Destiné au grand public, et notamment aux enseignant-es et aux parents d’élèves, l’ouvrage, illustré par Blandine Leroy et scénarisé par la sociologue Verena Richardier, s’inspire du cours donné par Jean-Paul Payet, professeur de sociologie de l’éducation à la FPSE, qui signe le livre, en collaboration avec Diane Rufin et Zakaria Serir, membres de l’équipe Sociologie de l’action – transformations des institutions – éducation (Satie). Entretien.
LeJournal: Pourquoi ce livre?
Jean-Paul Payet: Pour deux raisons, la première est pédagogique. Il y a quatre ans environ, constatant que les étudiant-es de mon cours d’introduction à la sociologie de l’éducation participaient peu, j’ai décidé de modifier radicalement ma manière d’enseigner. Je me suis équipé d’un micro-cravate dans le but de pouvoir quitter l’estrade et d’une Catchbox – un cube de mousse contenant un micro – afin de donner la parole aux étudiant-es de manière plus spontanée. Je pars désormais d’exemples concrets (témoignages, statistiques, vidéos…), que je qualifie de matériaux déclencheurs, pour engager un dialogue, lequel me permet d’introduire les concepts théoriques. Le résultat est un cours participatif et interactif, à l’ambiance très particulière que j’ai eu envie de restituer. Ma seconde motivation est de raviver le débat sur les inégalités sociales à l’école.
Pourquoi?
L’école ne parvient pas à compenser les inégalités sociales de départ. Je ne dis pas que tout le monde doit faire l’université, mais chacun-e doit pouvoir y arriver si cela fait partie de son projet.
D’après vous, il faut donc relancer l’ascenseur social?
En effet, notre époque a délaissé cette problématique. La question était beaucoup plus débattue à la fin du XXe siècle. Il y avait une plus forte conscience politique du rôle de l’école et de sa responsabilité à rendre une société plus égalitaire, c’est-à-dire à encourager la mobilité sociale d’une génération à l’autre. Cela correspond aussi à une évolution de la société. Le XXIe siècle a fait de l’individualisme une valeur centrale: chaque individu est maître de sa vie, responsable de ses choix. Mais c’est une fiction, nous ne sommes pas égales/égaux devant la capacité à prendre en main nos vies. Avoir des problèmes de santé, être stigmatisé par la couleur de sa peau ou sa religion, être une mère célibataire, ou, pour un-e enfant, avoir moins de soutien à la maison parce que ses parents ne parlent pas bien le français ou cumulent des emplois précaires à des horaires compliqués sont des facteurs d’inégalités.
Quels sont les mécanismes qui entretiennent les inégalités à l’école?
Un des enjeux importants est de réussir à mettre les parents à égalité d’information, notamment en ce qui concerne l’orientation. Dans le système genevois, les élèves sont orienté-es dès la fin de l’école primaire, en 7P-8P, ce qui est assez précoce. Pour les parents ayant fait des études, il y a une sorte de familiarité avec ces moments importants, ils et elles comprennent l’impact qu’ont les notes de fin de primaire sur le parcours futur, mais ce n’est pas vrai pour tous les parents.
Vous évoquez également les inégalités de participation. De quoi s’agit-il?
Les individus ne sont pas égaux dans leur participation à la vie publique, c’est-à-dire pour exprimer leurs opinions, défendre leurs points de vue, maîtriser les codes, oser être en désaccord avec une institution, etc. Ces inégalités de participation s’observent aussi à l’école. Mon équipe de recherche étudie, entre autres, le droit de recours qu’ont les parents, lors de décisions de redoublement par exemple. Or, dans les faits, seule une infime proportion de ces demandes aboutit. Qui plus est, on observe que les parents qui veulent peser sur le parcours de leur enfant n’utilisent pas ce moyen, préférant établir un bon contact avec l’enseignant-e et le ou la mobiliser sur leur enfant. Ce n’est pas très moral si on pense aux différences que cela produit entre les élèves, mais c’est pourtant ce qui se passe, parce qu’il s’agit de relations humaines et que les enseignant-es ne sont pas protégé-es contre ces formes de connivence.
La relation avec les parents est essentielle. Qu’en est-il de celle établie entre enseignant-es et élèves?
Prenons le tableau de comportement, objet très répandu dans les salles de classe. Il permet à l’enseignant-e de rendre compte du comportement de l’enfant en plaçant une étiquette avec son nom sur l’une des cases du tableau – de la plus positive à la plus négative –, l’ensemble étant affiché au vu de tout le monde. On invoque ici la responsabilité individuelle de l’enfant qui, quand elle/il se retrouve dans la mauvaise partie du tableau, fait le constat de son comportement et, piqué-e dans sa fierté, est censé-e faire son possible pour s’améliorer.
Où est le problème dans le cas présent?
Cela ne fonctionne pas vraiment. Nos enquêtes montrent qu’il est difficile pour un-e enfant se trouvant souvent dans les cases négatives de changer de comportement afin d’atteindre les cases positives. Cela peut l’installer dans une forme de stigmatisation ou le pousser à se construire un rôle autour de cette attitude négative. En ce sens, c’est un outil assez paradoxal parce que l’enseignant-e qui l’utilise n’a pas l'impression de punir ses élèves, alors que le procédé n’est pas neutre. L’outil est également critiquable, car, d’une certaine façon, il n’incite pas l’enseignant-e à interroger la pédagogie adoptée. Il y a des enfants différent-es, qui sont plus critiques, qui ont besoin de bouger, qui réclament plus d’attention. Il serait plus intéressant de penser une pédagogie qui inclut ces enfants avec des rapports autres à l’apprentissage.
Pour de futur-es enseignant-es, ce constat n’est-il pas décourageant?
La majorité des futur-es enseignant-es est constituée d’élèves pour qui l’école s’est bien passée. Il est important de leur montrer que la réalité qu’ils et elles devront affronter au cours de leur carrière n’est pas aussi simple. De plus, on peut espérer que des enseignant-es qui comprennent les mécanismes inégalitaires à l’œuvre baisseront moins vite les bras et seront plus attentifs/ives à la portée de leurs pratiques quotidiennes.