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1961-02-05, Henry Corbin à Denis de Rougemont

Cher vieux Denis,

Je suis très ému de ta lettre et je t’en remercie de tout cœur. Puissent quelques autres trouver comme toi le chemin au cœur de la « Terre céleste »… J’ai l’impression qu’on peut l’espérer.

Comment répondre à toutes les questions en quelques lignes ? Tout d’abord je suis soulagé et je te dis mes félicitations. Si tu t’es libéré de toutes ces « jalousies dogmatiques », alors tu es sur la Voie. Car c’est la condition première.

Je discerne la question qui te trouble, et il me faut te dire ceci : Fravarti et Dâenâ sont toujours du féminin. Les femmes mazdéennes ont leur Fravarti et leur Dâenâ, lesquelles sont invoquées avec les autres. Ce sont toujours, elles aussi, des entités féminines. Il y a à cela des raisons très profondes, et qui éclairent merveilleusement l’horizon de l’Essentiellement-Féminin. Mais il me faudrait, je le crains, tout un chapitre pour le préciser, y compris en termes de Jung. Il y a un rapport qui ne s’inverse pas. Ne dirait-on pas que tu cherches pour le petit mâle quelque revanche par la bande ? Nous sommes si loin de cela. Je ne dirai pas comme toi que la femme, en période patriarcale, a perdu la vision de son Ange. Mais je vois la situation que tu éclaires indirectement par là. Une situation dont la responsabilité retombe sur nous les hommes (au masculin). C’est-à-dire qu’il y a une Face que la femme ne nous montre plus (sauf à quelques-uns). Il y en a qui l’ont vue [p. 2] jadis ; on ne peut vraiment les rendre responsables si aujourd’hui d’autres n’en voient que la caricature. Je ne vois rien dans notre monde actuel qui ressemble à Tristan ou à Majnûn ; je ne sais même pas si notre monde peut réellement les imaginer. Je ne ferai pas aux producteurs de film l’honneur de parler en même temps des troubadours. Les producteurs de films n’ont rien à voir avec eux ; ils sont l’image symétrique et inversée des canonistes et moralistes qui ont tout empoisonné. Je crois bien avoir dit l’essentiel dans mon Ibn Arabi et dans mon Jasmin de Rûzbehân.

Au fond, vois-tu, ma conviction est qu’on ne peut se rendre libre pour considérer ces choses qu’en se libérant du christianisme des Églises et de leur dogmatisme. Le christianisme officiel des Églises est une religion abominablement patriarcale ; ou l’on en sort ou l’on s’y empêtre. Mêler l’amour avec ce christianisme — là est une sinistre plaisanterie.

Cher, cher vieux Denis ! Je ne peux pas t’en écrire davantage. Quand venez-vous à Paris, que l’on ait une soirée ensemble ? Bien reçu la carte de Nanik. Dis-lui, je te prie, mes hommages amicaux avec toutes les pensées de Stella.

À toi fidèlement et amicalement.
Henry Corbin