27 janvier 2022 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

Masques et émotions ne font pas bon ménage, surtout chez les enfants

Reconnaît-on les visages et les émotions face à des personnes masquées? Une étude recense les résultats de la recherche à ce sujet et révèle que les capacités tant des adultes que des enfants sont significativement altérées. L’apprentissage du langage pourrait également être impacté.

 

 

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Introduit à l’automne 2020 pour freiner la pandémie de Covid-19, le port systématique du masque par les professionnel-les de l’enfance et de l’éducation a suscité de nombreuses interrogations tant de la part des parents que des enseignant-es et des éducateurs/trices. Quels sont les effets de cette mesure sur les capacités de reconnaissance des visages ou des émotions? Une étude parue ce mois dans Approche neuropsychologique des apprentissages chez l’enfant (A.N.A.E) apporte des éléments de réponses en recensant les résultats de la recherche sur le sujet. Tour d’horizon avec Édouard Gentaz, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE) et coauteur de l’article.

 

LeJournal: Que révèle le recensement que vous avez effectué?
Édouard Gentaz: Nous avons collecté les données d’une quinzaine d’études, qui sont d’ailleurs peu nombreuses en raison de la difficulté à mener des expériences dans le contexte actuel. Dans les grandes lignes, les résultats révèlent que les capacités de reconnaissance des visages sont significativement altérées chez les adultes et les enfants face à des personnes masquées par rapport à d’autres non masquées, avec un effet plus important chez les enfants. Ils montrent également que le décodage des émotions est possible, mais affecté par le port du masque, et ce, d’autant plus si les enfants sont jeunes.

Ces résultats vous surprennent-ils?
Non, ils sont très classiques. En effet, on sait que le visage est l’un des éléments les plus utiles pour notre communication sociale et que les masques faciaux, en dissimulant la partie inférieure du visage, retirent des informations essentielles. Globalement, le traitement et le décodage des informations vont être plus lents et plus difficiles, mais pas impossibles: notre système visuel va se «débrouiller» en cherchant les indices disponibles sur le visage, comme le plissement des yeux.

Qu’en est-il des enfants?
Comme les adultes, les enfants vont s’adapter et chercher les informations sur la partie du visage non dissimulée. Une des recherches citées montre que des enfants d’âge scolaire rencontrent les mêmes difficultés à identifier les émotions en étant exposé-es à des visages dont la partie supérieure est cachée par des lunettes de soleil ou dont la partie inférieure est couverte par un masque. Cependant, pour les tout-petits (moins de 5 ans), les difficultés se révèlent significativement plus prononcées avec le masque. Après avoir été sollicité-es par les professionnel-les des crèches de l’UNIGE inquiet-ètes, nous avons mené, avec Thalia Cavadini, doctorante en psychologie, une étude sur un bébé de 10 mois. Les résultats, obtenus à l’aide d’un dispositif de suivi oculaire (eyetracker), tendent à montrer que, face à un visage masqué, l’exploration visuelle du bébé se concentre sur le haut du visage à condition que ce dernier exprime une émotion.

Que conseillez-vous aux professionnel-les de la petite enfance pour compenser ces difficultés?
Nous pouvons leur recommander de ralentir les interactions, d’exagérer les mimiques et d’utiliser les autres informations sensorielles comme le corps ou la voix pour signifier les émotions.

Le visage, par l’intermédiaire de la lecture labiale, facilite la compréhension de la parole. Des effets sur le développement du langage pourraient-ils être observés?
En effet, c’est un aspect peut-être plus critique que ceux cités plus haut, car on sait que l’observation des mouvements des lèvres (la lecture labiale) est très utile pour les jeunes enfants qui apprennent le langage oral. Celles et ceux qui commencent leur apprentissage du langage ou qui ont des difficultés à décoder sont particulièrement concerné-es.

Quels sont les risques?
Le décodage du langage oral est une brique élémentaire et nécessaire pour amener l’enfant à lire. Les tout-petits doivent d’abord apprendre à identifier les unités de base du langage, les phonèmes, avant de pouvoir faire le lien avec ce qui est écrit, les graphèmes. C’est cette correspondance phonème – graphème, que l’on appelle la découverte du principe alphabétique, qui va amener l’enfant à la lecture. Si les petits n’arrivent pas à distinguer précisément quels sons composent un mot, la suite des apprentissages sera plus difficile ou retardée.

Que préconiseriez-vous pour limiter les retards dans ces apprentissages?
Si le port du masque continue d’être exigé dans les petites classes, il faudra veiller à accorder une attention particulière lors des enseignements du langage oral, par exemple en imaginant des séquences qui, tout en respectant strictement les mesures sanitaires, permettent de mener des exercices sans masque. On pourrait également prévoir, et ce, en priorité pour les enfants qui ont de la difficulté, de petits jeux, des exercices de langage pertinents et adaptés, pour que l’environnement familial, qui n’a pas l’obligation de porter le masque, les mette en œuvre.

Quelles sont les études en cours de votre côté?
Nous menons une recherche interventionnelle sur le travail de l’attention avec une trentaine d’écoles genevoises: nous formons les enseignant-es à mener des programmes d’éducation à l’attention avec leurs élèves, que nous évaluons avant et après la démarche. En effet, beaucoup d’enseignant-es déclarent que les élèves ont plus de mal à se concentrer. Ce constat se faisait déjà avant la pandémie, mais, depuis un an, cela semble prendre plus d’ampleur. C’est peut-être un effet de la crise sanitaire: comme il y a eu moins d’école, les élèves ont moins appris à éduquer leur système attentionnel. Les résultats de cette recherche nous permettront de savoir si ces capacités attentionnelles ont réellement diminué et s’il est possible d’y remédier d’une manière efficiente. 

 

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