Journal n°165 du 24 oct. au 7 nov. 2019

Léonard de Vinci, génie de la Renaissance récupéré comme héros de l’unité italienne

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Caricatures réalisées par Léonard de Vinci.

Génie de la Renaissance, Léonard de Vinci s’est éteint le 2 mai 1519. Pour commémorer les 500 ans de sa disparition, l’UNIGE organise un cycle de conférences, ainsi qu’une exposition (lire encadré). Professeur à l’Unité d’histoire de l’art (Lettres), Frédéric Elsig interviendra le 28 octobre, dans le cadre d’une conférence intitulée Les arts en jeu. Entretien

Le Journal: Comment présenter ce personnage si singulier?
Frédéric Elsig:
Léonard de Vinci est une figure protéiforme qui peut être traitée de mille façons, que ce soit par l’ingénierie, les mathématiques, la médecine, les sciences naturelles, le monde des idées... Son Traité de la peinture – qui n’a jamais vu le jour de son vivant – lui donne également le statut de théoricien des arts, bien qu’il ait surtout abordé ceux-ci, à commencer par le dessin, en tant que praticien. Léonard de Vinci a développé toutes ses facettes artistiques à partir de ce dernier et au travers de sa curiosité extraordinaire.

Léonard va tellement loin dans l’étude des expressions qu’il crée de véritables caricatures, un aspect très intéressant de sa production

Ses dessins ont-ils des spécificités propres?
Bien que le dessin commence à se vendre dès le XVIe siècle, Léonard de Vinci ne s’en est jamais servi comme une œuvre en soi, contrairement à Michel-Ange. Il l’utilise pour comprendre certains phénomènes, pour établir des plans ou encore pour préparer ses peintures, en détaillant mains, muscles et visages. Léonard va tellement loin dans l’étude des expressions – ce qu’il appelle les mouvements de l’âme – qu’il crée de véritables caricatures, un aspect très intéressant de sa production.

Sa curiosité extraordinaire lui a parfois joué des tours…
En effet. Grâce à la formation polyvalente qu’il a reçue dans l’atelier de Verrocchio à Florence, Léonard de Vinci est habile dans toutes les techniques. Mais il est aussi très expérimental. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a accusé des échecs retentissants, comme la Sainte Cène de Milan qui s’est détériorée très vite, même de son vivant. Mis en concurrence avec Michel-Ange pour réaliser une scène de bataille, il a par exemple utilisé un système de séchage accéléré constitué d’un brasier. Ce fut un fiasco total, la peinture a complètement fondu.

Le génie a donc ses limites?
Les échecs techniques comme les œuvres inachevées sont le revers de son génie. Les moines de San Donato à Scopeto lui avaient par exemple commandé une grande Adoration des mages, mais il a passé tellement de temps dans l’étude de la composition, de la perspective et de chaque visage que le tableau n’a pas avancé. Les moines ont d’ailleurs fini par se tourner vers Filippino Lippi. Ce cas est fabuleux pour comprendre le processus créateur de Léonard de Vinci, mais son génie a quand même quelques inconvénients pour les commanditaires.

Si Léonard est devenu un peintre hors du commun, c’est d’abord avec le mythe romantique du XIXe siècle qui fait du penseur qu’il était l’image idéale de l’artiste

Pourquoi Léonard de Vinci fascine-t-il autant?
Quand les Académies des beaux-arts voient le jour, Raphaël et Léonard de Vinci sont classés au rang des grands modèles classiques que doit suivre tout apprenti peintre. Mais si Léonard est devenu un peintre hors du commun, c’est d’abord avec le mythe romantique du XIXe siècle qui fait du penseur qu’il était l’image idéale de l’artiste. L’unité italienne en pleine formation s’empare alors du personnage en faisant de lui l’un de ses grands héros nationaux, la culture étant la clé de la cohésion de la nouvelle nation. La légende qui veut qu’il soit mort dans les bras de François Ier rend également ce mythe très important pour la France, qui voit en lui le père spirituel du bon goût à la française.

Que se passe-t-il par la suite?
L’exposition fasciste de Mussolini en 1939 renforce encore le mythe. Organisée par des historiens de l’art proches du régime, elle vise à mettre en évidence la préséance de la culture italienne et à revendiquer l’héritage latin de l’Europe, incarné par Léonard de Vinci. Enfin, le marché de l’art, qui connaît une grande expansion dans les années 1960-1970, fait de Léonard de Vinci une légende inclassable. Le phénomène est d’ailleurs devenu incontrôlable.

L’artiste a-t-il encore quelque chose à nous apprendre?
La diffusion de son style en Lombardie et en Europe est un domaine qui n’a pas encore été complètement exploré. Mais le phénomène Léonard est surtout révélateur des mécanismes en jeu dans le monde de l’art. Ces derniers mériteraient une étude en soi, qu’il s’agisse de la dérégulation du marché ou du rôle de certains musées qui cherchent à attirer un maximum de public plutôt qu’à faire évoluer la connaissance. —

LUNDI 28 OCTOBRE — 18h15
Les arts en jeu  par Frédéric Elsig
Philosophes, salle 201O