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1946-09-21, Denis de Rougemont à Henry Corbin

Mon cher vieux gnostique, quelle joie de revoir ton écriture, d’avoir un signe direct de ton existence ! Je l’ai reçu à Genève, dans le brouhaha des « Rencontres internationales » où neuf conférenciers, dont j’étais, confessaient en public leur notion de l’Esprit européen. Il s’est trouvé que Jaspers en allemand a dit à peu près les mêmes choses que moi en français, ce dont je suis aussi heureux que fier. Je suis venu m’enterrer ici pour terminer quelques livres, et je compte être à Paris vers le 20 octobre. On va donc se voir ! Je repartirai pour New York au début de novembre. J’y ai laissé Simonne et mes deux enfants. Hélas, il m’est difficile de dire encore « Cigogne », car elle a bien changé, et à cet égard notre vie a été tristement ratée en Amérique. Mais je t’en parlerai. Pour le reste, tout va très bien pour moi : travail, ouvertures sur le monde, et même argent. J’ai toute une bibliothèque à paraître ces temps-ci, en France et dans 10 autres pays.

Es-tu devenu soufi, orthodoxe ou manichéo-boehmien ? Moi, plus simplement, [p. 2] anglican. Un vrai maniaque de la liturgie. Nos barthiens-comme-devant me regardent d’un air inquiet, vaguement réprobateur. De plus, j’ai inventé une méthode de lire les cartes dont je me promets bien de te faire la victime.

Mais n’anticipons pas trop sur les longues conversations dont je me réjouis tant.

Je pense que tu as eu le temps de te rendre compte des dégâts dont tu es responsable par ta traduction de Heidegger, et que devant l’existentialisme du VIe arrondissement tu t’es déjà écrié : Das hatte Ich nicht gewollt !

Enfin… à très bientôt ! Et en attendant je vous embrasse tous les deux.
Denis de Rgt.