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1974-03-29, Henry Corbin à Denis de Rougemont

Cher Denis,

Nous voici à l’âge où nous ne correspondons plus que par nos livres. C’est déjà énorme, sans doute, mais l’on n’en désirerait pas moins de temps en temps un petit contact personnel. Que ces quelques lignes en soient les prémices, et qu’elles le soient avant tout pour te remercier du Tristan et Iseut. J’ai beaucoup aimé ta préface. Tu évoques fort à propos la Daênâ mazdéenne. Cette fois tu y es. J’espère que tu auras bien reçu la partie française des Traités des chevaliers. Il y aura bientôt dans les Mélanges H. C. Puech, « Une liturgie chiite du Graal ».

Le Tristan nous est arrivé à Téhéran où nous sommes restés cinq mois cette année (nous ne sommes revenus que le 25 février, un peu fourbus). La raison en fut la petite (ou grande) cérémonie au cours de laquelle l’Université de Téhéran voulut me faire « Professeur honoraire ». Il fallait arriver à mettre tout le monde d’accord sur une date, y compris mon vieil ami le Premier ministre. C’est un genre de problèmes généralement plus difficile à résoudre que celui de la première traversée de l’Atlantique.

Enfin tout a eu lieu, grandiosissimo (le 19 février). On m’a revêtu d’une robe splendide, échangé des discours et remis une maquette des « Mélanges Corbin ». Une maquette, car si la partie persane est achevée, la partie européenne est encore à l’état de placards. Les Iraniens ont corrigé les deux premières épreuves (comme ils ont pu) et les auteurs vont recevoir bientôt les troisièmes épreuves.

C’est ainsi que j’ai pu prendre connaissance de ton « papier ». Merci de tout cœur. (Avais-je dit « hérétiques » ou « joachimites » de tous les pays ? Je ne sais plus. Peu importe.) La partie française est très sèche ; y alternent les travaux d’érudition et les papiers personnels comme le tien et comme il y en avait besoin. Puis-je te confier cependant un fait qui me préoccupe. Tu écris quelque part : « Né catholique… » ce qui est vrai, mais qui ne concerne que moi-même ou mes plus proches amis comme toi. Ces deux petits mots m’exposent à un tas de questions, en Iran ou ailleurs, auxquelles je n’ai aucune envie de répondre pour le moment. Je le ferai un jour dans mes « Mémoires » si je les écris. Pour le moment, verrais-tu [p. 2] un inconvénient à ce que je te suggère (autant que je me rappelle le contexte) de remplacer ces deux mots : « Né catholique », par « bien que non luthérien de naissance » (par exemple) ? Merci de ton cœur si tu y consens.

Et toi-même où en es-tu dans le « cursus honorum » ? Et quels sont les grands projets ? Vois-tu : la petite suggestion que je viens de te faire doit te mettre à l’aise, car je ne suis pas du tout devenu pour autant un musulman. Ces conversions vont à l’encontre de ce que cherche un ésotériste. Je reste un Occidental. Il fallait un Occidental pour faire mes quatre volumes Gallimard. Et le plus beau c’est que les Iraniens sont les premiers à le proclamer. Alors, c’est peut-être une raison de ne pas désespérer complètement, au milieu de la débâcle actuelle de notre Occident. Si nous nous laissions submerger, il n’y aurait personne dans le monde d’aujourd’hui pour prendre la relève… C’est pourquoi le gouvernement iranien a décidé de fonder un « Institut iranien de philosophie », ce qui va me faire aller en Iran encore quelques années. Comme aux Hautes Études, nous avons le privilège de pouvoir continuer jusqu’au dernier souffle, le mot « retraite » est un peu illusoire. Actuellement je prépare une grosse Anthologie de Sohrawardi pour [Illisible]-Fayard. Les 4 volumes Gallimard devraient être suivis de deux autres à peu près faits…

Le malheur est qu’avec les autoroutes nous n’effleurons plus jamais Genève ni Ferney (nous avons eu plaisir à connaître les Petitpierre à Téhéran). Nous descendons droit du Jura sur Lausanne et Vevey, et revenons par la Savoie. Alors cela peut durer… Donc promesse : à votre prochain passage à Paris, donnez au moins un coup de téléphone ; que l’on reprenne contact au moins verbalement, si vous êtes trop bousculés. À part de courtes absences, nous ne bougerons guère de Paris jusqu’au début d’août. Mais il y a toujours l’imprévu.

Alors à bientôt des nouvelles et peut-être une rencontre, cher vieux Denis. Tous les affectueux messages de Stella et mes hommages amicaux pour Nanik. Comment allez-vous l’un et l’autre ?

Très amicalement et fidèlement à toi.
Henry Corbin