Editorial rentrée 2021: Science et Spiritualité par Trinh Xuan Thuan
EDITORIAL 1
SCIENCE ET SPIRITUALITE
Trinh Xuan Thuan, Professeur émérite d'astronomie, Université de Virginie
L’astronomie donne non seulement à voir, mais aussi à réfléchir. Les questions que se pose l’astrophysicien sont étonnamment proches de celles qui préoccupent le théologien. Ainsi, la cosmologie moderne aborde aujourd’hui des sujets qui furent longtemps la propriété exclusive de la religion : quelle est l’origine de l’Univers ? Y-a-t-il un début du temps et de l’espace ? Existe-t-il un principe créateur ? Si oui, sous quelle forme se manifeste-t-il ? L’Univers aura-t-il une fin ? Notre existence sur ce petit grain de sable dans ce vaste océan cosmique a-t-elle un sens ? L’émergence de la vie d’abord, de l’intelligence et de la conscience ensuite ne sont-elles qu’un simple fait du hasard, un « accident de parcours » dans la longue histoire de l’Univers ? Ou était-elle inscrite dans les propriétés de chaque atome, planète, étoile et galaxie ? Dans chaque loi physique qui régit le cosmos ?
A force de scruter l’univers avec des télescopes toujours plus puissants, qui observent des objets toujours moins lumineux et plus distants, et qui explorent un temps toujours plus reculé dans le passé de l’Univers, en attaquant sans relâche le mur qui cerne la réalité physique avec les marteaux-pilons que sont les lois physiques et mathématiques, les astrophysicien·ne·s se sont retrouvé·e·s face à face avec les théologien·ne·s. La question se pose donc : la science elle-t-elle capable de donner à la théologie un éclairage nouveau ? Y-a-t-il lieu de rapprocher ces deux magistères différents1 qui, a priori, ne se recoupent pas ? La science s’appuie sur des observations de la nature et tente de bâtir des théories pour relier par des lois causales des phénomènes qui semblent être à première vue totalement déconnectés. La religion, elle, opère dans le domaine complètement différent, mais également important, des valeurs humaines, celles de la morale, de l’éthique et du sens. Pour le biologiste Stephen Jay Gould, ces magistères sont complémentaires et il nous invite à contempler le réel à la fois à travers les fenêtres de la science et de la religion afin d’en obtenir une vision plus riche (il existe d’autres fenêtres, comme celles de l’art et de la poésie par exemple). Le biologiste français Jacques Monod a aussi encouragé cette incursion de la science dans le domaine métaphysique2 : « Le devoir s’impose, aujourd’hui plus que jamais, aux hommes de science de penser leur discipline dans l’ensemble de la culture moderne pour l’enrichir non seulement de connaissances techniquement importantes, mais aussi des idées venues de leur science qu’ils peuvent croire humainement signifiantes. L’ingénuité même d’un regard neuf (celui de la science l’est toujours) peut parfois éclairer d’un jour nouveau d’anciens problèmes ».
En tant qu’astrophysicien étudiant la formation et l’évolution des galaxies, mon travail m’amène constamment à m’interroger sur les notions de matière, de temps et d’espace. En tant que Vietnamien élevé dans la tradition bouddhiste, je ne peux m’empêcher de me demander comment le bouddhisme envisagerait ces mêmes concepts. Mais j’étais loin d’être certain qu’une démarche consistant à confronter science et bouddhisme puisse avoir un sens car ils utilisent des méthodes d’investigation du réel totalement différentes. En science, ce sont l’intellect et la raison qui tiennent le rôle principal. Divisant, catégorisant, analysant, comparant et mesurant, le scientifique exprime les lois de la nature dans le langage hautement élaboré des mathématiques. L’intuition n’est pas absente en science, mais elle n’est utile que si elle peut être formulée dans une structure mathématique cohérente. Par contre, l’intuition – l’expérience intérieure – joue le premier rôle dans la démarche contemplative. Le bouddhisme n’essaie pas de fragmenter la réalité comme le fait la science dans son approche réductionniste, mais tente de l’appréhender de manière holistique. Le bouddhisme ne fait pas appel à des instruments de mesure sophistiqués, tels les télescopes et autres accélérateurs de particules : l’esprit méditatif est son outil principal. Ses énoncés sont de nature plus qualitative que quantitative. Je redoutais que le bouddhisme n’ait que peu à dire sur la nature du monde phénoménal, car ce n’est pas sa préoccupation première, alors que c’est fondamentalement celle de la science. Pour le bouddhisme, l’acquisition de connaissances se fait avant tout dans un but thérapeutique : alléger la souffrance des hommes. Pourtant, au terme de mon dialogue avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la nature du réel vu à travers les prismes de la science et du bouddhisme3, j’ai constaté, à ma surprise, une convergence certaine des points de vue scientifique et bouddhiste, en particulier en ce qui concerne les deux concepts de base du bouddhisme que sont l’interdépendance et de l’impermanence. Bien sûr, mon but, en voulant confronter les approches scientifique et bouddhiste du réel, n’est pas d’imprimer à la science des allures de mysticisme, ni de justifier les enseignements du bouddhisme (ou de toute autre religion) par des découvertes scientifiques. La science fonctionne parfaitement bien sans aucun besoin d’un support spirituel, et le fait que la Terre tourne autour du Soleil au lieu du contraire ne change rien à l’affaire. Le bouddhisme a quelque 2500 ans d’existence alors que la science moderne n’a vu le jour qu’au début du XVIe siècle.
A bien y penser, la convergence des points de vue n’est peut-être pas surprenante. La science et le bouddhisme représentent, l’un comme l’autre une quête de la vérité, dont les critères sont l’authenticité, la rigueur et la logique. Leurs manières d’envisager le réel ne devraient pas déboucher sur une opposition irréductible, mais au contraire sur une harmonieuse complémentarité. Si deux systèmes de pensée valides s’attachent à décrire le même réel, ils doivent nécessairement se rencontrer quelque part. Je ne peux qu’être d’accord avec Werner Heisenberg, l’un des pères fondateurs de la mécanique quantique, quand il écrit4 : « Je considère que l’ambition de dépasser les contraires, incluant une synthèse qui embrasse la compréhension rationnelle et l’expérience mystique de l’unité, est le mythos, la quête exprimée ou inexprimée, de notre époque. »
Paris, Aout 2021
1 Le biologiste américain Stephen Jay Gould décrit la science et la religion comme des magistères qui ne se recouvrent pas (en Anglais, Non overlapping Magisteria ou NOMA), dans son ouvrage Rocks of Ages : science and religion in the fullness of life, New York, Ballantine Books, 1999.
2 Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, Le Seuil, 1970.
3 Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan, L’infini dans la paume de la main, Paris, Pocket, 2002.
4 Werner Heisenberg, Across the Frontiers, New York, Harper and Row, 1974.
1 sept. 2021