Journal n°152

Grippe espagnole: un malheur ne vient jamais seul

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Photo: GRANGER HISTORICAL PICTURE ARCHIVE

 

Le 9 novembre 1918, le Kaiser Guillaume II, dernier empereur d’Allemagne, se voit contraint à l’abdication, prélude à l’armistice qui sera signé 48 heures plus tard. Ce même jour, à Paris, décède le poète Guillaume Apollinaire, emporté par la grippe espagnole, dont les vagues pandémiques sèment depuis six mois la mort sur un monde ravagé par quatre ans de guerre.

Historienne des sciences et directrice d’études au Centre Alexandre Koyré, à Paris, Anne Rasmussen rendra compte, dans une conférence, des liens complexes que la pandémie a entretenus avec la guerre. Rencontre.

Le Journal: Qu’est-ce qui caractérise la grippe espagnole?
Anne Rasmussen:
Il s’agit ni plus ni moins de la plus grave pandémie contemporaine, tant en termes démographiques que par son expansion: de l’Asie aux Amériques en passant par l’Europe, du Spitzberg à l’Afrique, aucune région du monde n’est épargnée; en quelque six mois, le virus tue, selon certaines estimations, 50 millions de personnes. Elle n’a d’espagnol que le nom. La pandémie n’y a nullement son origine, mais c’est dans ce pays alors neutre, où le conflit n’impose pas de censure à la presse, que naît la prise de conscience d’une crise sanitaire majeure.

On a coutume de dire qu’en quelques mois, la grippe espagnole a fait davantage de victimes que la Première Guerre mondiale en plus de quatre ans. Cette comparaison fait-elle sens à vos yeux?
Au regard des chiffres, cette comparaison est correcte: la Grande Guerre a fait, officiellement, 9 millions de victimes. Mais la juxtaposition de ces chiffres néglige certains points. Si le conflit est bien mondial, il l’est davantage par l’origine des différents contingents, dans le contexte colonial, que par la géographie du théâtre des opérations qui se sont déroulées principalement en Europe, sur les fronts ouest et est. La pandémie, elle, a submergé tous les États, quel que soit leur degré d’implication dans le conflit. En France par exemple, les 250 000 victimes de la grippe ont été en quelque sorte diluées dans les 1,4 million de victimes de la guerre et de son cortège de destructions et de traumatismes. Les États-Unis ont participé sur le tard à ce conflit éloigné de leur sol; la population y a donc davantage été marquée par la pandémie. Pour résumer, on pourrait dire que certains pays ont érigé des monuments en hommage aux morts de la guerre, d’autres en mémoire de ceux de la grippe. C’est une clé de lecture importante.

Le virus de la grippe était alors inconnu – il n’a été identifié que dans les années 1930 –, les traitements faisaient donc défaut.

La grippe espagnole reste toutefois indissociable de la Première Guerre mondiale...
En effet, ce contexte particulier a favorisé la pandémie à bien des égards. Afin de ne pas révéler un état de faiblesse potentiellement profitable à l’ennemi, la censure a fait obstacle à la libre circulation de l’information sur le sujet. L’indispensable déplacement des troupes et les permissions nécessaires au maintien de leur moral ont rendu caduque toute idée de cordon sanitaire ou de quarantaine. Cette mobilité était en outre favorisée par l’accélération des transports de l’ère industrielle. La gravité de la situation a encore été accentuée par la nature même de la maladie: le virus de la grippe était alors inconnu – il n’a été identifié que dans les années 1930 –, les traitements faisaient défaut. De plus, la maladie ne s’installait pas durablement dans une région; elle y faisait une flambée de victimes, disparaissait avant de réapparaître ailleurs dans une progression sans logique apparente. Enfin, le terme même de grippe, synonyme de maladie saisonnière bénigne n’aidait pas la population à en réaliser la menace.

Peut-on dès lors parler d’épidémie de guerre?
Non! Guerres et épidémies ont toujours fait bon ménage. Du XVIe au XIXe siècle, on peut dire que les épidémies trouvent un terrain favorable dans le sillage des troupes. Les maladies, comme le typhus ou le choléra, sont le fait de conditions hygiéniques déplorables couplées à la promiscuité qui caractérise la vie des soldats. Grâce aux avancées du pastorisme et à une prise de conscience de la problématique sanitaire des maladies infectieuses par les autorités militaires, la Première Guerre mondiale a longtemps été épargnée par ce phénomène. Cruelle ironie donc que ce virus qui, suite à une mutation aléatoire, apparaît dans les derniers mois du conflit. La guerre n’est donc pas à son origine mais a facilité sa propagation.

Quels enseignements a-t-on tirés de cette pandémie?
Dans un premier temps, la grippe espagnole a été vécue comme un phénomène contre lequel il était impossible de lutter et dont on ne connaissait pas le vecteur: du point de vue des autorités sanitaires, la parenthèse s’est donc refermée une fois l’épidémie achevée. Il restait à en faire l’histoire. Dans les pays qui avaient pris part au conflit, les historiens se sont surtout intéressés à celui-ci. Dans le reste du monde, c’est le manque de données démographiques qui a entravé son étude. La pandémie a donc longtemps été davantage un enjeu de mémoire, plutôt que d’histoire.

Les choses ont changé au début des années 2000 face à la crainte de pandémies grippales (grippe aviaire A-H5N1 en 2004, grippe A-H1N1 en 2009) ou non grippales (SRAS en 2002, virus Ebola). L’étude de la grippe espagnole a suscité l’intérêt des scientifiques, qu’ils soient historiens ou paléovirologues. Des recherches menées au Spitzberg ont permis de retrouver et d’analyser les virus de 1918 prélevés sur les corps de victimes préservés dans le permafrost. Si tous les spécialistes s’accordent à dire qu’une nouvelle pandémie grippale est inéluctable, la situation a bien changé depuis la Grande Guerre: le virus est connu, des traitements existent – en particulier pour atténuer les complications grippales – et un système de veille sanitaire performant est en place. De l’autre côté de la balance, l’avion a remplacé le train, favorisant d’autant la vitesse de propagation des vecteurs de maladies.  —

Jeudi 22 novembre — 18h30
La pandémie de grippe espagnole (1918-1920). Une guerre dans la Grande Guerre par Anne Rasmussen
Uni Bastions, salle B106