Actualités

Editorial de l'automne 2022: "L’impermanence au cœur du réel" par Trinh Xuan Thuan

L’impermanence au cœur du réel

Quand je suis vingt ou trente mois

Rochers, bien que soyez âgés
De trois mil ans, vous ne changez
Jamais ni d'état ni de forme ;
Mais toujours ma jeunesse fuit,
Et la vieillesse qui me suit,
De jeune en vieillard me transforme.

Je m'en vais, de nuit et de jour,
Au lieu d'où plus on ne retourne.

Pierre de Ronsard (1524-1585)
Les Odes (XII)

L’immuabilité aristotélicienne

Dans son poème, Ronsard médite sur le passage du temps, sur la dégradation de son corps et de l’inexorable arrivée de la mort. Il envie les rochers qui lui semblent éternels. En cela il se trompe : les rochers s’érodent aussi inexorablement avec le temps. Leurs changements sont moins évidents car ils se déroulent à un rythme beaucoup plus lent, sur des durées de temps géologiques qui s’étalent sur des centaines de millions d’années, au lieu d’une centaine d’années (ou moins) pour une vie humaine. Tout n’est qu’une question de la finesse de perception dans l’espace et le temps. La démonstration de ce changement perpétuel et omniprésent de la nature est l’un des acquis les plus impressionnants de la science moderne. Celle-ci nous dit que tout évolue et se transforme, tout bouge, tout est impermanent, du plus petit atome à l’univers entier en passant par les galaxies, les étoiles, les planètes et les hommes. Ce concept d’impermanence sert aussi de fondement à certaines traditions spirituelles orientales comme le bouddhisme.

En Occident, vers le VIe siècle av. J.-C., quand l’univers scientifique fait son apparition dans la Grèce antique, le concept de changement et d’impermanence est bien présent. Mais le concept de non-changement et d’immuabilité y joue un rôle non moins important. Pour Héraclite (ca 544 av. J.-C.- ca 480 av. J.-C.), l’univers est en perpétuel devenir et tout n’est que mouvement et écoulement, sans commencement ni fin. Au contraire, Parménide (v. 515—v.440 av. J.-C.) se fait le champion d’une pensée qui prône une philosophie de la permanence, rejetant toute notion d’évolution. Pour ce dernier, tout changement est incompatible avec l’Être qui est Un, continu et éternel. Aristote (384-322 av. J.-C.) incorpore à la fois les idées de changement et de non-changement dans son système cosmogonique, qui va prévaloir pendant quelque vingt siècles. Selon le philosophe grec, l’univers centré sur la Terre immobile, est divisé en deux parties, l’orbite de la Lune servant de ligne de démarcation. Le non-changement est associé au ciel, où Dieu réside. Celui-ci étant parfait et permanent, le ciel doit l’être aussi. Ce qui veut dire que le monde des planètes (autres que la Terre), celui du Soleil et des étoiles, est invariable et éternel : ce qui est parfait ne peut être amélioré. C’est l’« immuabilité aristotélicienne ». Dans l’univers d’Aristote, tout changement ne peut qu’être associé au monde imparfait de la Terre et de la Lune où règnent la non-perfection, la vie, l’usure et la mort. Par exemple, les comètes, ces spectaculaires objets aux splendides queues gazeuses, qui visitent sporadiquement le système solaire, ne peuvent être, selon Aristote, que le résultat de phénomènes atmosphériques terrestres, tout comme les arcs-en-ciel. Elles ne peuvent être associées au ciel.

L’impermanence du cosmos

Mais, avec les progrès de l’astronomie, le concept aristotélicien de l’immuabilité des cieux est de plus en plus remis en question. Un des coups les plus décisifs portés aux idées d’Aristote est asséné au XVIe siècle par l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601), le père de l’astronomie observationnelle moderne. En 1572, une nouvelle étoile apparait dans la constellation de Cassiopée, si brillante qu’elle a été visible de jour tout un mois durant. Tycho démontre avec certitude que la nouvelle étoile doit être très distante, bien au-delà des planètes, et donc associée au ciel. En effet, contrairement aux planètes, elle ne changeait pas de position par rapport aux étoiles distantes. Tycho en conclut que les cieux ont changé, qu’ils ne peuvent être immuables. Aristote s’est trompé. Nous savons aujourd’hui que la nouvelle étoile n’est autre qu’une supernova, explosion fulgurante marquant la mort d’une étoile massive dans la Voie lactée. La supernova, dans un dernier sursaut d’agonie, libère pendant quelques jours autant d’énergie que cent millions de soleils.

Les observations ont continué à s’accumuler, qui ont jeté de plus en plus de doutes sur la perfection aristotélicienne des cieux. En particulier, Tycho démontre que la grande comète de 1577 ne peut être un phénomène atmosphérique. La comète change de position par rapport aux étoiles lointaines, ce qui la place beaucoup plus près de la Terre que la supernova. Mais ce mouvement est tellement plus petit que celui de la Lune que la comète doit être beaucoup plus distante de la Terre que la Lune, quelque part dans la zone des planètes. De nouveau, un nouvel objet est apparu dans les cieux, violant une fois de plus l’immuabilité aristotélicienne.

L’univers acquiert une histoire : le big bang et après

Au XVIIe siècle, le physicien anglais Isaac Newton (1642-1727) fait enfin table rase de la distinction aristotélicienne entre ciel et terre en introduisant sa théorie de la gravitation universelle. Il démontre que la même loi de gravité dicte aussi bien le mouvement de chute d’une pomme dans le verger que le mouvement des planètes autour du Soleil. En d’autres termes, le ciel est aussi changeant que la Terre. Newton unifie le ciel et la Terre.      

 Aujourd’hui, l’immuabilité aristotélicienne des cieux a été reléguée aux oubliettes. Au contraire, la cosmologie moderne a définitivement établi que tout dans l’univers est impermanent, tout est en perpétuelle évolution. L’univers n’est plus statique mais propulsé par une déflagration primordiale appelée « big bang ». Son espace est en constante expansion. Les galaxies sont toutes entraînées par ce mouvement de dilatation de l’espace. Tels les raisins incrustés dans un gâteau en train de cuire dans un four s’éloignent les uns des autres à mesure que la pâte gonfle, les galaxies sont entraînées par l’espace en expansion, une expansion qui s’est accélérée depuis les sept derniers milliards d’années. Parti d'un état extrêmement petit, chaud et dense, l’univers va s'agrandir, se refroidir et se diluer de plus en plus au fil du temps. Avec la théorie du big bang, l’univers a acquis une histoire qui se déploie sur 13,8 milliards d’années. Il a un commencement, un passé, un présent et un futur. Les observations nous disent que son expansion accélérée se poursuivra jusqu'à la fin des temps et qu'il mourra un jour dans une froideur et une obscurité glaciale. Toutes les structures de l’univers – planètes, étoiles, galaxies et amas de galaxies – possèdent aussi une histoire. Elles aussi naissent, évoluent et meurent. Ainsi, les étoiles suivent des cycles de vie et de mort qui se mesurent en millions, voire en milliards d’années. Notre astre le Soleil a vu le jour il y a 4,5 milliards d’années. Il mourra dans 5 milliards d’années pour devenir une naine blanche (de la taille de la Terre et dont une cuillerée pèserait autant qu’un éléphant) quand il aura épuisé sa réserve de carburant d’hydrogène. Quant aux étoiles plus massives que 1,4 fois la masse du Soleil, elles termineront leurs vies dans de fantastiques déflagrations appelées « supernovae », laissant derrière elles des cadavres stellaires, tels les « pulsars », des étoiles à neutrons de 10 kilomètres de rayon (la taille de Paris) qui peuvent tourner sur elles-mêmes en une fraction de seconde, ou les « trous noirs », ces lieux d’extrême gravité dans l’espace qui emprisonnent la lumière.


Le ballet cosmique

Non seulement tout change, mais tout bouge aussi. Rien n’est immobile dans l’espace. Superposés au mouvement de l’expansion de l’univers, s’ajoutent d’autres mouvements engendrés par la gravité. Cette dernière fait que toutes les structures de l’univers (galaxies et amas de galaxies) s’attirent et « tombent » les unes vers les autres. Ces mouvements de chute s’ajoutent au mouvement général de la dilatation de l’univers. Installé devant votre ordinateur pour lire cet article, vous pensez que vous êtes immobile. Cette impression est on ne peut plus trompeuse. En fait, vous participez à une fantastique multitude de mouvements, vous prenez part à un fabuleux ballet cosmique. Dépendant de votre latitude, la Terre vous entraîne plus ou moins vite dans son mouvement de rotation journalière 1 . Et cela n’est que le début. Notre planète nous entraîne à travers l’espace à trente kilomètres par seconde dans son périple annuel autour du Soleil. Celui-ci emmène à son tour la Terre dans son voyage à travers l’espace interstellaire de la Voie lactée, autour du centre galactique, à deux cent vingt kilomètres par seconde. La Voie lactée, notre galaxie, tombe elle-même à quatre-vingt-dix kilomètres par seconde vers sa compagne Andromède. Et ce n’est pas fini. Le Groupe Local, composé de notre galaxie, d’Andromède et d’une vingtaine de galaxies naines, tombe à quelque six cents kilomètres par seconde, attiré par l’amas de la Vierge et par le superamas de l’Hydre et du Centaure. Le ballet ne s’arrête pas là : ce dernier tombe vers une grande agglomération de dizaines de milliers de galaxies appelée « Le Grand Attracteur ». Le ciel statique et immuable d’Aristote est bien mort. Tout n’est que mouvement et transformation.

L’impermanence du monde atomique et subatomique

Si l’impermanence est omniprésente dans les plus grandes structures de l’univers, le monde atomique et subatomique n’est pas en reste. Là aussi, tout n’est que changement ; transformation et impermanence. Les particules peuvent changer de nature : un quark (une particule qu’on pense être la brique fondamentale de la matière) peut changer de famille ou de « saveur », un proton peut devenir un neutron avec émission d’un positon (l'antiparticule de l'électron) et d’un neutrino. Par des processus d’annihilation avec l’antimatière, la matière peut se muer en énergie pure. Le mouvement d’une particule peut se transformer en particule, ou vice versa. En d’autres termes, la propriété d’un objet peut se transformer en objet. Grâce au flou quantique de l’énergie, l’espace autour de nous est peuplé d’un nombre inimaginable de particules dites « virtuelles », à l’existence fantomatique et éphémère. Apparaissant et disparaissant dans des cycles de vie et de mort d’une durée infinitésimale (égale au temps de Planck de 10-43 seconde), elles incarnent l’impermanence au plus haut degré. Ainsi, dans la chambre où vous lisez cet article, il existe mille milliards de milliards de milliards d’électrons virtuels, apparaissant et disparaissant dans chaque centimètre cube d’espace. Mais il n’y a pas que des particules virtuelles qui peuplent l’espace environnant. Pendant que nous vaquons à nos tâches, des centaines de milliards de particules appelées neutrinos primordiaux, nés des premiers instants de l’univers, nous traversent de part en part à chaque seconde. Les neutrinos sont des particules dépourvues de charge électrique et de très petite masse (moins d’un millionième de la masse de l’électron) qui interagissent très peu avec la matière ordinaire -- celle dont nos corps et les objets qui nous entourent sont constitués, mélange de protons, de neutrons et d’électrons – si bien qu’elles peuvent traverser les objets les plus épais et massifs comme si de rien n’était.  Certaines sont venues de l’autre côté de la Terre et ont traversé tout l’intérieur de notre planète avant d’émerger à nos pieds.  

L’étude scientifique du réel, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, a donc démontré que tout n’est qu’impermanence. En fin de compte, rien n’est figé, tout évolue, tout se transforme à chaque instant. Toute chose abandonnée à elle-même se dégrade avec le temps : le vernis d’un meuble perd de son lustre, un château abandonné tombe en ruines, un jardin non-entretenu est envahi par les ronces. C’est la fameuse seconde loi de la thermodynamique qui dit que la quantité totale de désordre dans l’univers doit toujours augmenter avec le temps, ou du moins ne jamais diminuer.  

L’impermanence bouddhiste

Méditer sur l’impermanence du monde me ramène inévitablement vers la tradition spirituelle qui m’a nourri et continue de me guider : le bouddhisme. Selon la tradition bouddhiste, l’impermanence peut être « grossière » ou « subtile ». Nous percevons facilement l’impermanence « grossière ». Elle se manifeste par exemple dans le changement des saisons, dans l’érosion des montagnes, dans notre corps qui subit l’assaut du temps – la peau qui se ride, les cheveux qui blanchissent – ,  dans nos émotions qui ne cessent de fluctuer :  la joie ou la tristesse, l’admiration ou le dégoût, l’amour ou la haine. L’impermanence « subtile » est moins évidente pour nos sens, quoique aussi omniprésente. Comme la science l’a amplement démontré, elle se manifeste à toutes les échelles, du plus petit au plus grand intervalle de temps et d’espace concevable. Tout ce qui semble exister se transforme. Le changement est inévitable car, dans l’optique bouddhiste, l’univers n’est pas composé d’entités solides et distinctes. Au contraire, il est composé d’un vaste flux d’événements changeants et mouvants, et de courants dynamiques en perpétuelle évolution, tous interdépendants2  et interagissant continuellement. Pour le Bouddha, le monde est impermanent à cause de la nature vide des choses. « Nature vide » ne signifie pas ici « néant », mais « absence d’existence propre ». La notion de vacuité découle directement d’une autre idée fondamentale du bouddhisme, celle de l’interdépendance des phénomènes selon laquelle rien ne peut exister en soi ni être sa propre cause. Les phénomènes ne sont rien en eux-mêmes. Ils sont le produit d’une mutuelle dépendance3 .

Pour le Bouddha, l’impermanence est l’un des concepts les plus importants sur lequel un bouddhiste puisse méditer. Elle est au cœur même du processus de causalité. Sans l’impermanence subtile, les choses ne pourraient changer ni maintenant ni dans le futur. Si une chose pouvait rester identique à elle-même, même pour le plus bref des instants, elle resterait figée dans son état présent pour toujours. Rien ne pourrait alors se produire. La cause de la destruction d’une chose est ainsi son apparition même.

Dans son analyse de l’impermanence, le but ultime du bouddhisme n’est pas, comme celui de la physique ou de l’astrophysique, de déterminer les propriétés (par exemple la masse et la charge) des particules élémentaires qui composent la matière, ou de retracer l’histoire de l’univers.  Il vise plutôt à briser la vision illusoire de solidité et de permanence que présentent les choses, méprise qui peut être cause d’attachement et de plaisir, mais aussi être source de souffrance. Le bouddhisme a donc pour but la dissipation de notre attachement à la réalité apparente du monde -- nous-mêmes, les êtres, les événements, les choses…afin de nous libérer du cycle de la souffrance. Les fleurs sur les autels bouddhiques, offrandes des fidèles, symbolisent l’impermanence : épanouies aujourd’hui, elles se faneront le lendemain. Un autre symbole bouddhiste fort de l’impermanence : un mandala de sable coloré, que les moines ont élaboré minutieusement pendant plusieurs jours, est ensuite détruit pour illustrer le caractère éphémère de toute chose.

L’impermanence des phénomènes ne doit pas seulement constituer un sujet de méditation et de réflexion sur le mécanisme intime et la nature profonde du monde. Se pencher sur l’impermanence des choses, que ce soit du point de vue scientifique ou bouddhiste, doit aussi nous inciter à réfléchir sur la meilleure façon de vivre notre existence et nous aider à utiliser au mieux le bref temps qui nous est imparti sur cette planète.

Charlottesville, le 30 Septembre 2022


1 Selon votre latitude, la Terre vous entraîne plus ou moins vite dans sa rotation journalière. Aux deux pôles, vous restez sur place, mais à l’équateur la Terre vous entraîne à 1 674 kilomètres à l’heure. A la latitude de Paris (48 degrés), elle vous entraîne à 1 120 kilomètres à l’heure.

2 Voir mon éditorial sur L’interdépendance du Monde, 2022
3 Voir Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan, L’infini dans la paume de la main, Nil/Fayard ,2000 ; édition de poche : Pocket,2002.

 

4 oct. 2022

Actualités