Journal n°140

"Un bébé n'est pas une page blanche"

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Test de reconnaissance faciale dans le cadre du Babylab de l'UNIGE. Photo: K. KARUNAKARAN

Que se passe-t-il dans la tête des bébés? Il y a encore quelques années, cette question ne pouvait donner lieu qu’à des réponses spéculatives et théoriques. Grâce aux progrès de l’imagerie cérébrale et à ceux de l’analyse comportementale, les psychologues sont maintenant en mesure d’apporter des éléments nettement plus précis et concrets. Leurs travaux tendent ainsi à montrer que l’acquisition de certaines compétences cognitives et affectives est beaucoup plus précoce qu’on ne le pensait jusqu’ici. Outre leur intérêt purement scientifique, ces nouvelles connaissances revêtent toute leur importance pour le traitement des troubles du spectre de l’autisme, car elles permettent des interventions cliniques plus adéquates et surtout plus précoces, à un stade où la plasticité cérébrale est la plus grande, avec des résultats probants.

Le 25 janvier prochain, Gislaine Dehaene-Lambertz, pédiatre et directrice de recherche au CNRS, fera part de ces avancées à l’occasion d’une conférence publique sur le développement des facultés cognitives chez les tout-petits (le 25 janvier à 18h30 à Uni Dufour). Celle-ci aura lieu dans le cadre du Symposium 2018 du programme de recherche national Synapsy, qui étudie les bases biologiques des troubles psychiatriques.

Dans la même lignée de travaux, la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation a mis sur pied le Laboratoire du développement sensori-moteur, affectif et social (SMAS). Objectif: mieux connaître comment et à quel moment les enfants acquièrent des compétences émotionnelles et cognitives, et de quelle manière ces dernières évoluent. Une part importante de ce travail passe par l’étude du comportement des tout jeunes. Raisons pour laquelle les chercheurs de l’UNIGE ont créé en 2013 un Babylab, qui a accueilli depuis plus de 500 bébés. Les scientifiques utilisent en effet aujourd’hui des instruments d’observation dont ils ne disposaient pas il y a vingt ou trente ans. C’est le cas notamment de l’eye-tracking. Cet outil permet d’enregistrer de manière très précise les mouvements oculaires du bébé lorsqu’il est placé, par exemple, devant un visage, en suivant précisément les traits qu’il regarde. Les chercheurs disposent alors d’indicateurs sur sa capacité à reconnaître et à différencier des états émotionnels.

D’emblée, le bébé comprend l’importance des signaux émis par les visages afin d’établir un lien avec les personnes qui l’entourent et dont dépend sa survie

«Le grand avantage de ce type de dispositif est qu’il nous permet de nous passer entièrement de consignes verbales», souligne Édouard Gentaz, directeur du SMAS. Le bébé est confortablement installé devant un écran sur lequel défilent des images, il peut aussi entendre des voix et ses réactions sont enregistrées. Par ce biais, les chercheurs peuvent tester ses «préférences», en mesurant un «temps de fixation relatif». Ils présentent au nouveau-né deux images, l’une d’un visage souriant, l’autre en colère, par exemple. Si l’enfant passe un temps plus ou moins égal à regarder les deux visages, il est impossible de conclure à une préférence. En revanche, s’il regarde nettement plus longtemps l’un d’eux, les chercheurs peuvent affirmer qu’il est capable d’établir une différence entre les deux images.

«Neuf minutes après sa naissance, le bébé affiche une attirance très marquée pour les visages au détriment des autres formes de son environnement», explique Édouard Gentaz. D’emblée, il comprend l’importance des signaux émis par les visages afin d’établir un lien avec les personnes qui l’entourent et dont dépend sa survie. Jusqu’à 9 mois, les nouveau-nés s’hyperspécialisent même dans la reconnaissance faciale.

Les bébés apprennent à se désintéresser des formes fixes et répétitives dans leur environnement pour se concentrer sur ce qui est inattendu ou inhabituel.

L’imagerie vidéo permet d’obtenir des données à des stades de plus en plus précoces. Doctorante, Amaya Palama cherche à pousser la limite en étudiant le «temps de fixation» sur des bébés de 1 à 6 mois. Avec les nouveau-nés jusqu’à 3 mois, elle doit pour cela recourir au décodage vidéo standard, car à cet âge les yeux sont trop petits pour que l’eye-tracking fonctionne correctement. En associant des voix joyeuses ou colériques à des visages exprimant des émotions similaires, elle mesure la capacité des tout-petits à faire le lien entre la voix et le visage qu’ils entendent et leur capacité à moduler leur temps de regard en fonction de la voix entendue.

«À 6 mois, un bébé fixe plus longtemps un visage de colère après avoir entendu une voix joyeuse», constate Amaya Palama. Cela s’explique en grande partie par un autre marqueur précoce qui intéresse les chercheurs: l’attirance pour la nouveauté. Très rapidement, les bébés apprennent en effet à se désintéresser des formes fixes et répétitives dans leur environnement pour se concentrer sur ce qui est inattendu ou inhabituel. Les psychologues parlent d’habituation pour décrire ce phénomène. Les études montrent que les nouveau-nés ont donc très tôt une mémoire, puisqu’ils sont capables de mémoriser des éléments répétitifs pour les mettre au second plan de leur attention.

Nos travaux montrent l’énorme potentiel dont nous sommes tous dotés à la naissance

«Un bébé n’est pas une page blanche, constate Édouard Gentaz. Il arrive avec ses capacités et ses spécificités, ce qu’on appelle un tempérament. Certains nouveau-nés pleurent beaucoup, d’autres moins. Parmi les enfants d’une famille exposés à un même événement, certains subissent un traumatisme tandis que les autres l’oublient. Par rapport à l’approche d’il y a 30 ou 40 ans, nous accordons par conséquent plus d’importance au facteur inné et précoce, ce qui devrait tranquilliser beaucoup de parents. Cela ne veut pas dire pour autant que tout est joué dès le départ. Au contraire. Nos travaux montrent plutôt l’énorme potentiel dont nous sommes tous dotés à la naissance. Ce potentiel est ensuite modelé en fonction de nos expériences, pour former nos personnalités uniques. Mais, il reste à tout moment possible de modifier une trajectoire.» —

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