Journal n°99

«Il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté»

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Faut-il fixer des limites à la liberté d’expression, droit garanti par la Déclaration universelle de 1948? Une journée d’étude fait le point sur cette problématique d’une actualité brûlante

Fondement essentiel de la démocratie, la liberté d’expression est revenue avec fracas sur le devant de la scène suite à la tuerie de Charlie Hebdo. Le 20 février, la Faculté de théologie et la Faculté de droit proposent d’aborder la question sous un autre angle, celui de l’affaire Perinçek, ce nationaliste turc qui avait qualifié le génocide arménien de «mensonge international». Jugé pour discrimination raciale par la justice suisse, il avait alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a condamné la Suisse pour violation de la liberté d’expression. L’affaire est actuellement en réexamen. Entretien avec le professeur François Dermange, coorganisateur de l’événement.

Depuis quand la liberté d’expression est-elle un droit fondamental?
F. Dermange: La liberté d’expression, qui défend le fait que la conscience d’un individu prévaut sur le consensus social, est une conquête des Lumières. Or ces mêmes Lumières, considérant l’égalité de tout être, sont aussi à l’origine du respect mutuel. Ainsi, une tension existe déjà dans le projet même des Lumières. On peut combattre les idées de l’autre, mais on ne doit pas combattre sa personne en l’humiliant.

Cette liberté peut donc être remise en cause?
La liberté d’expression est un élément essentiel des droits de l’homme et il faut défendre ce droit, y compris dans le cas d’idées qui heurtent ou qui dérangent. Si on ne donnait la liberté d’expression qu’aux seules idées convenues, il n’y aurait pas de démocratie. Toutefois, les idées racistes peuvent justifier que l’on limite cette liberté. Le cas Perinçek soulève des questions d’histoire, de droit et d’éthique. La journée permettra de réfléchir, avec des regards différents, aux limites qui peuvent être imposées à la liberté d’expression.

Est-ce que le fait de nier un génocide tombe sous le coup de la norme antiraciste?
Un des principes de la CEDH est qu’il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Perinçek se défend en affirmant qu’il n’a jamais incité à la haine alors que la Suisse considère ce type de discours comme étant une incitation en soi. En particulier, la CEDH admet une limite à la liberté d’expression si le groupe visé court un danger. Bien entendu, si je m’attaque aux Arméniens en Suisse, ceux-ci ne risquent rien. Toutefois, il est certain qu’une décision de la CEDH aura un effet bien au-delà de nos frontières.

Quel est le poids de la liberté d’expression face au devoir de mémoire?
En blanchissant Perinçek, la CEDH n’a pas voulu entretenir le sentiment victimaire. Mais il suffit de discuter avec des Arméniens pour constater que le souvenir reste extrêmement présent. Il ne s’agit pas seulement d’une question de mémoire, mais d’une question d’identité. Ne pas sanctionner un négationniste peut alors apparaître comme un déni de ce qui s’est passé.

Interdire la parole aux négationnistes ne servirait-il toutefois pas à en faire des martyrs?
C’est en effet le risque. Si leur parole était banalisée, elle pourrait se perdre dans le flot des paroles publiques. Mais si l’on peut massacrer un million de personnes et dire cent ans plus tard que cela n’a peut-être pas existé, le danger est de banaliser les massacres. Si j’étais aujourd’hui juge à la CEDH, je serais très ennuyé. Pour guider ma décision, je penserais en premier lieu aux populations fragiles d’Europe, comme les Roms par exemple.

L’Université pourrait-elle accueillir une personnalité comme Perinçek?
L’alma mater est un lieu de débat et de dialogue. Aucune opinion ne devrait en être exclue, à condition que les avis divergents puissent être entendus, dans le respect des uns et des autres. Au final, c’est la raison scientifique qui doit l’emporter. L’intervenant ne saurait se servir de la liberté académique pour défendre des idées contraires à celle-ci. L’instruction est au fond le seul outil que la démocratie possède pour se défendre.

En termes de liberté d’expression, les artistes peuvent-ils bénéficier d’un droit d’exception?
Une œuvre d’art est là pour nous faire voir le réel autrement. La création artistique et la liberté de l’art doivent être spécialement protégées. Toutefois, il est de plus en plus difficile de définir et de délimiter ce qui est de l’art et ce qui n’a pas de valeur proprement artistique. Céline, connu pour son antisémitisme, est étudié à l’Université en tant qu’œuvre littéraire. Un statut qui permet de gagner de la distance par rapport à la parole publique.


vendredi 20 février |

Jusqu’où va la liberté d’expression?
de 9h30 à 16h30 | Uni Bastions, B111