[p. 1]

1952-10-02, Stella et Henry Corbin à Denis et Nanik de Rougemont

Mes chers Amis,

Voici 15 jours que nous dînions si gaiement avec vous !… Ce fut notre dernier adieu à l’Europe, aux amis et nous vous en savons gré de lui avoir donné ce ton d’amicale gaieté. Le passage à Beyrouth fut moins plaisant ; il y faisait étouffant à 6 heures du matin et le premier contact avec la foule orientale n’est guère pittoresque maintenant que la casquette est l’uniforme interasiatique. Mais le temps depuis Genève jusqu’à Téhéran fut idéal et la longue nuit dans l’avion nous a permis d’évoquer tous les détails de notre brève rencontre.

Votre idée fut charmante, merci encore.

[p. 2] Ici la vie semble calme, bien que rien ne soit résolu et que l’on n’ait pas très envie de traîner dans les rues. Heureusement le jardin, la maison sont jolis et l’on s’y sent bien chez soi.

Henry s’est remis au travail avec toute l’ardeur que lui donne l’été européen ; le rythme téhéranais vous reprend avec son dur labeur solitaire pour Henry et les sorties, parfois agréables, parfois bien conventionnelles et quelconques. Nous nous partageons entre un milieu authentiquement persan et le tout Téhéran gouvernemental et diplomatique. Mais je deviens de moins en moins mondaine et je soigne mon jardin avec amour.

Nanik, envoyez parfois de vos nouvelles, cela nous fera grand plaisir. Denys a-t-il terminé son livre ? Les enfants s’organisent-ils bien à Ferney ? Et le Brésil ?

Dès qu’il fera moins chaud je songerai au caviar, d’ici un mois.

Nous espérons de tout cœur que tout va bien pour vous et qu’il n’y a plus aucune inquiétude à avoir de cette intoxication qu’a subie Denys. Vous recevrez bientôt (dans 5 semaines) un livre de Henry — son Sohrawardi.

Mille amitiés de
Stella
Très chers Amis !

Oui ce dîner à la sauvette à Genève fut merveilleux. Ce fut un de ces instants fugitifs où l’on savoure toute la douceur d’une vieille amitié, tout ce que l’on porte ensemble au cours de cette peregrinatio vitae. Merci encore, car ce sont ces heures-là qui donnent la force travailler ici. Il fait beau : ciel bleu et chaleur. Mais détresse et angoisse chez tous. N’ayez pas peur du Sohrawardi ; il y a 450 pages, mais seulement 104 en français. Lisez entre les lignes, surtout à la fin. J’y ai mis beaucoup de choses. Et puis cela fera bien dans la bibliothèque.

À l’an prochain, cher Denis, chère Nanik. Bon travail. De tout cœur à vous.
Henry