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1940-04-20, Henry Corbin à Denis de Rougemont

Cher vieux Denis,

Je ne peux te dire avec quelle joie j’ai reçu ta longue lettre. Tout d’abord, nos plus affectueuses félicitations et nos vœux pour la petite Marie-Martine. Elle fait son entrée dans un monde plus caduc et sublunaire que jamais ; mais demain peut-être les « jeunes » oublieront tout ce que les « vieux » nous ont préparé, à nous, de bêtises, de cruautés et de non-sens. Mes chers amis ! que vous voilà avec de grandes responsabilités, mais de non moins grands espoirs. Nous les verrons grandir ensemble. Donnez-nous bientôt d’autres nouvelles de Cigogne.

Tu dis tant de choses dans ta lettre, comment répondre ! Merci de tout ce que tu me dis sur Hermès. Évidemment que j’avais pas mal travaillé à ce cahier, et essayé, avec discrétion et sans en avoir l’air, d’y faire tenir tout mon microcosme. Je me réjouis que tu y aies trouvé une substance solide ; quelques autres lettres m’ont récompensé aussi, et un pareil moment est évidemment une pierre de touche pour juger de l’intérêt éternel ou passager de ce dont on s’occupe. Nul doute, cher vieux Denis, que nous savourons presque heure par heure la joie d’être ici. Tu sais comment nous avions été pris de court au mois d’août. En voyant Cigogne à son passage, nous avions dit combien la pente était dure à remonter. Mais le miracle s’est produit à la fin d’octobre. Ayant quitté Paris, après deux mois de guerre, nous eûmes l’impression de tomber ici dans un autre monde. C’était extraordinaire. Cher, cher vieux, comme je comprends chacune de tes lignes et entre chacune d’elles. Nous avions éprouvé tout cela. Et maintenant ? Impossible pour nous, Orientaux, de savoir que sera demain. Mais l’instant est si beau ! Au programme, je crois bien que nous sommes ici jusqu’en janvier 1941.

[p. 2] Naturellement, il faudrait commencer par te faire le point de ma Weltanschauung. On en bavardera plus tard. Je t’assure que contemplée du haut de Byzance, toute l’histoire du monde — son histoire sacrée et son histoire laïque — prend un sens auquel on est rarement attentif en Occident. Le temple de la « Sagesse éternelle » est une pure merveille, et une source inépuisable de méditations. Tout ce que je t’esquissais un soir d’orage à la Closerie des Lilas, s’est affermi ici. Je regrette de n’avoir pas eu le temps de prendre contact avec les amis de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Y sont-ils toujours ? Ici, j’ai les contacts les plus cordiaux avec les orthodoxes. Leur présence et sa signification est naturellement ignorée des touristes. Mais au « Patriarcat », c’est si modeste, si familier, si dépourvu de tout apparat, on éprouve tout d’un coup, avec une violence « perforante » (comme tu dis) que le pape de Rome est vraiment l’Antichrist. — À cela, plus tard. En attendant, l’École de théologie orthodoxe est située à Constantinople, tout en haut d’une colline, parmi les pins et les mimosas, dominant la mer de Marmara. C’est un des plus beaux paysages du monde. En une heure de bateau, on y est. Mais naturellement, à l’heure actuelle, le siège de l’activité théologique est en Grèce même, où il y a des choses et des personnalités fort intéressantes. Si le monde tient toujours debout, j’ai l’intention d’y aller très prochainement.

Me voilà tout naturellement amené à te répondre sur les projets de l’éditeur Fayard. Naturellement que j’y tiens, et toujours, et plus que jamais ! Je ne demande pas mieux que d’assumer une part de responsabilité dans le volume consacré à l’Orthodoxie, et je t’esquisse un projet très concret. Tout à fait d’accord sur la nature du volume, telle que tu me la décris. Il faut que ce soit un monument de la Subjectivité qui est Vérité ! — Donc je peux très bien concevoir le livre et en assumer les affirmations, mais je préfère, vue sa complexité, ne pas être seul à le réaliser. D’autre part, il vaudrait mieux éviter un Russe, car les Français diront encore : c’est une affaire concernant ces bons orthodoxes russes ! Si même les Uniates ne s’en mêlent pas. Or il y a un homme à qui je pense, avec qui je suis en relations suivies, et qui ferait [p. 3] merveilleusement l’affaire. C’est le hiéromoine Alexis van der Mensbrugghe. C’est un homme qui a tout juste 40 ans ; il est de ceux qui d’Array passèrent tout droit à l’orthodoxie. J’ai lu un de ses livres : From the Dyad to the Triad. C’est une des plus fortes choses de théologie et de métaphysique que j’ai lues là-dessus, admirablement basé sur les Pères Grecs. Je peux donc lui proposer d’entrer en collaboration, et je suis sûr qu’il acceptera. Je le fais d’ailleurs dès maintenant, et je te tiendrai au courant (il vit actuellement en Angleterre). On aurait aussi une œuvre directement produite en langue française, et je t’assure que cela aurait ainsi une portée. D’autre part, comme il s’agit d’un bouquin de 400 pages et qu’il serait souhaitable d’avoir enfin au moins une fois le témoignage d’un Grec de Grèce, je connais un jeune type qui pourrait apporter dans tout cela la note historique et panoramique byzantine. Comme je te l’ai dit plus haut, je compte faire un tour à Athènes et au mont Athos d’ici quelques semaines. Tu peux donc dire à de Traz que ça tient. Quant au délai, je me demande si avec le patatras actuel il est sage d’en fixer. Notre devoir est de faire tous nos projets pour les constructions de demain ; mais on ne peut rien édifier avant la fin de ce patatras d’enfer. Sera-ce cette année ? À en croire les augures du fer, ça devrait l’être.

Au fait, peut-être bien t’avais-je déjà parlé du hiéromoine Alexis. Je ne sais plus. L’an dernier, je n’osais pas encore prendre part au volume sur l’orthodoxie. Maintenant je n’hésite plus ; ça me va tellement mieux qu’un livre sur l’islam, puisque dans celui-ci je connais surtout les hérésies. Mais tout de même il faut maintenant le projet d’un livre sur la Religion d’Hermès ; mieux encore, je voudrais appeler cela : « Les Prophètes grecs ». Je t’enverrai le schéma, si tu le juges utile.

Pour l’islam, je voudrais proposer qu’enfin on mette les points sur les i, et qu’on cesse de le considérer comme un tout indifférencié. Il faudrait deux livres : l’un sur l’islam chiite, l’autre sur l’islam sunnite. Pour le premier, tu peux t’en faire une petite idée par la « Note sur l’Ismailiyya » de S. Pines dans Hermès. C’est tellement complexe qu’il n’existe encore aucun exposé d’ensemble. Mais Pines pourrait [p. 4] être l’homme capable d’une telle esquisse. Pour l’islam sunnite, on pourrait demander à Henri Laoust (un élève de Massignon) car pour Massignon lui-même, il n’y a nul espoir. Non seulement il est actuellement Commandant, mais son peu de temps libre, il le consacre à la 2e édition du monumental Hallaj. — Il est venu ici en février, venant d’Égypte. Nous avons eu quelques moments très agréables. Je l’ai emmené dans une trentaine de vieux sanctuaires byzantins qu’il ne connaissait pas, et il était un peu stupéfait de les découvrir avec moi. — J’y pense : qu’est-ce qui assurera l’unité spirituelle de la collection projetée. Il ne faut pas que ça ait l’air d’un déballage de marchandises étiquetées par l’éditeur, à prendre au choix. Connais-tu la très belle Phänomenologie der Religion de van der Leeuw (Groningen). J’ai toujours regretté qu’on ne traduise pas cela. Tâche de le voir (éd. chez Mohr, Tubingue). (Naturellement ce n’est pas moins qui entreprendrait cela !)

Ici, je travaille sur Sohrawardi, et je suis submergé sous les textes. C’est la Sagesse illuminative en Perse dont j’écris la « phénoménologie ». J’espère d’ailleurs pousser une pointe jusqu’à Téhéran (en passant par Trébizonde ; car j’ai aussi en tête quelque chose sur l’Empire des Grands Comnènes). Ma mission est également de collaborer avec les savants turcs, et je t’enverrai peut-être bientôt un petit machin très curieux.

Ravi que tu sois raccommodé avec Barth. Moi, j’attends encore. Mais je ne nierai jamais, naturellement, le service qu’il nous a rendu. Est-ce que tu vois Lieb ? — Au fond je suis de toujours et à jamais un métaphysicien (les calvinistes appellent ça tout de suite un « gnostique ». Mais tant pis pour eux). J’ai toujours creusé là-dedans, soit comme une taupe, soit comme un sîmorgh. Quand on m’a barré la route — « on », que ce fût Rome ou Genève — ça a toujours fait des catastrophes. En écoutant ici les lectures ou les Άκολουθία grecques, chaque mot (plus intraduisible souvent que Heidegger !) vous plonge en méditation sans fin. Et toi, cher, cher vieux Denys, tu es certainement aussi un métaphysicien.

Tous tes projets de livres m’intéressent fort. Quand traiteras-tu L’Assaut contre le christianisme ? Que diras-tu du bolchévisme ? Il y a un aspect qui n’a encore jamais été retenu en Occident, l’Occident, le premier coupable de cette affreuse tragédie.

J’espère que cette lettre aura un meilleur sort que celle qui fut perdue. Dis-moi si celle-ci au moins t’es parvenu. Puisse-t-elle donner bon courage, si tu en as besoin. Tout cela n’aura qu’un temps.

Offre les plus affectueuses pensées de Stella et les miennes, à Cigogne — et crois-moi, mon bien cher Denis, très fraternellement à toi.
Henry Corbin