Editorial du l'automne 2024: "LA LUMIERE NOUS LIE À L’UNIVERS" par Trinh Xuan Thuan
LA LUMIERE NOUS LIE À L’UNIVERS
Trinh Xuan Thuan
Professeur émérite d’astronomie
Université de Virginie
Septembre 1, 2024
Tous les soirs, quand le ciel est clair, les dômes des télescopes haut perchés sur les cimes montagneuses et éparpillés dans le monde, s’ouvrent pour recueillir la lumière du cosmos. Bien que je fréquente les observatoires depuis plus d’un demi-siècle, je continue à être émerveillé par le fait que l’univers nous ait fourni cette merveilleuse messagère qu’est la lumière.
La lumière est la compagne de l’astrophysicien. Grâce à elle, nous communiquons avec l’univers, nous nous connectons à lui. C’est elle qui porte les notes éparses de la mélodie secrète du cosmos que nous tentons de reconstituer. L’espace est trop vaste pour que nous voyagions jusqu’aux étoiles et galaxies. Même une expédition à l’étoile la plus proche du Soleil, Proxima du Centaure, à 4,3 années-lumière, prendra, avec nos fusées actuelles, un temps de quelque 40 000 ans, soit 400 fois la durée d’une vie humaine ! C’est cette immensité de l’espace qui a poussé le philosophe positiviste Auguste Comte (1798-1857) à affirmer que l’humanité ne pourra jamais véritablement connaître la nature des étoiles, car elles sont trop distantes. En 1844, il écrivait dans son Traité philosophique : « Les astres ne nous étant accessibles que par la vue, il est clair, sous le premier aspect, que leur existence doit nous être plus imparfaitement connue qu’aucune autre, ne pouvant ainsi comporter d’appréciation décisive qu’envers les phénomènes les plus simples et les plus généraux, seuls réductibles à une lointaine exploration visuelle. » Le philosophe ne pouvait pas se tromper plus lourdement. Soixante ans après l’écriture de ces lignes, une nouvelle physique des atomes, la mécanique quantique, révélera que la lumière des astres contient un code cosmique : il suffit aux astronomes de capturer cette lumière et de la décomposer en ses différentes composantes d’énergie, en d’autres termes, en obtenir un spectre, pour déchiffrer ce code et décrypter la nature chimique et le mouvement de ces astres inaccessibles.
La chimie des astres
Comment accéder au mystère de la composition chimique des étoiles et des galaxies ? Par l’interaction de la lumière avec la matière. En effet, la lumière n’est perceptible que si elle interagit avec un objet : comble des paradoxes, la lumière qui nous éclaire et nous permet de voir le monde est, en elle-même, invisible. Si vous projetez de la lumière dans un récipient fermé et prenez soin que la lumière ne tombe sur aucun objet ni aucune surface, vous ne verrez que de l’obscurité. C’est seulement quand vous introduisez un objet dans le chemin de la lumière et que vous le voyez illuminé que vous vous rendez compte que le récipient est empli de lumière. De la même façon, un astronaute qui regardera par le hublot de sa cabine spatiale ne verra que le noir d’encre de l’espace profond, bien que l’espace autour de lui soit inondé de lumière solaire. Celle-ci ne tombant sur rien, ne peut être vue, et le ciel est noir.
Pour que la lumière manifeste sa présence, il faut donc que son trajet soit intercepté par un objet matériel, que ce soit la rétine de notre œil, les pétales d’une rose, les pigments colorés sur la palette d’un peintre, ou le miroir d’un télescope. La matière est faite d’atomes, et chaque atome est composé d’un noyau autour duquel des électrons sont en orbite. Quand les électrons se déplacent d’une orbite à une autre, les atomes absorbent ou émettent des particules de lumière (ou photons) dotées d’énergies distinctes. Si bien que si nous obtenons le spectre de la lumière d’une étoile ou d’une galaxie -- en d’autres termes, si nous la décomposons avec un prisme en différentes composantes d’énergie (ou de couleur) --, nous découvrirons que ce spectre n’est pas continu, mais haché en de nombreuses raies d’absorption ou d’émission verticales, correspondant aux énergies absorbées ou émises par les atomes de matière qui composent l’étoile. La disposition de ces raies n’est donc pas aléatoire, mais reflète fidèlement l’arrangement des orbites des électrons dans ces atomes de matière. Cet arrangement est unique pour chaque élément. Il constitue une sorte de carte d’identité ou d’empreinte digitale de l’élément chimique (par exemple l’oxygène ou le carbone), ce qui permet à l’astrophysicien de l’identifier sans équivoque.
La valse des étoiles
Le code cosmique que véhicule la lumière nous révèle non seulement la composition chimique des astres, il nous dévoile aussi leurs mouvements. Dans l’univers, rien n’est immobile, tout change, tout bouge, tout évolue, tout est impermanence. Si nous ne percevons pas cette agitation frénétique des cieux, c’est que les astres sont trop distants, et notre vie trop brève. Les changements ne sont perceptibles à l’œil nu que sur des échelles de temps de millions, voire de milliards d’années.
Mais la lumière possède une propriété qui nous révèle cette impermanence du cosmos. Elle change de couleur quand la source lumineuse bouge par rapport à l’observateur. Si l’objet s’éloigne, la lumière se décale vers le rouge : les raies verticales se déplacent vers des énergies moindres ; si l’objet se rapproche, elle se décale vers le bleu : les raies verticales se déplacent vers des énergies plus élevées. Le changement de couleur de la lumière émise par un objet en mouvement est appelé « effet Doppler », du nom du physicien autrichien Johann Doppler (1803-1853) qui découvrit un phénomène semblable pour le son : le son émis par un objet en mouvement (par exemple la sirène d’une ambulance) est plus aigu quand l’objet s’approche de l’observateur, mais plus grave quand il s’en éloigne. En mesurant ces décalages de la lumière vers le rouge ou vers le bleu, l’astronome parvient à reconstruire les mouvements cosmiques et à voir valser les étoiles.
Les télescopes sont des machines à remonter le temps
Encore plus merveilleux, la lumière nous permet aussi d’explorer le passé de l’univers, et ce faisant, de comprendre son présent et de prédire son futur. Grâce à elle, nous remontons dans le temps, et reconstituons la fabuleuse épopée cosmique de 13,8 milliards d’années qui a mené jusqu’à nous. Voyager dans le passé est possible car la propagation de la lumière n’est pas instantanée : elle met du temps à nous parvenir. Elle se déplace pourtant à la plus grande vitesse possible dans l’univers : 300 000 kilomètres par seconde. Un tic-tac, et la lumière a déjà fait sept fois le tour de la Terre ! Mais c’est une vitesse de tortue à l’échelle du cosmos. C’est ainsi que la lumière nous apporte toujours des nouvelles du passé. Si nous voyons les personnes et les objets qui nous entourent avec seulement une fraction de seconde de retard, le délai pour les étoiles et les galaxies est autrement plus important. Et il est d’autant plus grand que les objets célestes sont plus éloignés. Ainsi, la Lune nous apparaît telle qu’elle était il y a un peu plus d’une seconde, le Soleil tel qu’il était il y a 8 minutes, la plus proche étoile, Proxima du Centaure, telle qu’elle était il y 4,3 années, Andromède, la plus proche galaxie semblable à la Voie lactée, telle qu’elle était il y a 2,3 millions d’années. En d’autres termes, la lumière d’Andromède est partie quand les premiers hommes arpentaient la brousse africaine. Et ainsi de suite. Nous découvrons les quasars, ces galaxies très lointaines qui hébergent en leur cœur un trou noir supermassif de quelques milliards de masses solaires dévorant à tout-va les étoiles de la galaxie-hôte, tels qu’ils étaient il y a une douzaine de milliards d’années, quand l’univers n’était âgé que de deux milliards d’années. Quant à la lumière des premières galaxies qui parvient aujourd’hui au télescope spatial James Webb, elle a commencé son voyage quand l’univers n’avait que quelques centaines de millions d’années. Les télescopes, ces cathédrales des temps modernes qui recueillent la lumière du cosmos, constituent de prodigieuses machines à remonter le temps.
Lumières invisibles
Quand nous parlons de lumière, nous pensons immédiatement à la lumière visible, celle à laquelle nos yeux sont sensibles, qui nous permet d’évoluer dans le monde et d’interagir avec lui. Mais la nature est prodigue. Elle émet aussi d’autres sortes de lumières que nos yeux ne peuvent pas voir : des lumières « invisibles ».
La lumière visible ne constitue en fait qu’une faible partie de toute la gamme des lumières composant ce que le physicien appelle le « spectre électromagnétique ». Chaque type de lumière est caractérisé par une énergie qui lui est propre. Par ordre d’énergie décroissante viennent la lumière gamma et la lumière X, qui sont tellement énergétiques qu’elles traversent nos corps comme si de rien n’était ; la lumière ultraviolette, qui possède encore assez d’énergie pour brûler notre peau et causer des cancers ; notre chère lumière visible ; la lumière infrarouge que nos corps émettent en permanence et qui permet aux chiens de nous voir la nuit, car leurs yeux y sont plus sensibles ; la lumière micro-onde, celle qu’émet notre four micro-onde et qui chauffe nos aliments ; enfin, la lumière radio, la moins énergétique de toutes, qui véhicule les programmes de radio et de télévision de la station émettrice à nos téléphones portables et autres iPad.
Des yeux satellisés
Avec cette palette de lumières à sa disposition, il serait bien étonnant que la nature n’émette que de la lumière visible. Nos yeux sont sensibles à cette lumière car notre astre, le Soleil, rayonne surtout dans le visible, et la sélection naturelle nous a pourvus d’yeux qui y sont sensibles pour faciliter notre évolution sur Terre. Mais l’univers n’est nullement soumis à cette contrainte et il ne se prive pas d’exprimer sa créativité en se servant de toutes les lumières possibles du spectre électromagnétique : la mort explosive d’étoiles massives libère des rayons gamma, les étoiles dévorées par les trous noirs émettent de copieuses quantités de rayons X, les étoiles jeunes et massives rayonnent intensément dans l’ultraviolet, les pouponnières stellaires enfouies dans des cocons de poussière émettent une abondance de rayons infrarouges, et le rayonnement diffus qui provient du Big Bang se manifeste sous la forme d’ondes radio.
Afin d’observer l’univers dans toute son exubérance et son inventivité, les astronomes ont dû déployer des trésors d’ingéniosité pour construire des télescopes capables de recueillir ces différentes sortes de lumière, chacune nécessitant des techniques différentes.
Mais les astronomes doivent aussi tenir compte de ce fluide vital qu’est l’atmosphère terrestre, qui agit comme un filtre, ne laissant passer que les lumières visible et radio (pour cette raison il n’existe que des télescopes optiques et radio sur Terre) et bloquant les autres. Heureusement pour notre santé, car des doses excessives de rayons énergétiques gamma, X ou ultraviolets provenant du Soleil et du cosmos auraient été fort nocives pour la vie sur Terre. Mais ce filtrage qui nous protège ne fait pas l’affaire de l’astronome qui veut examiner toute la palette de lumières émises par les objets célestes, qu’elles soient à haute ou à basse énergie. Pour ce faire, il a été obligé de « satelliser ses yeux », c’est-à-dire de mettre en orbite au-dessus de l’atmosphère terrestre des télescopes X, ultraviolets ou infrarouges juchés sur des ballons ou des satellites. La mise en orbite autour de la Terre de satellites artificiels, commencée en 1957 avec Spoutnik, constitue une étape aussi fondamentale dans le développement de l’astronomie que l’utilisation du premier télescope par Galilée en 1609. Le télescope spatial Hubble, doté d’un miroir de 2,4 mètres de diamètre et mis en orbite par la navette spatiale en 1990, est sans doute l’un des plus célèbres de ces « yeux satellisés ». Non seulement celui-ci capte la lumière visible, il est aussi sensible aux lumières ultraviolette et infrarouge. Je continue à l’utiliser dans mes études des galaxies bleues compactes. Parce que la lumière n’a plus à traverser l’atmosphère terrestre et par conséquent n’est plus perturbée par les mouvements incessants des atomes d’air, les images de Hubble sont d’une parfaite netteté et nous révèlent sans cesse des splendeurs et des richesses insoupçonnées du cosmos. Le jour de Noel 2021, le successeur de Hubble, le télescope spatial James Webb avec un miroir de 6,5 mètres de diamètre, a été mis en orbite. Fonctionnant dans l’infrarouge, il a commencé à nous révéler les remarquables propriétés des premières galaxies, nées seulement quelques centaines de millions d’années après le Big Bang.
Des messagers autres que la lumière
L’univers nous envoie aussi d’autres informations dont le messager n’est pas la lumière, mais les rayons cosmiques (des particules à très haute énergie), les neutrinos (des particules qui interagissent très peu avec la matière) et les ondes gravitationnelles (des perturbations de l’espace-temps causées par exemple par des fusions de trous noirs et d’étoiles à neutrons). Bien que les nouvelles méthodes d'observation (comme l’observatoire d’ondes gravitationnelles LIGO) ouvrent de fantastiques nouvelles fenêtres sur l'univers, les ondes électromagnétiques restent de loin la source principale d'information en astrophysique.
Plus de 90% de ce que nous savons sur l’univers proviennent de la lumière, qu’elle soit visible ou invisible. Messagère du cosmos par excellence, elle constitue le moyen privilégié de l’homme pour dialoguer avec le cosmos.