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1933-10-28, Denis de Rougemont à Henry Corbin

Mon vieux,

J’aurais bien aimé te revoir avant notre départ, particulièrement au sujet de H. N. J’ai proposé à Maury de le domicilier à Foi et Vie. Maury dit qu’il ne peut pas, n’étant que locataire de la Société, introduire une autre revue dans la maison. Refus catégorique. Il ne reste donc qu’une solution : faire déposer les gros du stock à Foi et Vie (en demandant à Mme Labeille, qui s’occupe du secrétariat, tous les matins avant 11 heures, où on peut déposer les ballots) ; donner pour adresse de la rédaction 19 rue de l’Odéon ; donner pour adresse des paiements la tienne, en nom propre, et préciser que les versements ne doivent être faits qu’à ton nom. Tout compte fait, c’est le plus commode pour toi. Tu pourras très bien aller à Foi et Vie pour faire l’expédition des numéros 5 et 6 aux abonnés. Pour les demandes de numéros, qui arrivent très souvent, et les nouveaux abonnés, il suffira que tu aies chez toi une dizaine de numéros en dépôt. Tu recevras le courrier et les imprimés chez toi, et il te sera plus facile d’y répondre (c’est d’ailleurs fort peu de choses). Tu recevras aussi de temps en temps la visite d’un coureur de la Maison du Livre ou des Messageries Hachette. Il faudra le faire payer séance tenante, moyennant la réduction de 10 % ou 20 % [p. 2] qu’on fait aux libraires-commissionnaires.

Maintenant, il reste un certain nombre de numéros 2 à mon bureau rue Mabillon. Et j’ai mis dans un tiroir que Lauga t’indiquera tous les documents nécessaires à l’administration : cahiers d’abonnés, de services, comptes, dossiers.

J’attends avec impatience les articles de Schmidt et le tien pour faire la maquette du n° 5 et l’envoyer à Constant. Il faudrait paraître en novembre et songer au numéro 6 sans retard, de façon à boucler notre année en janvier au plus tard.

— La première semaine ici a été consacrée à notre installation et à des promenades et pêches. Maintenant, je me mets au travail. Il fait froid et assez vilain, mais je crois que ça va être dans l’ensemble, un bon hiver pour nous. J’ai l’impression de recommencer mes études, de ne pas savoir le quart de ce qu’il faudrait savoir pour écrire autant que je le fais. Je m’attelle aujourd’hui à un grand article sur Barth pour les Nouvelles littéraires. Le jour de mon départ, Martin du Gard m’a chargé d’une chronique mensuelle des livres protestants dans son canard. Il y sera question de Hic et Nunc sous les prétextes les plus divers.

Je me suis aussi enfoncé dans Descartes, et dans la réfutation de sa théodicée par Monsieur Maritain. Il résulte de tout cela que Descartes est le plus nuisible de nos auteurs, que Maritain l’a fort bien montré, mais qu’il paraît ignorer absolument le fait de la Révélation. Barth les met tous deux dans sa poche en un tournemain, lorsqu’il parle de l’argument ontologique. Tout de même, dans quel maquis de faux problèmes se débat la philosophie française ! Cela nous laisse espérer de beaux malentendus lors de la séance sur Barth chez Brunschvicg, le 23 décembre. Je serais content de placer à cette occasion quelques remarques sur St Anselme et ses commentateurs. — Et je vais ouvrir des perspectives nouvelles pour notre grande revue…

Réponds-moi vite au sujet de l’adresse de H. N. Et que ce soit oui et d’accord.

Toutes nos amitiés pour toi et Stella. Écris-moi bientôt !
D. de Rougemont