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1933-11-07, Henry Corbin à Denis de Rougemont

Très Cher,

Voici une réponse qui s’est fait attendre de longs jours ! Je n’ai pas reçu pourtant sans une grande joie ta lettre bourrée de nouvelles d’instructions, et j’ai hâte de savoir comment se poursuit votre acclimatation dans votre île, si tu peux travailler, si cela rend, comme se comporte la Nature, etc. — Je me réjouis de ta collaboration régulière aux Nouvelles. Enfin nous pouvons peut-être commencer à nous faire entendre, et pour toi c’est une excellente impulsion.

Réglons tout de suite les questions administratives. Naturellement aucun obstacle pour l’adresse rue de l’Odéon, puisque les ballots peuvent arriver à Foi et Vie. La correspondance arrive ici et les mandats à l’occasion, lesquels je te transmets de suite, car tu es trop au courant des pourparlers avec l’imprimeur pour ne pas continuer ainsi. Je sais trop que je m’embrouillerai, d’ailleurs tu conserves le soin de la composition des numéros. Donne-moi donc ton avis : il faut faire un nouveau tampon, afin de recouvrir les anciennes adresses du [3/4] que l’on peut encore envoyer. Quel modèle préconises-tu ? Je proposerai par exemple ceci : [p. 2]

 

HIC et NUNC

Cahiers périodiques

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Secrétariat : M. H. Corbin

19, rue de l’Odéon, VIe

 

Bon ! Mais ne crois-tu pas qu’il nous faudrait alors revenir à une intuition primitive, et puisqu’un nom doit figurer, que les autres y soient aussi ? Type de L’Ordre nouveau : le nom du directeur et les noms du comité de rédaction ? Il me semble que cela serait beaucoup plus clair ainsi ? — Mon cher Directeur !

Quant au 5, voilà. Schmitt est reparti à Warburg samedi dernier. La dernière quinzaine a été harassante pour lui, il a fait à peu près tous les ministères, et il n’y avait plus moyen de lui parler de cosmologie. Or j’avais absolument besoin de ses articles pour déterminer le mien. Il m’a donc promis de me les adresser de Warburg, pour que je te les adresse en même temps que le mien. Je pense que cela ne va pas tarder.

Ta lettre m’a fait une très grande joie, car je découvrais entre les lignes de « longs projets et de vastes pensers ». — Ce que tu disais sur Descartes, parfaitement exact. Et si tu as des pressentiments sur notre « grande » Revue de plus tard, tu sais que l’on est là ! Mais pour le moment, il y a par exemple le Dr Dorten, la créature de Mangin, l’ancien chef du gouvernement séparatiste rhénan (sic !), qui se permet après-demain jeudi de faire à Pleyel une insolente conférence « De Luther à Hitler ! ». Le prix des places va même encore plus loin ! Il est scandaleux qu’une telle conférence puisse avoir lieu sans pouvoir être relevé par un bloc protestant uni, vigoureux, offensif. — Mais où sont-ils ? Pour nos étudiants en théologie, la théologie dont ils devaient vivre et [p. 3] et mourir est surtout la curieuse occupation de M. Will ou de M. Goguel. Mais on prétend être un pasteur, non un théologien. Qu’est-ce donc, que diable ! que d’être un pasteur ? Et nous avons des catéchumènes qui ignorent tout de l’histoire de la Réformation, pour qui le nom de protestant n’est qu’une appellation vague, parfois gênante, alors que cela devrait être pour nous la base fondamentale de la compréhension de notre existence ! Voilà ce que serait l’ontologie du protestant français ! si la théologie était enfin prise au sérieux. Et surtout dire à tous que ce n’est pas parce que l’on a un barthien en face de soi, qu’il faut tirer dessus, ou réciproquement. Viribus unitis. (Je fais exception pour les imbéciles, genre du revuiste de Kierkegaard dans le Christianisme social.) Ne crois-tu pas qu’il faudrait peut-être dire des choses comme ça dans le prochain Hic et Nunc ? Peut-être l’accrocherai-je à Théologie et culture, et porterai-je plus qu’avec l’analogie de l’être.

Il m’est venu en pensée trois groupes de réflexions :

1°/ C’est que l’Institut de coopération intellectuelle (re-sic !) aura peut-être dans x années établi ses documentations et ses dépouillements. Histoire, droit, géographie, sciences, sont les premiers servis. Est-ce que ce n’est pas nous qui dès maintenant devrions assumer la tâche d’Éphémérides théologiques (tout autre que les Annales de bibliographie théologique d’autrefois) où seraient dépouillées toutes les revues de théologie allemande, anglaise, américaines, etc. — C’est à la Fac. d’être le siège de cela (de créer ainsi chez elle des collections) et d’obtenir les envois des éditeurs. On saurait aussi [p. 4] ce qui se passe ; les efforts pourraient être stimulés, aiguillés, au lieu que tout croupisse dans l’insouciance.

2°/ Je me lamente toujours, et nous l’avons tant fait ensemble : les murs se couvrent des affiches de rentrée de l’Institut catholique. Quand et comment la Fac. sortira-t-elle de son sommeil, et pourra-t-elle [crayonner] un enseignement religieux qui lui soit propre. Cela, hardiment confessionnel ! Si au fond je me suis, à mon insu peut-être, lassé, lassé de la Fédé., c’est que le mot « protestant n’y est que chuchoté. On est « chrétien » tout court, c’est-à-dire une idée de chrétien ? un chrétien sans Église ? Pourquoi pas alors être théosophe ? Ce qui importe ce ne sont pas des groupes nombreux ; non.

3°/ Pourquoi nos hebdomadaires sont-ils tellement sucrés, édulcorés ? J’ai trouvé à la Bibliothèque la collection d’une journal d’autrefois qui s’appelait Le Protestant. Au moins, ce que l’on y disait portait sa marque d’origine, les gens pouvaient le réprouver ou y être gagnés, ils savaient à qui ils avaient affaire et qui « existait » là. Des fonds ! des fonds ! c’est entendu. Cela se trouve. Mais les hommes de cœur.

Mon petit Denys, je te dévide tout cela avec précipitation. Rien de nouveau sur ce sujet en somme. Mais n’est-ce pas là en somme tout ce vers quoi converge notre effort ! Quand je parle de cela à mon beau-père, il est enthousiasmé. Peut-être se décidera-t-on à ébranler les portes.

[p. 5] J’ai pas mal travaillé ces temps-ci. J’ai attaqué l’énorme Historismus de Troeltsch. C’est indigeste, mais il faut avoir lu ça, c’est tout le drame qui s’y joue. Conversion (Wendung) ontologique et nouveau sentiment du temps, vont ensemble. C’est ce qu’il importe d’analyser. Le livre Glauben und Verstehen de Bultmann contient des choses splendides.

Nous avons entendu la semaine dernière aux Champs-Élysées les chœurs (à voix égales) de la grande synagogue de Berlin. Polyphonie extraordinaire. 25 hommes chantant sans partition. Toute la notion du psaume là-dedans.

Peut-être faut-il que je m’arrête ici. Donne bientôt d’autres [p. 6] nouvelles. Veux-tu transmettre à Cigogne les amitiés de Stella avec mes propres hommages ? Comment vous trouvez-vous ? Souvent nous parlons de vous et nous tâchons de nous imaginer la vie de nos chers solitaires.

Pensons-nous les uns les autres, cher Denys.

À quand ? — À toi du fond du cœur.
Henry Corbin