, inter- et trans-, que nous retrouverons en tous les domaines et à tous les étages, est l’expression des conditions qu’imposent à toute acquisition cognitive les lois de l’assimilation et de l’équilibration. Abordant un domaine nouveau, le sujet se trouve d’abord dans l’obligation d’en assimiler les données à ses propres schèmes (d’action ou conceptuels). Que ces données consistent en objets, en figures, en relations, etc., leur analyse implique ainsi une équilibration de forme élémentaire entre leur assimilation aux schèmes du sujet et l’accommodation de ceux-ci aux propriétés objectivement données, d’où le caractère « intra » de ces débuts de connaissance. Mais les nouveaux schèmes ainsi construits ne sauraient rester isolés : tôt ou tard le processus assimilateur conduira à des assimilations réciproques et les exigences d’équilibration imposeront aux schèmes ou sous-systèmes ainsi reliés des formes plus ou moins stables de coordinations et de transformations, d’où le caractère « inter » de cette seconde étape. Mais une troisième forme d’équilibre en procédera nécessairement à son tour, car la multiplication des sous-systèmes menacera l’unité du tout, tandis que les différenciations obligées seront contrecarrées par les tendances intégratrices. L’équilibre qui s’impose donc entre les différenciations et l’intégration ne saurait alors qu’aboutir à des systèmes d’interactions tels que les différenciations puissent être engendrées au lieu d’être subies, seul moyen de les harmoniser sans perturbations internes ou conflits entre elles : d’où les structures d’ensemble formatrices caractérisant le niveau « trans ». Mais il va de soi que de telles triades (beaucoup plus souples en leur principe que les thèses, antithèses et synthèses de la dialectique classique, quoique reposant aussi sur le rôle des déséquilibres et des rééquilibrations avec dépassements) ne sont que des phases découpées d’un processus continu : les structures atteintes au niveau « trans » donnent lieu à leur tour à des analyses « intra » conduisant à de nouveaux « inter » puis à la production de superstructures « trans », et ainsi de suite indéfiniment. Si un tel mécanisme est aussi général et constamment répétable, il est donc naturel qu’on le retrouve dans le passage d’un niveau au suivant au sein de la psychogenèse comme de l’histoire, et cela indépendamment de la hauteur absolue des niveaux considérés.

2. Mais l’interprétation que l’on vient de proposer ne porte que sur les aspects en quelque sorte externes de l’équilibration, et il reste à en indiquer les aspects internes, c’est-à-dire l’accroissement des coefficients de nécessité propres aux formes successives de vérité, notamment géométrique. Or il est clair que la nécessité logico-mathématique est de source endogène et présente ses valeurs maximales au sein des systèmes fermés de transformations construits par le sujet. À l’opposé, les données de source exogène demeurent à l’état de fait avec le minimum de nécessité intrinsèque. D’un tel point de vue, le passage de l’intrafigural à l’inter- et au transfigural correspond donc à une extension systématique de nécessité, mais due à ce processus fondamental d’un remplacement progressif de l’exogène initial par les constructions endogènes, ce qui est donc un autre aspect du processus d’équilibration analysé plus haut, mais solidaire du premier.

Or le cas de la géométrie est doublement particulier du point de vue de ces rapports entre l’exogène des débuts et les transformations endogènes : d’une part, l’espace étant à la fois une propriété des objets et un produit de constructions possibles du sujet, il y a là un facteur favorisant l’exogène, car un sujet construisant des figures, etc., s’imagine en général rejoindre des réalités préexistantes bien davantage qu’en faisant porter ses transformations sur des entités abstraites librement choisies. D’autre part, en fonction de leurs généralisations, les constructions endogènes du sujet ne pouvant que prendre tôt ou tard des formes algébriques, les interactions de plus en plus complexes entre les instruments algébriques à construire et les formes spatiales à imaginer pour assurer cette union ont eu pour effet d’allonger la période interfigurale et de retarder le transfigural selon des décalages qui furent parfois malaisés à comprendre pour les contemporains mais sont d’autant plus instructifs pour l’épistémologie rétrospective.

3. On peut donc se représenter comme suit la succession de nos trois étapes, considérées sous l’angle des formes de vérité exogènes ou endogènes :

La forme initiale en est, il va de soi, le réalisme des figures, considérées d’une part comme existant indépendamment du sujet (dans le monde physique ou celui des idées) et, d’autre part, comme données en elles-mêmes sans résulter d’une construction quelconque émanant de la nature ni surtout du sujet. Celui-ci peut certes manipuler la figure et y introduire quelques modifications sous forme de dissociations de parties ou d’adjonctions, mais c’est alors toujours dans le but d’atteindre ses propriétés intrinsèques et non pas de construire un système de transformations dont la figure serait issue (sauf dans le cas exceptionnel des sections coniques ne rejoignant d’ailleurs qu’un niveau interfigural partiel). Étant donné cette pérennité statique des figures s’imposant du dehors au sujet, à titre d’« êtres » tout faits, la notion de transformation en tant que source de constructions nouvelles n’a pas de signification pour le réalisme. En effet, le mode de connaissance, déterminé par cette conception initiale de la vérité, en tant que pure adéquation, ne saurait être que de nature intrafigurale, et cela précisément parce que demeurant involontairement, mais souvent aussi intentionnellement, de caractère exogène : le sujet ignorant ses propres opérations ou ne voulant y chercher aucun pouvoir constructif de vérité intrinsèque, leur rôle n’est alors que de se soumettre aux êtres permanents donnés de l’extérieur.

Avec les organisations interfigurales, par contre, les constructions endogènes commencent à jouer un rôle formateur, en ce sens que les « êtres » géométriques ne s’imposent plus simplement du dehors, mais deviennent solidaires d’un ensemble de transformations et relations dont ils participent bien qu’elles soient dues elles-mêmes aux instruments opératoires du sujet (désormais conçus comme source d’un savoir objectif tel le cas de l’algèbre). Les deux conquêtes principales dues à cette subordination des données exogènes à des débuts de constructions endogènes résultent l’une et l’autre de comparaisons entre relations intrafigurales mais avec généralisations qu’effectue le sujet et qui sortent elles aussi des frontières initiales. La première de ces conquêtes procède d’une généralisation de la relation d’enveloppement, donnée dès le départ dans la perception de chaque figure fermée. Cette généralisation est facile à suivre dans les domaines de la psychogenèse : lorsque les jeunes sujets déplacent une figure ou un objet (par exemple dans les expériences de conservation), ils ne s’occupent en général en rien de l’espace laissé vide en A si l’objet a passé de A en B, tandis qu’au niveau opératoire et interfigural ils tiendront compte des espaces vides comme des pleins, et c’est là le point de départ de cette nouvelle forme plus abstraite d’enveloppements, qui va conduire à la notion déduite et non plus figurale d’un espace en tant qu’englobant ou contenant général, d’où rapidement la construction des coordonnées élémentaires. La seconde conquête consiste alors à découvrir, au sein d’un tel cadre, des covariations entre figures solidaires, et si l’on en a observé de multiples exemples qualitatifs chez l’enfant 12, il est clair que leur traduction en termes de fonctions algébriques et de courbes interfigurales soulève de tout autres problèmes, puisqu’il s’agit de niveaux scientifiques élevés, mais où il est d’autant plus intéressant de retrouver, et sous des formes spécifiques propres à l’espace, toute la complexité des rapports entre les sources exogènes et endogènes du savoir.

La question historique se pose, en effet, de la manière paradoxale suivante. D’une part, la géométrie grecque demeure, faute d’algèbre, de nature intrafigurale et subordonnée à ses sources exogènes : d’où l’absence de toute « transformation », malgré les « porismes » d’Euclide (ou transformations locales centrées sur leur résultat figural), les coordonnées partielles d’Apollonius et les modifications de figures d’Archimède ou de Pappus, tous cas particuliers sans généralisations méthodologiques.

La subordination de l’espace à l’algèbre date de Viète et elle est restée entièrement locale (transformations en trigonométrie sphérique). D’autre part, malgré la mise en correspondance systématique de l’algèbre et de la géométrie qu’inaugurait l’œuvre de Descartes, il a fallu attendre cent quatre-vingt-cinq ans entre celle-ci et le Traité de Poncelet : la question est ainsi de trouver l’explication de la longueur de cette période interfigurale, donc de près de deux siècles, qu’il a fallu pour en arriver au début des transformations géométriques, alors que l’algèbre est précisément la science des transformations et que, dès le xviie siècle, elle était appliquée à la géométrie. Finalement, c’est avec Lie et Klein (avec un début annonciateur chez Chasles et Poncelet, mais limité à la géométrie projective) que le primat des transformations s’impose et subordonne l’ensemble des (et non plus de « la ») géométries à des systèmes algébriques.

On voit alors combien ce problème est analogue à ceux de la psychogenèse, puisqu’il ne s’agit en fait que des multiples difficultés soulevées par une équilibration laborieuse entre les sources exogènes et endogènes de la connaissance. En effet, l’algèbre, à elle seule, est un système de formes qui engendrent leurs propres contenus, tandis que la géométrie intrafigurale n’est, à elle seule, qu’un système de formes moulées obligatoirement sur un contenu donné, conçu comme lié aux objets. Là où l’algèbre entre de plain-pied dans le domaine des nécessités intrinsèques, l’intrafigural n’est que « soumis » à son contenu, ce qui n’est point une nécessité autonome mais une contrainte de nature légale, et cela n’est nullement pareil. Dès l’abord, tandis que le sujet se sent libre, sur le terrain algébrique, de construire les transformations qui lui conviennent, il ne pourra que se demander, à l’idée de transformations géométriques jugées possibles, s’il a ou non le droit de les effectuer, au vu de la « réalité » imposée du donné (et rappelons que Carnot qualifiait d’« absurdes » celles dont se servaient Chasles et Poncelet). En un mot, la longue période interfigurale ne se réduit nullement à l’histoire d’une collaboration entre deux sortes d’instruments directement coordonnables, mais est caractérisée par l’ajustement difficile (vu la double nature objective et subjective de l’espace) entre deux types hétérogènes de vérité, qu’il s’agit de concilier par la construction de nouveaux instruments.

Rappelons à cet égard que le calcul infinitésimal a eu besoin de tout le xviiie siècle pour trouver ses fondements et surmonter les difficultés épistémiques que soulevait le passage à la limite. Souvenons-nous que c’est seulement avec Euler que la symétrie des figures a trouvé sa traduction analytique, en fonction des changements d’axes rectangulaires. Avec J. Bernoulli et d’Alembert, de nouvelles relations sont établies entre la composition des mouvements et l’existence d’axes instantanés de rotation. Les « déterminants » de Cramer interviennent à propos de l’« analyse des lignes courbes ». Inutile d’insister sur les obstacles qu’il a fallu surmonter pour assigner un rôle géométrique aux nombres imaginaires. En un mot, contrairement aux domaines où la période « inter » est celle d’une progression régulière dans le remplacement de l’exogène par l’endogène, l’interfigural est marqué par une série de constructions à effectuer pour ajuster l’algèbre à l’espace et réciproquement.

Une fois surmontés ces conflits locaux, la ligne générale du transfigurai consiste alors à subordonner tout l’acquis intra- et interfigural à des systèmes d’ensemble de transformations qui engendrent les figures ou les sous-systèmes différenciés au lieu de subir leurs résistances : d’où le primat et la victoire finale de l’endogène qui élabore des structures ne consistant plus en « figures » (tel un groupe) mais intègrent en systèmes d’ensemble les constructions réalisables. Il n’empêche qu’une telle situation n’a rien de final, car ces structures, une fois élaborées et devenues, de ce fait, intrinsèquement nécessaires, peuvent à leur tour être traitées comme des données, à titre en quelque sorte « pseudo-exogène », et se prêter à de nouvelles analyses « intra » (cf. les morphismes succédant aux structures opératoires) et à de nouvelles constructions de types « inter » et « trans ».

Or, cette interprétation de trois niveaux intra-, inter- et transfiguraux en termes de vérités exogènes, exo-endogènes (si l’on peut dire) et finalement de plus en plus endogènes permet de donner un sens acceptable à notre effort pour dégager des mécanismes communs de transition (insistons-y à nouveau) entre un stade donné et le suivant, dans la psychogenèse et dans l’histoire des sciences. À comparer des niveaux de mêmes noms dans ces deux domaines, on ne peut éprouver qu’une impression d’inquiétude, car s’il y a convergence dans les « successions » de contenus, il reste que la référence à ces contenus rappelle les différences, qui sont considérables. Par contre, si l’on parle de remplacement d’un savoir exogène par des reconstructions endogènes, on se trouve peut-être en présence de la loi d’évolution la plus générale des connaissances : dès avant le langage le bébé de niveau sensori-moteur débute par des assimilations empiriques (exogènes) des objets à ses schèmes d’action, tandis que dès quinze à dix-huit mois il en arrive à coordonner ces schèmes sous des formes que Poincaré déjà comparait à des groupes de déplacements. Si ce n’est pas le contenu des niveaux qui nous intéresse mais le mode de construction, alors il n’est pas plus scandaleux de comparer le mécanisme de la succession des stades dans l’histoire à celui dont témoigne la psychogenèse que de chercher des mécanismes communs d’évolution aux niveaux les plus différents des embranchements zoologiques. De plus, comme l’intelligence humaine est un cas particulier de « comportement » et que, au plan biologique, l’évolution des comportements demeure pleine de mystères, nous avons plaisir à terminer cette discussion en rappelant que, dans les cas les plus clairs, on retrouve déjà sur un terrain aussi élémentaire certains mécanismes appelés « assimilation génétique » ou « phénocopie », etc., consistant à remplacer une variation exogène par une reconstruction endogène, et l’un de nous a cherché, après une étude biologique de certains de ces cas, à en montrer la parenté avec ce que nous a appris la psychogenèse des connaissances 13. Si une telle généralisation était fondée, elle ne serait pas sans intérêt pour l’épistémologie des sciences.